Ne faites qu’un avec les requins–baleines en Australie–Occidentale

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Nous partons en quête de silence, de solitude et de requins–baleines dans un coin reculé de l’Australie–Occidentale.

L’article « Récif de voyage » a été publié à l’origine dans le numéro de décembre 2017 d’Air Canada enRoute.

« Comment avez–vous abouti ici ? » je demande à Tiffany, entre deux fourchetées démesurément ambitieuses de salade de gambas. Nous sommes dans le pavillon principal du camp de safari Sal Salis, en Australie–Occidentale, où l’Hamiltonienne de 24 ans en est à sa première saison de travail. Elle est plus bronzée que tout Canadien serait en droit de l’être à cette époque de l’année. « J’ai googlé “coin reculé”, fait–elle, et j’ai trouvé cet endroit. »

Y a pas à dire. Perth, comme presque tout Perthien vous le déclarera d’emblée, est la ville la plus isolée du monde. (Et dans une certaine mesure, c’est vrai.) Tiffany et moi sommes présentement à 1200 km au nord de Perth, et à plus de 17 000 km de nos villes respectives de l’est du Canada. L’isolement n’arrive pas par enchantement… mais bon, tout l’intérêt est là. Et si le Canada ne manque pas de coins isolés, un itinéraire qui impose cinq correspondances, 40 heures de transport et une arrivée sous de tout autres cieux a le don de vous rendre écartée au carré. En ce premier jour, j’aperçois trois wallaroos et j’entends bien trop souvent causer de serpents. Tiffany, j’ai l’impression qu'on n'est plus au Canada, là.

22 avril 2020
Coucher de soleil au parc national de Cape Range en Australie
Sal Salis guide Damo Thomas avec une tasse de café
Mise en bush dans les dunes du parc national de Cape Range.
Bon matin, monsieur Finfin : Damo Thomas, guide de Sal Salis, savoure un café à l’aurore.

En fait, nous sommes à quelques kilomètres de la limite ouest du plateau continental australien. Aux 500 km2 de croûte calcaire accidentée et fendue de profonds canyons du parc national de Cape Range succèdent une mince bande de sable blanc immaculé et, au–delà, l’océan Indien. Ma tente est l’un des 15 abris en toile façon safari, hors réseau, qui se fondent dans les dunes de la péninsule North West Cape ; prochain arrêt, Madagascar. Il n’y a ni wifi ni service cellulaire dans ce coin de brousse, info que j’ai allègrement relayée à mes collègues quelques jours avant de partir : pas de courriels ! Mais aussi : pas d’Instagram avec ses clichés pièges à clics, style eaux turquoise, montagnes couleur rouille ou égoportraits avec kangourou. Pas d’appels sur Skype en fin de journée. Pas moyen de partager sa solitude.

Parlons vrai : ceci n’est pas un récit d’autosuffisance dans le bush à la Thoreau. Sal Salis est une destination de prêt–à–camper de luxe, avec une quinzaine d’employés et autant de clients en tout temps, la plupart étant attirés par sa proximité du récif de Ningaloo, le plus grand récif frangeant au monde. (Rien à voir avec un récif frangin, mon frère.) Faisant partie de la côte de Ningaloo, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, ce récif longe la côte d’Australie–Occidentale sur 260 km. Et on peut y aller à la nage depuis la plage de Sal Salis.

Tente en toile à Sal Salis en Australie
Vue aérienne des canyons de calcaire du parc national de Cape Range
Camping de luxe sous la tente, à Sal Salis.
À couper le souffle : vue aérienne des canyons de calcaire du parc national de Cape Range.

Ainsi, au lieu d’une hache, j’emprunte des palmes. Alors que je m’éloigne en pataugeant, un autre employé incroyablement hâlé m’avise de ne pas m’attendre au corail kaléidoscopique de la Grande Barrière ; ici les couleurs sont mates, mais « au moins, le récif est vivant de bout en bout » (une petite pique adressée au récif de l’est à laquelle je ne m’attendais pas). Quelques minutes plus tard, j’ai l’océan pour moi seule, ou du moins c’est l’impression que j’ai en repensant à ma dernière sortie en plongée libre, un coude à coude dans la barrière récifale mésoaméricaine. Flottant sur le ventre la tête à l’eau, je me demande de quoi j’ai l’air pour les élégants poissons iridescents qui virevoltent sous moi… d’une méchante étoile de mer géante et bouffie qui masque le soleil, j’imagine. Mais ma névrose ne résiste pas longtemps au tapage ininterrompu de la vie sous–marine. Un poisson–perroquet à museau rayé aux reflets de néon passe comme une flèche, suivi par un banc d’idoles mauresques avec quelques scalaires intrus, l’éclat des couleurs rehaussé d’autant par le sobre tapis de beiges, de vieux rose et de lavande du fond. Je fais la planche et dérive sur une centaine de mètres, avec une vue désormais monochrome : que du bleu, autour et là–haut.

Un wallaroo se dresse sur le côté de la route sur le terrain de Sal Salis en Australie
Passage de wallaroos : la faune sauvage abonde sur le territoire de Sal Salis.

Je viens d’une famille maritime. Ma mère est d’avis que si on ne tripe pas à fond dans l’océan, on a un vice majeur. Elle aimerait les gens à bord du Wave Rider, notre vaisseau pour la journée. Nous sommes huit sur cette sortie du voyagiste Live Ningaloo, dont une femme du nom de Kim et son mari, Peter, autres clients de Sal Salis. En maillot de surf élimé, cheveux décolorés par le soleil et traits marqués, Kim a des airs océaniques. Nous enfilons vaille que vaille nos combinaisons isothermiques en vue de plonger avec les plus célèbres habitants à temps partiel du récif (et les plus grands poissons actuellement sur Terre), les requins–baleines. Ces dociles filtreurs arrivent en mars, quand la pleine lune transforme le récif de Ningaloo en buffet tourbillonnant. Planulas de corail et nuages de krill s’amoncellent, ce qui attire d’autres espèces planctoniques ; puis viennent les requins–baleines, qui se nourrissent du plancton engraissé ; et enfin, arrivent les amants des eaux comme nous.

Un invité américain à Sal Salis en Australie
Un client américain embrasse le style de vie de la brousse.

Un avion de repérage à 460 m d’altitude envoie un message radio : un requin–baleine de 8 m est à 1 km de nous. On met les gaz et mon pouls s’accélère, l’excitation du groupe étant palpable, malgré tout le néoprène. À destination, nous nous dandinons jusqu’à la poupe et sautons à l’eau à la suite de notre guide. Comme ses équipiers, Nat, biologiste de la vie marine, est une pro du grand bleu (la santé du récif et des requins–baleines est leur principal souci) et elle nous rappelle de rester à 3 m de distance des poissons. (Pour limiter encore plus son impact, Live Ningaloo amène un maximum de 10 nageurs à la fois, même si son permis en autoriserait le double.) Dans mon euphorie, je suis la plus près du requin–baleine en approche. « Masques en place ! »

Une femme flottant dans l'océan en Australie occidentale
Une femme en tenue de plongée avec tuba
À la dérive dans l’océan à Sal Salis.
Une nageuse s’apprête à s’amuser comme un poisson dans l’eau.

Une grande silhouette trouble se précise, l’immense gueule de plus de 1 m béante pour un festin de plancton, comme si la bête était aussi surprise de nous voir que l’inverse. (C’est une femelle, apprendrai–je.) Quand ses nageoires pectorales passent devant moi, je me mets à nager à côté du poisson tacheté, aussi long qu’un bus londonien. En pâmoison devant le va–et–vient de son énorme queue ondulant de gauche à droite, j’adopte son rythme, mon battement de jambes devenant battement de dauphin. Nous nageons ainsi 15 minutes et, même si j’ai les muscles qui me brûlent, la bête me facilite la tâche (ou peut–être suis–je simplement dans son sillage). Finalement, elle entame sa plongée, et le gris de sa peau se fond dans l’opacité croissante des abysses. Bientôt, les taches claires de son dos s’estompent, et je ne suis pas sûre de toujours la voir. N’était–ce des visages émerveillés qui m’accueillent à la surface, je douterais presque de son passage.

Une méduse rouge dans les eaux entourant l'Australie
Un requin baleine nage à la surface de l'océan en Australie
Ce qui semble méduser… la méduse.
Arrêt sur prise : mesurant de 8 à 12 m, le requin–baleine est le plus gros poisson de l’océan.

L’horaire à Sal Salis est plutôt couche–tôt, lève–tôt, ce qui n’est pas difficile quand le temps se vit comme un des rythmes de la nature et non une suite de délais. Je me réveille à 4 h et saute du lit. Enveloppée dans une couverture tel un burrito, je m’installe dans le hamac de la véranda. La lune couleur tangerine, grosse et basse dans le firmament, se couche. Des étoiles inconnues, celles de l’hémisphère Sud, brillent là–haut, et j’essaie de me rappeler des détails futiles à propos du ciel, afin de faire la conversation avec qui, je ne suis pas certaine. La brise matinale souffle en moi comme un volettement de papillons, le balancement du hamac et le ressac des vagues me plongeant dans un état méditatif (ou peut–être juste un demi–sommeil). Là–haut, je ne vois que l’immensité, et je me sens passablement petite et seule dans cet espace.

Mais si l’un des cacatoès en résidence à Sal Salis m’avait survolée à cet instant, ce n’est pas ce qu’il aurait vu. Certes, il m’aurait aperçue, mais il aurait aussi vu, à quelques tentes de là, un couple levé tôt ayant transporté oreillers et couvertures sur la promenade pour observer les étoiles. Il aurait aussi vu Peter et Kim, de l’autre côté, faisant pareil. Et une autre âme esseulée préparant ses cannes à mouche pour une journée sur l’eau, zieutant le ciel. Il nous aurait tous vus, réunis dans la solitude.