Voici les chefs et glaneurs derrière la renaissance de la scène culinaire maorie néo–zélandaise

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Par un matin gris de printemps près de Rotorua, sur l’île du Nord de Nouvelle–Zélande, Charles Royal fouille une souche pourrie en quête de larves de huhu et je suis réticente à l’idée qu’il en trouve. Il espère dénicher un petit tapon qu’il pourrait frire. Et ça goûte quoi ? Les arachides, répond–il tout sourire.

Charles et sa femme, Tania, m’ont emmenée au creux de la forêt pleine de fougères qui borde le lac Rotoiti. Tandis que nous pataugeons dans la boue à la recherche de plantes et d’ingrédients indigènes, ils désignent des champignons agglutinés sur des arbres abattus, aussi ravis que s’ils en découvraient pour la première fois. Charles tire sur une plante qu’il identifie comme étant du pikopiko (crosse d’une fougère comestible) et en casse un bout : ça a le goût fin et la texture d’un haricot vert frais cueilli. Quelques pas plus loin, il me tend une feuille de kawakawa, arrachée à un petit arbre. Je sens sur la langue une fraîcheur mentholée, puis le poivré d’une huile d’olive forte au fond de la gorge. « Imaginez en crème glacée », suggère Charles. Je peux la goûter d’ici : crémeuse et douce, avec une intense saveur de terroir rappelant le petit coteau où nous sommes.

02 décembre 2019
Pain pikopiko dans une casserole
Son pain au pikopiko.
Un profil de Charles Royal dans une casquette de baseball
Charles Royal, chef et cueilleur.

En 2004, Charles et Tania ont lancé Kinaki, une entreprise qui récolte et vend des produits tels pikopiko, kawakawa et horopito (plante du bush au goût de piment) et qui organise des virées de cueillette sauvage comme celle–ci. Depuis 20 ans, ils cuisinent avec ces ingrédients, œuvrant patiemment à la venue du jour où chaque Néo–Zélandais adopterait les plantes et techniques culinaires des Maoris. Ce jour, le voici enfin. Dans tout le pays, leaders culinaires et chefs maoris célèbrent et rehaussent la cuisine maorie, depuis les proprios de restos mobiles jusqu’à Monique Fiso, 32 ans, proprio du Hiakai de Wellington, qui figure au palmarès World’s Greatest Places 2019 du Time.

Les Maoris, peuple autochtone de Polynésie, sont débarqués à Aotearoa (« long nuage blanc »), ou Nouvelle–Zélande, au XIIIe siècle. Mais à l’arrivée des colons européens au XIXe siècle, de nombreux Maoris ont été chassés de leurs terres et se sont vu interdire de parler leur langue, le maori. En partie grâce à une renaissance maorie amorcée dans les années 1970, une grande partie de la société néo–zélandaise a adopté des éléments de cette culture. Environ 15 % de la population néo–zélandaise est maorie, et le gouvernement fédéral a pour objectif qu’un million de Néo–Zélandais, soit près du quart de la population, parle maori d’ici 2040. Le haka, danse cérémonielle, est omniprésent tant aux assemblées scolaires qu’aux événements sportifs, et certaines expressions maories, comme la salutation « kia ora », font désormais partie du parler populaire. À présent, ceux qui mènent le mouvement culinaire maori le voient comme un moyen de fortifier l’identité, tout en rendant la cuisine et les techniques accessibles aux générations futures.

Une vue torride de Waimangu, une vallée géothermale près de Rotorua
Fumerolle de la vallée volcanique de Waimangu, près de Rotorua.

Auckland : Le maître du hāngi

Une de ces techniques est le hāngi, et je me rends à Auckland pour en faire l’expérience. À mon arrivée à l’ensemble de conteneurs qui forment un collectif de restos appelé The Māori Kitchen, au port du centre–ville, le chef Rewi Spraggon se tient au–dessus d’une fosse bétonnée remplie de terre. « C’est presque prêt », annonce–t–il d’un ton animé avec un geste de sa pelle.

Le hāngi est une méthode pour cuire la viande et les légumes en les enterrant profondément. Spraggon a servi plus de 38 000 personnes depuis qu’il a ouvert son comptoir, Hāngi Master, il y a neuf mois, et il est bien décidé à faire du hāngi « comme il faut ». Ce qui signifie que le fond de sa fosse est tapissé de bois franc de manuka, recouvert de galets, puis enflammé. Quand les pierres atteignent 700 °C, il y étale porc, cuisses de poulet et légumes, qu’il recouvre de nattes puis de terre volcanique. Résultat ? Un mélange fumé de peau de poulet croustillante, de porc juteux, de farce au pain et de patates douces qui rappellent le souper de l’Action de grâce.

Les sources minérales brûlantes de Te Puia
Les sources minérales brûlantes de Te Puia, à proximité de Rotorua, servent à la cuisson des aliments.
Patates douces, pommes de terre et courges, tout juste sorties de la fosse à hāngi de Rewi Spraggon
Patates douces, pommes de terre et courges, tout juste sorties de la fosse à hāngi de Rewi Spraggon, à Auckland.

Issu d’une famille de constructeurs de bateaux de la région d’Auckland, Spraggon n’a pas connu son grand–père, mais il cuisine avec les pierres à hāngi qu’il lui a léguées. Selon lui, ces techniques culinaires ont été développées bien avant que les Maoris soient poussés à quitter leurs villages traditionnels (maraes) pour trouver du travail en ville. « Cette cuisine ne m’appartient pas, dit–il. J’en suis le gardien pour un temps, et c’est à tous les chefs maoris de la transmettre. »

Il espère que le hāngi fera son chemin et rêve de créer une chaîne nationale de fast–foods à hāngi. Il s’égare un peu, transporté par sa vision de l’avenir, mais revient sur terre quand je lui dis que je m’en vais à Wellington : « Vous allez voir la reine, c’est ça ? »

Une main tenant un pikopiko fraîchement cueilli
McLeod tenant du pikopiko, une crosse de fougère comestible qu’il vient de cueillir.
Flore verdoyante poussant sur un tronc d'arbre
La Nouvelle–Zélande est connue pour le vert vif de son bush, tel que capturé dans la réserve Te Marua.

Wellington : La chef étoilée

La reine dont parle Spraggon, c’est Monique Fiso, et je vais à Wellington pour manger au Hiakai, son resto ouvert il y a un an. Cette chef maorie–samoane est vite devenue l’égérie du mouvement culinaire maori, chez elle comme à l’étranger. Après sept ans passés à New York dans des restos étoilés au Michelin, dont The Musket Room du chef néo–zélandais Matt Lambert, elle est rentrée au bercail il y a trois ans, participant en 2018 à la première saison de Tout le monde à table sur Netflix. Le Hiakai (« avoir faim », en maori) a vu le jour en 2016 comme série de restos éphémères, mais le concept a depuis pris racine dans le quartier Mount Cook de Wellington.

Assise à la table de la chef, un jeudi soir affichant complet, j’ai un menu dégustation de 10 services et une place de choix pour le spectacle en cuisine. Mme Fiso joue les régisseuses, chuchotant des directives aux sous–chefs et aux serveurs, scrutant sans cesse la salle en triant dans un petit panier les galets servant de déco dans les assiettes.

De plat en plat, j’essaie de suivre le fil des présentations raffinées et des ingrédients nombreux. Le gibier, sur une torsade de fond de champignons, de chlorophylle et de topinambours, est tendrissime, avec de forts accents forestiers. Un sorbet au kawakawa est servi avec un sirop de lime ; c’est moelleux et sucré avec un léger côté herbacé. Mais la plus jouissive bouchée s’avère être du beurre fouetté au gras de puffin fuligineux, aussi riche que du gras de canard mais avec un fort goût de mer.

Le cueilleur Joe McLeod contemple la réserve Te Marua
Le cueilleur Joe McLeod contemple la réserve Te Marua, près de Wellington.

Te Marua : le cueilleur

Peu après son retour de New York, Monique Fiso s’est mise à étudier les plantes indigènes, seule ou avec des gens de sa communauté comme Joe McLeod, chef et maître cueilleur maori. Celui–ci l’a initiée à des ingrédients tels que l’écorce interne orange du manono, qui évoque selon elle le curcuma, avec un goût de terroir plus prononcé (elle en met dans la sauce au cari qui arrose le chou–fleur grillé au feu de bois). Le savoir maori est d’habitude transmis oralement de génération en génération. « Les anciens ne sont pas éternels, lance Mme Fiso. Si ce savoir disparaît, c’est pour de bon. Et ça fait peur. »

C’est pourquoi McLeod, qui a travaillé dans des cuisines du monde entier, dont celle du Ritz à Paris, rédige actuellement un manuel de cuisine traditionnelle maorie, afin de guider les futures générations de chefs et de cueilleurs. Le lendemain, il passe me prendre dans sa mini–voiture pleine de matériel de cuisine et de produits de cueillette sauvage. Nous filons près d’une heure au nord–est de Wellington.

Il y a beaucoup de vapeur dans la région de Te Puia
Les fumerolles sont partout à Te Puia.
Karena et Kasey Bird sur la plage de Tauranga
Karena et Kasey Bird sur la plage de Tauranga.

Sur l’herbe d’une clairière encerclée de conifères et de hautes fougères, McLeod installe un piquenique qui met en valeur des aliments qui figureront dans son manuel : sériole fumée, laiteron mariné et cordyline australe. La pulpe de la cordyline est blanche et a un goût fortement fermenté. Mais les feuilles vert foncé de laiteron, dans un confit de moules et d’oignons, sont sures et acides et se marient à merveille à la sériole agréablement huileuse. Tout a ce côté amer et herbacé, ce qui montre peut–être à quel point le sucre a envahi l’alimentation moderne depuis qu’on mange davantage par plaisir que par nécessité. « Tout le monde aime la pizza et les caris, mais ça, c’est totalement différent et ça ne se trouve qu’ici, dit McLeod. Je veux raviver ce savoir et revendiquer notre culture alimentaire. Par les Maoris, pour les Maoris. »

Fougères brunes de Waimangu
Fougères à Waimangu.
Plats maoris japonais au Izakai Bar & Eatery
Alliant saveurs maories et japonaises, l’Izakai Bar & Eatery de Tauranga propose gyoza à la purée de pauas et crevettes, poulet frit en sauce Kaitaia Fire et sashimis style Pacifique.

Bay of Plenty : Les lauréates de MasterChef

L’an dernier, les sœurs Karena et Kasey Bird, gagnantes de MasterChef New Zealand en 2014, ont lancé une série de « soupers de la Création », qui illustrent la légende maorie de la séparation du ciel et de la terre, à Auckland, à Wellington, à Rotorua et dans leur village natal de Maketu. Malgré la notoriété découlant de leur victoire (et de leurs deux livres de cuisine autopubliés), elles ont refusé de s’installer ailleurs pour ouvrir un resto, s’appliquant plutôt à apprendre à parler couramment le maori à Maketu, sur la côte est de l’île du Nord, près du lieu où abordèrent les premiers wakas (pirogues) chargés de Maoris.

« On a compris que c’est notre culture qui nous rend vraiment uniques », explique Karena lors d’un souper à l’Izakai Bar & Eatery, le resto de cuisine nippo–maorie du chef Andy Kang à Tauranga, au nord–ouest de Maketu. « En Nouvelle–Zélande, si on n’est pas maori, on n’a pas accès à ces saveurs. » Elle souligne que bien des Néo–Zélandais découvrent les sushis bien avant d’essayer le boil–up, un bouillon traditionnel d’os et de légumes. « Mais on est passés d’une époque où il était illégal de parler maori, à des soupers maoris qui affichent complet en quelques heures », ajoute–t–elle.

Une maison de réunion maorie traditionnelle rouge et blanche
Le lieu de rencontre traditionnel maori Waiwhetu Marae, près de Wellington.

Au Hiakai, qui opère à capacité maximale depuis un an, ma vue de la cuisine révèle une enfilade de bocaux de red matipo séché, d’horopito pimenté, de prunes marinées, de baies de karamu et de douces fleurs de kiekie. Mme Fiso dit avoir voulu éviter de convertir les pierres d’assise de la cuisine maorie en ingrédients symboliques : « Je savais que je ne pouvais pas m’en servir timidement. Il me fallait en faire les héros de chaque plat. » Je feuillette le menu et m’arrête sur une page illustrée. Un croquis de kiekie s’accompagne d’une description, avec note de dégustation (« léger goût de fraise ») et légende maorie à son propos ; cette section glossaire, intitulée « Nos ingrédients », a été rédigée par la chef.

« Ma génération voulait tellement savoir pourquoi on était coupés de notre culture, confie–t–elle. Cette interrogation a mené à la renaissance actuelle. On a enfin accepté que la Nouvelle–Zélande est maorie. »