De Mad Men au 7e art : le voyage cinématographique de Semi Chellas

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Pour Semi Chellas, scénariste, productrice et réalisatrice originaire de Calgary et établie à L.A., cumuler plusieurs rôles n’est pas intimidant, mais bien inspirant. En fait, la carrière de Mme Chellas la catapulte constamment d’un projet à l’autre, car elle peut occuper n’importe quel poste, peu importe la description de tâches. Toutes les émissions où son nom apparaît au générique (dont plusieurs épisodes de la célèbre série Mad Men, pour laquelle Mme Chellas a été scénariste avant de devenir productrice déléguée) illustrent son travail herculéen et sa parfaite maîtrise des dialogues, des personnages et des scènes. Son travail récompensé aux Emmy avec l’équipe de l’agence Sterling Cooper lui a ouvert la voie et l’a préparée à produire des séries comme The Romanoffs et Le Transperceneige, ainsi qu’à écrire, produire et réaliser son plus récent projet, un long métrage intitulé American Woman. Lancé cet été, American Woman, qui met en vedette Hong Chau et Sarah Gadon, est son adaptation pour le grand écran du livre éponyme de Susan Choi. Une fiction qui revisite l’année où la mondaine Patty Hearst, de l’empire médiatique du même nom, aurait été enlevée par un petit groupe radical de militants politiques. Tourné au Canada, ce long métrage où Mme Chellas fait ses premiers pas comme réalisatrice a été « à la fois des retrouvailles et un retour sur scène ». Nous avons rencontré Mme Chellas pour qu’elle nous parle des similitudes entre captivité et évasion, de la vie d’écrivain à Paris et de ce qui alimente sa fascination pour le Montana.

Sarah Gadon et Hong Chau se font face sur le bord d'une autoroute dans le film American Woman
Sarah Gadon et Hong Chau dans le film *American Woman*.     Photo : Elevation Pictures

enRoute Avant de commencer le tournage d’American Woman, vous avez conçu un album d’images, qui est devenu votre planche de tendances pour le film. Qu’y trouvait-on ?

Semi Chellas Des photos extraites des films La balade sauvage et Bonnie et Clyde. J’y ai aussi collé des images de magazines des années 1970 qui avaient l’air contemporaines. Je voulais une facture visuelle extrêmement précise, qui rendrait parfaitement l’époque. Bizarrement, c’est amusant de constater que les vêtements, le style et les barbes ne sont pas si différents aujourd’hui. J’y avais aussi la reproduction d’une peinture japonaise d’une petite maison dans une clairière, qui me faisait vraiment penser à Jenny, le personnage interprété par Hong Chau. Pour Pauline, jouée par Sarah Gadon, j’avais inclus des photos d’éclats de miroir brisé, et d’une toile d’araignée.

ER Comment avez-vous su que vous étiez prête à réaliser un long métrage ?

SC J’ai fait un retour sur ma carrière. Je suis sur des plateaux de tournage depuis 20 ans. J’ai vu les méthodes de travail des réalisateurs. Je sais raconter une bonne histoire. J’ai fait de la postproduction et du montage. Je crois qu’il y a des chiens de garde, mais souvent on se freine soi-même à cause de nos propres barrières. Il y a encore quelques années, je n’avais pas rencontré beaucoup de femmes à la réalisation. J’en avais croisé quelques-unes, mais elles me semblaient si formidablement extraordinaires que je n’arrivais pas à m’imaginer que je pourrais faire ça, moi. En fait, ça a pris un homme, un gros bonnet des studios, pour me demander : « Pourquoi tu ne réaliserais pas American Woman, si tu veux que cette œuvre soit adaptée à l’écran ? »

ER Des scènes illustrent la mystérieuse disparition de Pauline de la maison familiale comme étant en partie un kidnapping, en partie une fugue et en partie, parfois, des vacances ; l’héroïne est prisonnière dans une certaine mesure, mais certains passages suggèrent que c’est une victime consentante de son enlèvement. Quel est le message du film quant au concept de voyage ?

SC Les notions d’évasion et de captivité sont plus imbriquées qu’il n’y paraît. Je voulais que le film réponde aux questions que je me posais sur Pauline : « Que se passe-t-il dans son esprit ? » Voilà pourquoi Sarah Gadon est l’actrice idéale pour interpréter Pauline. À l’écran, on est très intime avec elle, mais on ne sait jamais vraiment à quoi elle pense. Je voulais que le film soulève la question des différences et des similitudes entre captivité et évasion.

ER Et de quelle manière ?

SC L’histoire s’inspire de l’enlèvement de Patricia Hearst, en 1974. Le film est une adaptation du roman de Susan Choi, qui imagine cette année perdue, alors que Patty a disparu de la maison familiale. Les gens ajoutent leurs interprétations à ce qui s’est vraiment passé quand la jeune femme a disparu. Elle est devenue un symbole, une projection sur écran géant de ce que les gens percevaient, des sentiments qu’ils entretenaient pour leurs propres enfants, pour la culture de l’époque, pour ce que vivait cette génération. Certains l’ont vue comme une rescapée, arrachée à sa vie de fille de riche et son étouffante éducation, libérée parce qu’elle avait fui l’environnement dans lequel elle baignait à la recherche d’une nouvelle expérience. D’autres n’ont vu que la violence de toute cette histoire et l’ont remise en question, du début à la fin. Peu de gens sont voyants, alors quand on part en voyage on ne sait pas vraiment si on s’évade ou si on se précipite vers quelque chose.

ER Quels sont les lieux de tournage les plus représentatifs que vous ayez choisis ?

SC Les personnages se cachent dans une ferme tranquille, parce que le concept de captivité est si abstrait. C’est presque un cadre bucolique où passer ses vacances estivales. On a trouvé la ferme idéale en sillonnant l’Ontario en voiture, alors qu’on tournait à Toronto et dans les environs. On a déniché cette belle demeure en L, qui avait tous les avantages d’un plateau de tournage, mais sans personne à 65 km à la ronde.

ER Les réalisateurs ont parfois la réputation de traiter les lieux de tournage comme un personnage à part entière. Est-ce le cas pour American Woman ?

SC Parfaitement. Nous devions trouver un lieu propice à un climat de tension et de complexité. Comment peut-on être prisonnière dans un si vaste et bel espace naturel ? C’est un aspect important des émotions que le lieu devait susciter. Dans la seconde moitié du film, elles sont en fuite, sur la route. Je voulais qu’on sente les grands espaces et que l’on perçoive l’Amérique et les paysages qui défilent. Tout dans le décor semblait vivant, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter des dialogues : les champs de maïs, les ranchs, les montagnes, puis l’océan, enfin.

ER Comme scénariste, quelle ville vous a inspiré le plus de scènes ?

SC La toute première chose que j’ai écrite, c’était : « Je veux être écrivaine et je veux vivre à Paris. » J’y suis allée dans la vingtaine. J’étais encore suffisamment naïve à l’époque pour croire que c’est une ville merveilleuse où écrire. Et devinez quoi ? C’est une ville merveilleuse où écrire ! Je la recommande fortement. Il y subsistait toute l’inspiration des artistes qui s’y étaient installés et y avaient œuvré. Les années 1890 ! Les années 1920 ! Les années 1950 ! J’ai habité dans les XIe et Ier arrondissements, alors partout autour de moi j’avais du matériel à revendre.

Une rue étroite de Paris encadre la Tour Eiffel
Paris.     Photo : Earth (Unsplash)

ER Vous avez coscénarisé quelques épisodes de Mad Men avec Matthew Weiner, dont « L’autre femme », qui a remporté un Writers Guild Award et a été en nomination aux Emmy. Dans cet épisode, Peggy Olson doit annoncer à Don Draper, son patron, qu’elle démissionne. Les dialogues sont tellement réalistes qu’ils dépassent la fiction. Avez-vous puisé dans votre vie personnelle pour les écrire ?

SC Oui. Ce moment de gratitude et de peur mêlées que ressent Peggy, son besoin d’exploser, de prendre des risques et de quitter le nid, c’est un passage obligé pour de nombreux auteurs désirant évoluer. Quand nous planchions sur le récit, quelqu’un dans la salle de rédaction a lancé : « Parfois, mieux vaut rompre avec les gens qui croient le plus en toi, parce qu’ils n’arriveront jamais à te percevoir différemment. » Voilà une déclaration que nous pouvions tous parfaitement comprendre. Dolly Parton a déjà déclaré que « tous les changements étaient douloureux », et ça résume tout l’épisode.

ER Il y a un passage dans « L’autre femme », où Don dit que la vraie beauté est inatteignable. Êtes-vous d’accord avec cet énoncé ?

SC Oui, je le suis. Ce que l’on convoite est toujours hors de portée, on désire l’insaisissable. C’est ce qu’on possède sans le savoir. On est souvent aveugle à la beauté qui se trouve juste là, sous nos yeux. Le désir est toujours l’inaccessible ou l’inatteignable.

ER La Peggy de Mad Men ou la Jenny d’American Woman : de laquelle vous sentez-vous la plus proche ?

SC Ça revient à me demander quel est mon enfant préféré. Je ne pourrais jamais être aussi endurcie que Peggy. Je trouve qu’elle supporte très bien le stress. Bizarrement, Jenny est une spectatrice. Elle essaie de comprendre tout ce qui se passe. C’est un personnage difficile à cerner et à jouer. Hong Chau a insufflé tant de quiétude et de grâce à son jeu: c’est à ça que j’aspire.

ER Quelle est votre escapade de rêve, après la scénarisation ou la réalisation d’un film ?

SC Auprès de mes enfants. Quand je perds la boule après une journée d’écriture, que je rentre à la maison et que je les vois, c’est ma plus belle récompense ; je ne sais pas si je m’évade, mais je me ressource.

Des plaines herbeuses et des montagnes rocheuses recouvrent le paysage du Montana
Montana.     Photo : Noah Austin (Unsplash)

ER Il y a des années, vous avez déclaré vouloir vivre dans le Montana. Pourquoi ?

SC J’ai fait plusieurs voyages au Montana, grâce à des récits historiques qui m’ont fascinée. J’ai grandi en Alberta, alors ces types de paysages alimentent mon âme. J’ai toujours ressenti ce désir d’évasion, cette soif d’aventure.