La nouvelle vague d’ornithologues s’envole pour Vancouver et la voie migratoire du Pacifique

Les schémas de migration des oiseaux obéissent à des calendriers saisonniers prévisibles. Mais le comportement complexe, maniaque et fascinant des ornithologues amateurs dans leur habitat naturel, c’est autre chose.

Au coin des rues West Cordova et Jervis, un improbable attroupement se tient au pied d’un immeuble vitré. Quinze ornithologues amateurs fixent leurs jumelles sur le balcon d’un inconnu, où six pinsons perchent sur un arbre mort. « C’est là que ça devient un peu louche », lance Christopher Di Corrado, biologiste et chef du groupe, quand le conducteur d’un VUS Mercedes noir ralentit, troublé par cette agitation.

En matière d’observation d’oiseaux, Vancouver est une destination unique. Au nord se trouve le parc Stanley, boisé de 400 ha abritant une héronnière, des nids de pygargues à tête blanche et plus de 230 espèces d’oiseaux. Au sud se trouve Richmond, qui voit passer des millions d’oiseaux, étant située sur la voie migratoire du Pacifique. Et la banlieue de Ladner compte 345 ha de réserve ornithologique et de zones humides où se posent quelque 75 000 oies des neiges avant de migrer au printemps en Sibérie, plus au nord. L’avifaune de la région de Delta, de l’autre côté du Fraser, est une des plus riches au pays, et un groupe milite fort pour que la ville obtienne le titre de capitale nationale de l’observation d’oiseaux.

Ce matin, le groupe de M. Di Corrado, déployé sur l’herbe du parc Coal Harbour, s’est mis à sillonner le front de mer de la ville en quête d’oiseaux rares à 6 h 20. « Peut–être qu’aujourd’hui on verra un faucon pèlerin », dit–il en se croisant les doigts. « Cet oiseau est mon Moby Dick », lance Hannah Stockford, 17 ans, qui est venue d’Ontario pour le 27e International Ornithological Congress (les JO de l’observation d’oiseaux) et le Vancouver International Bird Festival. Quelqu’un s’écrie : « Colibri ! Colibri ! » et Mlle Stockford détale avec le reste de la meute.

25 septembre 2019
Liz Kao porte un costume de chapeau et une veste représentant un hibou des neiges
Une installation d'identification des plumes encadre un mur entier
Liz Kao transformée en harfang des neiges, dans un costume créé par Cathy Stubington et les artistes du Runaway Moon Theatre pour le défilé Birds on Parade.
Des plumes pour identification au Birding and Raptor Rehabilitation Centre de Boundary Bay.

Un défilé marque l’inauguration du festival. C’est un spectacle aussi élégant que bizarre, et les badauds se massent le long du Seawall pour zyeuter une centaine d’amis des bêtes à plumes. On les entend bien avant de les voir, jouant du tambour et scandant des slogans dans un tonnerre rythmique. C’est un défilé d’ornithologues amateurs, en costumes d’oiseaux. Une hirondelle bicolore aux reflets dorés consulte son cellulaire sur ses échasses. Un merle joue du violon. Une volée de corbeaux fond sans bruit. Une effraie des clochers sort des rangs et fend la foule en ululant. Un colibri rose et vert en tutu lance en avant sa tête munie d’un bec, comme si elle était détachée du cou. (Il lui a fallu des mois pour parfaire ce mouvement.) « Quelle sorte d’oiseau êtes–vous ? » crie un spectateur, et en réponse un faucon huit.

Plus que jamais, les Nord–Américains sont nombreux à observer les oiseaux. L’essor récent des ornithologues amateurs urbains, écolos et férus de technologie a fait de ce passe–temps jadis réservé aux retraités un sport–spectacle. Ces mordus ont passé des mois à étudier mouvements et chants, à concevoir et créer des costumes, à se préparer pour ce défilé. Leur mue accomplie, ils planent dans la ville, au grand jour, aussi libres que les oiseaux qu’ils sont venus admirer. Grâce aux médias sociaux, qui permettent de faire un suivi des observations en temps réel, et aux appareils photo moins chers que jamais, des sites comme celui d’eBird (projet de science citoyenne géré par le Cornell Lab of Ornithology) voient plus de 500 000 utilisateurs contribuer plus de 100 millions d’observations par année ; eBird est la plus grande communauté d’ornithologues amateurs au monde.

Une zone herbeuse de Stanley Park
Le lac Lost du parc Stanley, d’où partent bien des balades ornithologiques.
Lolu Oyedele porte un chapeau de mouette et un blazer bleu assorti avec des ailes attachées
Lolu Oyedele fait la mouette pour Birds on Parade.

Ceux–ci se distinguent par d’innombrables caractéristiques. Primo : ils font une fixation sur les oiseaux. S’ils perdent le fil de ce qu’ils disaient ou se plantent sur la route, ils ne sont pas dans la lune. Ne rêvassent pas. Ne vous écoutent même pas. Ils scrutent. Ils notent. Ils détectent des indices dans le ciel. (Une volée de mouettes bruyantes et agitées ? Sans doute qu’un pygargue à tête blanche n’est pas loin.) Ils dressent des listes d’oiseaux à voir dans leur vie. Comme toute sous–culture, leur milieu a ses moments de coopération et de compétition. Il y a des prises de bec (entre technos qui se servent d’applis et puristes qui préfèrent les guides pratiques) et des hauts cris (qui a les meilleures jumelles, quelle observation rare est avérée). Ce qui unit tous ces passionnés, c’est un immense espoir, une volonté sincère et inébranlable de voir la nature telle que nous la verrions, nous aussi, si seulement nous avions les yeux ouverts.

Devant le centre des congrès de Vancouver, une dizaine de personnes font du yoga inspiré des oiseaux, preuve de ce que les ornithologues amateurs peuvent faire au nom de leur passion. « Faites comme si vous étiez un oiseau adulte donnant la becquée à ses petits », lance d’une voix voilée Kate Fremlin, 33 ans, ornithologue et prof de yoga à la narine percée originaire du North Shore. Les yogis s’exécutent, toute langue dehors. Mme Fremlin leur montre des exercices pour les « ailes » (heu, bras) et met fin à la leçon sur une formation en V. Une femme termine avec une impeccable posture du corbeau. Une autre se relève après Shavasana et lace ses baskets à motif d’oiseaux. La ferveur de ces gens a quelque chose de déroutant. Et si on se fie au nombre de tatouages de moineaux, une inébranlable vérité se fait jour : l’observation d’oiseaux, c’est pour la vie.

Un groupe d'ornithologues s'alignent avec leur équipement le long du sentier Dyke
Les ornithologues amateurs sérieux affluent sur le 12 Ave Dyke Trail du parc régional de Boundary Bay.

À Tsawwassen, des binoclards à jumelles bordent la côte de la baie Boundary. Ils sont en position : pieds écartés de la largeur des épaules, bras pliés à 90°, immobiles. Imaginez une vigie criant Terre ! avec des jumelles collées au visage, un énorme appareil photo en bandoulière, un hibou en peluche accroché à son sac à dos et un chouchou retenant ses cheveux. Le groupe est mixte : étudiants diplômés, écolos d’âge mur et, oui, quelques retraités. Nul ne s’épivarde. Ils resteront ici jusqu’au soir s’il le faut. Les pastels délavés des dunes herbeuses donnent à la scène une certaine sérénité, vite interrompue par un doigt tendu. Robyn Worcester, chef du groupe et biologiste vancouvéroise, pense avoir vu une sterne pierregarin, très rare par ici. « Sterne criarde ! Approche rapide ! » hurle–t–elle. Le signalement fait des remous. Scott Walters, consultant en environnement de Seattle âgé de 35 ans, tire de sa sacoche une brique qu’il feuillette fébrilement pour trouver la section des sternes. « Peut–être, dit–il. Ça se peut ! » Quand l’oiseau vire et révèle un bec corail vif, signe infaillible d’une sterne caspienne, commune et décidément ordinaire, on entend les gens grommeler. « Une sterne caspienne », fait Mme Worcester, dépitée. « Perdre une sterne pierregarin, ça fait mal », murmure M. Walters avec compassion.

Un ruisseau traverse les terres herbeuses du parc régional de Boundary Bay
Quatre canards nagent dans un étang
plus de cinq millions d’oiseaux se posent chaque année au parc régional de Boundary Bay.
Des canards barbotent dans une mare au refuge d’oiseaux migrateurs George C. Reifel, sur l’île Westham.

En soirée, une autre foule d’ornithologues amateurs afflue au Stanley Park Nature House, pour une balade ornithologique qu’organise Erynn Tomlinson, 39 ans. Celle–ci est passionnée et intarissable sur son amour pour les bêtes ailées, à tel point que, constatant un manque d’applis ornithologiques sur le marché, elle en a conçu une. Tout en guidant le groupe autour du lac Lost du parc, elle scrute le crépuscule et identifie à haute voix les espèces qui passent dans le ciel («39 Goéland à ailes grises39 ! Mésange à tête noire39 !39 »).

Elle s’est mise à l’observation d’oiseaux il y a quatre ans, lorsqu’elle s’est rendu compte que cette activité était comme un jeu immersif en cours près de chez elle. Mais la communauté ne tripait pas autant sur l’appli qu’elle voulait créer. «39 On m’a carrément dit39 : “Il y a déjà d’excellents guides sur le marché. Pourquoi vouloir réinventer la roue ?” raconte–t–elle. Il y a dissension entre les différents types d’ornithologues amateurs39 : ceux qui prennent des photos, parfois de trop près, ceux qui utilisent des sons qui peuvent perturber l’accouplement, et les amants de la nature plus puristes qui trimbalent livres et sacs.39 »

Brett Koblinger et sa sœur Sarah Jane Hamilton sont venus faire la sortie de Mme Tomlinson pour développer leurs talents naissants en matière d’identification d’oiseaux. M. Koblinger, 3339 ans, arrive d’Autriche en visite.

Le front de mer de Lost Lagoon au crépuscule
Le lac Lost au crépuscule, avec le West End de Vancouver à l’arrière–plan.
Owen Jardine pose dans un costume de pigeon rock et cape
Owen Jardine dans un costume de pigeon biset fait par sa mère, l’artiste Robi Smith.

Il y a un an, sa sœur a commencé à lui envoyer des photos des oiseaux qui affluaient la plupart des matins sur son balcon dans Kitsilano, afin qu’il l’aide à en deviner l’identité. Il s’est mis à envoyer ses propres photos d’oiseaux en retour. En contact d’un continent à l’autre, ils trouvent ensemble les réponses aux questions aviaires de la nature. Pour eux, les oiseaux sont un point de jonction dans un vaste monde. Cette façon de percevoir la nature a quelque chose d’attachant, de vraiment curieux, enfantin et tout à fait innocent, comme s’il y avait une histoire à raconter, pour peu qu’on tende l’oreille.

Un dimanche matin brumeux, une fourgonnette remplie d’ornithologues amateurs part de Vancouver. Les oiseaux chantent le matin, et c’est par leur chant qu’on les identifie le mieux, alors le véhicule arrive à la station de baguage du parc régional d’Iona Beach dans l’aube striée de gris. Le parc est au nord d’un aéroport international, bien qu’on ne le devinerait pas à voir les arbres d’un vert de forêt tropicale sur les rives du Fraser. Les sept ornithologues amateurs sont venus baguer avec douceur les oiseaux pris dans leurs très fins filets afin de suivre les schémas de migration. Et, comme partout où ils passent, ils annoncent leurs découvertes avec un enthousiasme irréel au point du jour.

Un homme en chemise à carreaux tient une fauvette jaune entre ses mains
Courtney Lahue et Andrew Huang se tiennent dans une zone herbeuse
Axim Shariff tient une paruline jaune.
Courtney Lahue et Andrew Huang, de WildResearch, dans le champ près de l’Iona Island Bird Observatory.

Il y a un bruant de Lincoln, une paruline jaune, un busard. « Les hérons font des cris de dinosaure », lance le biologiste Myles Lamond en déambulant d’un pas lourd. Catherine Jardine, analyste de données à Études d’Oiseaux Canada, examine la paruline des ruisseaux qu’un des amateurs vient d’apporter. « J’ai mieux », annonce Andrew Huang d’une voix chantante en s’approchant de Mme Jardine avec un air cabotin et un petit sac en coton blanc contenant une paruline verdâtre. Il y a une hiérarchie tacite ici, avec Mme Jardine au sommet, qui en récompense a l’honneur de noter l’observation dans le registre qui se trouve sur un comptoir du bureau de baguage. Celle–ci note soigneusement la longueur de l’aile et l’âge de l’oiseau à côté de son numéro d’identification à neuf chiffres avant de le ramener à l’extérieur.

Elle tient la paruline couchée dans sa paume, parfaitement immobile, les doigts enroulés autour. Elle frôle à peine ses délicates plumes. Ça me rappelle une phrase d’Emily Dickinson, citée plus tôt cette semaine par Margaret Atwood, sainte patronne des ornithologues amateurs : « L’espoir est cette chose avec des plumes. » Mme Jardine, les pieds dans la boue, tient délicatement cet animal pas plus lourd qu’une étoffe de soie. Puis elle écarte les doigts et lâche prise, et regarde la paruline prendre son envol.

 

Vancouver Carnet de voyage

Où loger

Pan Pacific Vancouver Dans cet hôtel riverain à deux pas de Gastown, les grandes baies vitrées offrent une vue panoramique des hydravions qui amerrissent au port de Vancouver et des montagnes qui bordent le North Shore. À votre retour d’une balade au parc Stanley ou d’un jogging matinal, le concierge vous offrira gracieusement une serviette et une bouteille d’eau. Et la piscine avec jacuzzi sur le toit ne gâche rien.

Gastronomie

Nightingale Avec son nom (« rossignol », en anglais) tiré d’une fable d’Ésope et sa cuisine de saison, le troisième resto du chef David Hawksworth, niché dans un bâtiment patrimonial de brique au centre–ville de Vancouver, est orné d’oiseaux en origami dorés. Commencez par une série de plats à base de légumes (chou–fleur rôti avec graines de tournesol et citron noirci, betterave râpée avec labneh au raifort, aneth et graines de nigelle) avant de passer à la pizza croûte mince garnie de saucisse d’agneau, de broccolini, de feta et de menthe.

Quoi faire

La héronnière de grands hérons du parc Stanley Derrière un bouquet de gratte–ciels sur Beach Avenue, un discret bosquet abrite l’une des plus grandes colonies de grands hérons du continent. Selon la saison, on peut voir ces oiseaux menacés (qui nichent dans le parc depuis bientôt un siècle) se faisant la cour, nourrissant leurs petits, et même repoussant des pygargues à tête blanche. La Heron Cam du parc Stanley vous aidera à surveiller en direct vos hérons préférés, et ce, à bonne distance.