Le monde sur Google Street View

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Jacqui Kenny aime voyager près de l’équateur, pour la lumière, les couleurs, l’architecture. Elle préfère les destinations lointaines, aux climats extrêmes et aux paysages austères, hors des sentiers battus. Les clichés qu’elle en retire sont aussi singuliers que son mode de transport.

Mme Kenny explore le monde sur Google Street View. Elle a fait de cette plateforme son site de fouille archéologique, où elle extrait des photos du passé qu’elle publie au bénéfice de tous. Son flux Instagram évoque un musée de moments magiques captés autour du monde par la caméra fixée sur le toit de l’auto de Google Street View.

02 décembre 2019

« Les paires et les répétitions de sujets m’attirent, parce qu’elles me rappellent mes propres ruminations répétitives. Cette photo s’est imposée quand je suis tombée sur une piste de course de dromadaires. »

Deux chameaux aux Emirats Arabes Unis
Émirats Arabes Unis.

On lui demande souvent comment elle choisit ses photos. Elle admet qu’elles diffèrent de ce qu’on voit sur la plupart des pages de voyage. « Je recherche des lieux où l’on sent l’isolement et la rêverie. Il y a toujours une touche de couleur, d’espoir, qui résume tous mes états d’âme, pas juste mes angoisses. »

Ce sont ces mêmes angoisses qui ont amené Mme Kenny à adopter Street View comme véhicule et comme muse. Il y a 20 ans, la Néo–Zélandaise voyageait fréquemment ; elle a visité Hawaii et parcouru toute la France. Jusqu’au soir où elle est rentrée à sa villa sur la côte amalfitaine, incapable de respirer. « J’ai senti mon cœur exploser, raconte–t–elle, j’ai cru mourir. J’avais déjà eu des attaques de panique, mais jamais comme celle–là. »

Un cactus aux États-Unis
États–Unis.
Une chapelle rouge et blanche au Chili
Chili.

Elle a d’abord ressenti un malaise inexplicable, de plus en plus accablant, à la fin de son adolescence, à une époque où personne ne parlait (du moins ouvertement) d’anxiété. « Je ne voulais pas admettre que quelque chose clochait de peur d’être stigmatisée. Aujourd’hui, on en parle plus facilement. Si j’avais pu m’ouvrir à l’époque, je ne me serais pas sentie aussi seule et ça n’aurait pas pris des proportions aussi démesurées. »

La jeune femme a cessé de voyager, craignant de sortir en public et de rester coincée si une crise venait à se déclencher. Elle s’est mise à fuir les transports en commun, les rencontres et le fond de l’épicerie. La liste des activités qu’elle évitait n’a cessé de s’allonger, jusqu’à ce qu’elle se retrouve confinée à son quartier de Londres. En 2009, elle a reçu un diagnostic d’agoraphobie.

« J’adore voir des enfants jouer au soccer. Où qu’ils soient dans le monde, les gamins ont souvent un ballon de foot qu’ils se disputent. Cette photo a été prise à Cajamarca, une ville de la cordillière des Andes. »

Enfants jouant au foot sur un court au Pérou
 Pérou.
Deux femmes devant un bâtiment rose au Sénégal
Sénégal.
Un cheval blanc broute au Kirghizistan
Kirghizistan.

Rapidement et comme par hasard, Mme Kenny a découvert une nouvelle façon de voyager. Se sentant isolée, elle s’est mise à errer dans les rues de Rio de Janeiro sur Google Street View. « J’ai été frappée par la beauté de la ville. Moi qui n’avais utilisé l’appli que pour voir ma maison, je n’aurais jamais cru y explorer des merveilles aux quatre coins du monde. »

Quand elle voyage à temps plein, elle peut facilement passer 18 h par jour à découvrir une ville. Elle se lève, se sert une tasse de thé et allume son portable, captivée par son écran, à rechercher le cliché parfait. Ça peut parfois prendre des semaines. « Je suis toujours à l’affût de l’image impeccable, figée dans le temps. La lumière est extrêmement importante pour moi et la photo doit dégager quelque chose de surnaturel. Quand j’ai le souffle coupé, c’est là que je sais que j’ai trouvé. »

Bougainvillier mauve poussant à côté d'un mur de briques blanches
Pérou.
La poussière roule sur un chemin de terre en Roumanie
Roumanie.

Lorsqu’elle met la main sur une scène d’exception (un chien aux trousses de la voiture de Street View à Arequipa, au Pérou, un homme en pantalon rouge dans une échelle, en train de chauler un mur dans une rue désertée de Veracruz, au Mexique), elle fait une saisie d’écran qu’elle publie sur Instagram. Son pseudo est Agoraphobic Traveller (« la touriste agoraphobe »).

Les six premiers mois, Mme Kenny avait peu d’abonnés à son compte ; ils sont aujourd’hui 112 000, issus de 192 pays. Google a d’ailleurs commandité une exposition de ses images à New York, et elle travaille à son livre qui sera publié l’été prochain. « Mon boulot m’a poussée à faire des découvertes inédites, comme seul le voyage le permet, quel que soit le mode de transport. »

« Ce parc est situé à Tanaca, dans le département d’Arequipa. J’ai un faible pour les lieux isolés, et suis sensible à l’interprétation que les gens en font. Pour certains, ce site évoque paix et quiétude ; d’autres y voient l’ennui. D’aucuns en perçoivent la lumière et d’autres, l’ombre. Je m’amuse de l’ambiguïté que génèrent mes publications. »

Une balançoire et glisser sur la côte de Tanaca
Pérou.
Une porte fleurie dans le paysage enneigé du Kirghizistan
Kirghizistan.
Une femme et un enfant marchent dans les rues vides d’un district de Mongolie
Mongolie.

Son odyssée lui a permis de créer des liens avec des gens de partout. Chaque jour, elle reçoit des messages de personnes souhaitant témoigner, de leurs propres voyages, de leurs angoisses liées à l’agoraphobie, ou simplement parce qu’ils vivent près des lieux qu’elle visite. Une femme dont le père est né près du Jalisco, au Mexique, lui a écrit pour lui raconter les souvenirs d’enfance que sa publication a fait resurgir. « Elle s’est remémoré le Jalisco comme un lieu baigné de soleil qu’on ne peut atteindre qu’après un trajet de plusieurs heures sur des routes poussiéreuses. C’est un endroit empreint de beauté et de poésie avec, pour toile de fond, le silence et l’isolement de ses maisons colorées. »

« J’ai craqué pour cette maison, car elle me ramène à mes constructions imaginaires. Les maisons me fascinent parce qu’elles représentent un élément central de mon agoraphobie. »

Une maison rose et blanche à deux étages au Pérou
Pérou.

Son statut de touriste agoraphobe a donné à Jacqui Kenny l’envie de visiter ses paysages virtuels : elle envisage d’entreprendre son périple dans les coins reculés de l’Arizona. « Je n’aurais autrement jamais découvert ces sites, précise–t–elle. Je refuse de me définir par mon agoraphobie, qui n’est qu’une partie de moi, mais qui a tout de même contribué à façonner ma vision du monde. »

Ayant récemment appris à maîtriser son anxiété, la globe–trotteuse s’est envolée pour Barcelone. Elle est même parvenue, après des mois de thérapie, à assister au mariage de sa sœur, en Nouvelle–Zélande. « Ce projet créatif m’a appris qu’une approche différente peut nous mener ailleurs, lorsqu’elle nous convient. Le seul fait de savoir qu’il existe plusieurs façons de faire est suffisant pour que le monde entier s’ouvre à nous… et le mien vient d’éclore à nouveau. »