Domee Shi, de Pixar, donne une touche de magie à Toronto dans Alerte rouge

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Née en Chine et ayant grandi à Toronto, la réalisatrice de Pixar a mis sa ville en lumière dans son court métrage Bao. Dans son long métrage Alerte rouge, en lice pour un Oscar, Toronto tient encore la vedette.

Enfant à Toronto, Domee Shi avait un superpouvoir : le dessin. Maladroite et timide à l’école, elle a découvert qu’elle pouvait exprimer ses idées avec un carnet à croquis et même se faire des amis en griffonnant leurs personnages préférés de Pokémon. Ce super-pouvoir a fini par la propulser dans l’univers magique de Pixar ; d’abord comme stagiaire, puis comme scénarimagiste sur Sens dessus dessous, et enfin comme réalisatrice. Bao, son film de huit minutes sur un baozi qui prend vie, lui a valu l’Oscar du meilleur court métrage d’animation en 2019 ; elle est la première femme d’une minorité visible à avoir remporté ce trophée.

En 2022, Shi a sorti son premier long métrage, Alerte rouge, qui est en lice pour l’Oscar du meilleur film d’animation. Le film suit Mei Lee, une préado sino-canadienne coincée du Toronto du début des années 2000 qui se transforme en panda roux géant quand elle est surexcitée. Le film est de bout en bout un projet canadien : en v.o.a., Sandra Oh fait la voix de la mère de Mei et Maitreyi Ramakrishnan, de Mes premières fois, celle d’une de ses meilleures amies, et l’on y voit des Timbits, des tramways de la TTC et la Tour CN. Nous avons jasé avec Mme Shi, à présent installée dans la région de San Francisco, de l’inspiration de son film, de son lien avec le quartier chinois de Toronto et de la destination où elle rêve d’aller.

Esquisses et croquis pour Alerte rouge : Mei devant un miroir ; un temple à Toronto ; Mei sous forme de panda roux.
Esquisses et croquis pour Alerte rouge : Mei devant un miroir ; un temple à Toronto ; Mei sous forme de panda roux.     Esquisse : Tom Gately et Rebecca Shieh

enRoute D’où est venu ce talent spécial pour le dessin ? 

Domee Shi J’aime dessiner depuis toujours. Je dois tenir ça de mon père, qui est un artiste et qui peignait tout le temps ; je le regardais travailler dans son studio. Ma mère était l’image même de la maman immigrante, l’éducation était archi–importante pour elle, et encore plus vu qu’elle évoluait dans le milieu universitaire. Mes parents m’ont tous deux encouragée à faire de l’art, mais façon très « parents immigrants ». Genre : « T’aimes dessiner ? Alors, t’as intérêt à t’exercer ! »

ER Que préfériez-vous dessiner ? 

DS Au primaire et au secondaire, je tripais sur Sailor Moon, Pokémon, Cardcaptor Sakura. J’aimais les animes, dont les personnages et les types d’histoires étaient beaucoup plus diversifiés que ceux des BD occidentales de l’époque. Je me disais : « Wow, il y a des protagonistes qui sont des filles ados aux pouvoirs magiques et aux beaux amoureux ? C’est tellement cool ! »

ER Après votre diplôme du Sheridan College en 2011, vous avez décroché un stage à Pixar. Vos débuts s’y sont passés comment ?

DS Le stage en scénarimage a été un genre de camp d’entraînement de trois mois. Je ne connaissais presque rien en cinéma au début : j’aimais les animes, les mangas, les BD et dessiner, mais j’ignorais comment assembler ces images et en tirer un récit. Puis on m’a engagée pour travailler comme scénarimagiste sur Sens dessus dessous. Je m’identifiais : on y entre dans la tête d’une préado. « Hé, j’ai de l’expérience là-dedans ! » À l’époque, l’industrie de l’animation était un univers différent. Il n’y avait pas beaucoup de femmes dans le studio, juste une poignée dans un service qui comptait 30 ou 40 personnes, mais je pense qu’on appréciait mon avis, car, justement, j’étais l’une des seules filles dans la pièce.

ER Et réaliser Bao, c’est venu comment ?

DS Pixar cherchait des idées pour son prochain court, et j’ai foncé. C’est comme American Idol : on entre dans une pièce où il y a un groupe de réalisateurs et de producteurs. Étape après étape, j’ai fini par avoir le feu vert pour Bao. En travaillant sur ma présentation, j’ai eu vent que certains trouvaient ça trop sombre, parce qu’à la fin la mère mange le baozi. Mais Pete Docter, le réalisateur de Sens dessus dessous, aujourd’hui directeur de la création de Pixar, m’a encouragée à présenter ma version originale. Ça m’a donné la confiance nécessaire pour embrasser mon sens de l’humour décalé et ç’a contribué à faire de moi la scénariste et la cinéaste que je suis.   

Mei sous forme de panda roux lit avec Miriam, Priya et Abby (esquisse numérique).
Mei sous forme de panda roux lit avec Miriam, Priya et Abby.     Esquisse : Bill Cone

ER Qu’est-ce qui vous a inspiré Alerte rouge ?

DS Je voulais raconter le passage à l’adolescence d’une jeune fille. Alerte rouge s’inspire de ma relation avec ma mère, relation qui a évolué à mesure que je grandissais et changeais ; les pandas roux magiques servent de métaphore, tant de la puberté que du changement. Comme Mei, j’étais au départ très proche de ma mère. Nous faisions tout ensemble, par exemple des voyages guidés en autocar dans les Maritimes et à Walt Disney World, en Floride. Mais à 13 ans, à la puberté, j’ai commencé à changer, et nous nous sommes éloignées. Une partie de moi refusait de perdre ces liens étroits, mais je n’y pouvais rien : j’avais des intérêts propres, un groupe d’amis. Nous sommes encore proches, ma mère et moi, mais notre relation est plus honnête que quand nous étions comme les doigts de la main. Comme immigrante asiatique, je voulais dépeindre une ado coincée entre ces deux univers : ce tournant où l’on aime ses parents et qu’on veut les rendre fiers, mais où l’on veut aussi s’affirmer.

ER Quel est votre lien avec Mei, le personnage principal ?  

DS En fait, c’est moi à 13 ans. Ou plutôt, celle que j’aurais voulu être. Je voulais représenter un personnage qu’on ne voit pas assez souvent : une bollée à lunettes très sûre d’elle et inconsciente d’être insipide. Ça, c’était comme mes amis et moi, à cet âge-là.

Mei écoute de la musique avec une amie (esquisse à la plume).
Mei écoute de la musique avec une amie (esquisse à la plume).     Esquisse : Arina Korczynski

ER Alerte rouge se passe en bonne partie dans Chinatown. Exploriez-vous souvent la ville en famille ?

DS Nous sommes arrivés au Canada quand j’avais deux ans, et Chinatown était le seul coin vaguement familier. On y faisait l’épicerie, on y mangeait au resto. Ma mère m’achetait des vêtements dans les boutiques pour touristes, ça me gênait tellement. Elle achetait ces t-shirts marqués « Canada » à trois pour 10 $, que je devais porter à l’école.

Mei sous forme de panda roux sur un toit, face à la silhouette de Toronto (esquisse numérique).
Mei sous forme de panda roux sur un toit, face à la silhouette de Toronto (esquisse numérique).     Esquisse : Bill Cone

ER Quels monuments culturels les Torontois reconnaîtront-ils ?

DS On s’est grandement inspirés du coin de Spadina Avenue et Dundas Street West. Il y a la sculpture d’un chat sur une chaise en haut d’une colonne, et beaucoup de maisons jumelées de couleurs différentes. On voulait aller en reconnaissance à Toronto pour la préproduction, mais la pandémie est arrivée, alors il a fallu que je puise dans ma mémoire, en regardant des photos du début des années 2000, puis en allant simplement sur Google Maps pour « déambuler » dans la ville.

ER Bien des films hollywoodiens se tournent à Toronto, mais peu s’y déroulent. Avez-vous dû convaincre Pixar pour situer Alerte rouge à Toronto ?

DS Ça n’a pas été difficile. Je ne sais pas pourquoi, mais les Américains pensent que ce qui est canadien est mignon et original. Toronto est une ville si multiculturelle ; enfant, quand je regardais la télé ou des films qui montraient la vie des ados et des préados à l’école, ça ne ressemblait jamais à ce que je vivais. Toronto est une mosaïque de cultures et de nationalités. Avec Alerte rouge, je voulais célébrer la ville qui m’a vue grandir et lui rendre hommage.

ER Qu’est-ce qui vous manque le plus de la vie à Toronto ?

DS La cuisine. Il y a également d’excellentes cuisines dans la région de la baie de San Francisco, mais il y a tellement de cuisines chinoises à Toronto, vu l’immense population d’immigrants. Ce que je n’ai toujours pas trouvé dans la région de San Francisco, c’est des chics buffets asiatiques. Je me rappelle que mes parents m’emmenaient dans un resto de la chaîne Mandarin, et on adorait ça. On se précipitait dans la queue pour les pattes de crabe en se disant : « Au diable les féculents ! Les pattes de crabe des neiges, point à la ligne ! »

ER À part Toronto, quelles sont certaines de vos destinations préférées ?

DS  J’aime le Japon, c’est clair, car c’est le berceau des animes et des mangas. Mais aussi parce qu’on peut y trouver des versions artisanales de tout ce qui existe, comme une tasse à café ou des ciseaux à 100 $ confectionnés par un artisan. Je suis allée en Italie, sur la côte amalfitaine, il y a quelques années, et c’est le plus bel endroit que j’aie jamais vu ; c’était comme Porco Rosso, le film de Hayao Miyazaki que j’adore à propos d’un pilote d’hydravion à tête de cochon, mais dans la vraie vie. J’aime aussi beaucoup Shanghai : c’est une ville cool et moderne, mais avec des quartiers historiques super anciens. Je veux y retourner.

    Esquisse : Bill Cone

Le questionnaire

  • Essentiels à bord Mon chargeur pour iPhone, des AirPods ainsi qu’un carnet Moleskine et un stylo à bille à encre gel 0,38 mm de Muji pour dessiner ou noter une idée au besoin.
  • Souvenirs préférés Je collectionne les aimantins en voyage. Je viens de déménager et mon nouveau frigo n’est pas magnétique, alors mes aimantins sont rangés dans une boîte, et ça me rend triste.
  • Voisine idéale en avion Oprah. Je n’oserais pas engager la conversation, je crois, mais ce serait intéressant de voir ce que contient son bagage à main et ce qu’elle regarde sur le système de divertissements à bord. On pourrait échanger des banalités sur la nourriture.
  • Premier souvenir de voyage Émigrer de Chine au Canada. Je me rappelle être descendue de l’avion à St. John’s (où l’on a vécu six mois avant d’aller à Toronto) et le froid démentiel qu’il faisait.
  • Destination de rêve Le Royaume-Uni. Enfant, j’étais une anglophile finie ; j’adorais Harry Potter, Sherlock Holmes, Wallace et Gromit. Je serais pâmée là-bas.

Toronto selon Domee Shi 

Six lieux incontournables pour la réalisatrice d’Alerte rouge.

Photo: Jackie Chou @jackiewanders
  1. Rol Jui Seafood Restaurant —

    Petite, chaque fois qu’on allait dans Chinatown, on venait ici pour le homard. C’est minimaliste et vraiment sans prétention comme resto, et dans la vitrine il y avait un homard en néon. En fait, j’étais allergique au homard, mais je combattais, tellement c’était bon. Ma mère me disait : « Tes lèvres enflent ! » mais je m’en foutais.

  1. Musée des Beaux-Arts de L’Ontario —

    Mon père, Le Shi, est un artiste, et on venait ici trouver l’inspiration et faire le portrait des visiteurs, ou pour les cours de dessin de modèle vivant de l’OCAD, tout près. Ses toiles sont exposées à la Bau-Xi Gallery, en face. À l’AGO, j’ai découvert mes peintres canadiens préférés, dont le Groupe des sept, Emily Carr et Alex Colville.

  1. The Beguiling —

    C’est l’une de mes librairies de BD préférées ; j’adorais y fouiner avec mes amis, au secondaire. C’est le meilleur endroit où dénicher BD indépendantes, mangas et BD romans alternatives qui vont au-delà des histoires de superhéros.

Photo: Christina et Dakota @chris.kota.eats
  1. Crown Prince Fine Dining and Banquet —

    Quand je suis à Toronto, mes parents m’emmènent dans ce resto de dim sums de North York. J’aime commander har gows, côtes de porc braisées et pattes de poulet marinées. La déco du resto est vraiment unique, vaguement européenne kitsch. Déguster ses dim sums sous un immense portrait encadré de Napoléon… C’est tout un dépaysement.

Photo: Seyemon
  1. Pacific Mall —

    Ce méga­centre commercial de Markham déborde de commerces et boutiques asiatiques et de magasins de fringues aux dernières tendances de Hong Kong ou de Corée. J’y achetais des DVD, ado. Il n’y a que là que je pouvais trouver des animes (c’était avant l’époque du streaming) et les derniers épisodes de Naruto ou One Piece. C’est comme un Pays des merveilles asiatique. 

  1. Koreatown North —

    Le quartier coréen de North York est plus récent et plus développé que celui de Bloor Street West. Savourez des mets coréens authentiques, comme une gomtang, traînez dans un joli café (à l’université, mes amis et moi allions au Café Princess, pour sa déco kitsch à la française), faites du karaoké. J’aime chanter sur Back to Black d’Amy Winehouse ou The Phantom of the Opera si je suis d’humeur théâtrale.
     

Cet article publié à l’origine en mars 2022 a été mis à jour en mars 2023.