Les chefs canadiens Briana Kim et David Zilber sur l’essor de la fermentation
Nous parlons avec deux chefs et bromatologues de renom sur la culture, la chimie et la magie de la fermentation et les raisons expliquant que les meilleurs restos du monde se rapprochent des labos d’alimentation.
Dans chaque pot de cornichons ou cuve de nuoc-mam, une brigade invisible de levures, de bactéries ou de champignons agit sur la saveur et la texture dans le processus de la fermentation. La science moderne explique comment ça marche au niveau moléculaire, mais il y a longtemps qu’on sait pourquoi : la fermentation conserve les aliments, libère les nutriments, facilite la digestion et ajoute ce petit goût piquant qu’on aime tant. Si on se fie à notre appétit du levain et à la popularité du vin nature, du miso, du kimchi et d’autres ferments, l’ère actuelle est celle de la fermentation, et il se pourrait bien qu’elle soit là pour rester. Des restaurants suivent le mouvement également, certaines institutions rouvrant leurs portes en tant que laboratoires alimentaires, comme le Noma de Copenhague ou El Bulli, en Espagne. Nous avons discuté avec le chef et bromatologue torontois David Zilber, coauteur du Noma Guide to Fermentation, et l’Ottavienne Briana Kim, réputée cheffe du Café My House, d’Alice et de l’Antheia, table de chef et labo de fermentation devant bientôt ouvrir, pour voir ce que l’avenir des ferments nous réserve.
enRoute Quand la fermentation a-t-elle piqué votre curiosité pour la première fois ?
Briana Kim Je suis née en Corée, mais ma famille a émigré au Canada quand j’étais jeune. J’ai des souvenirs de tous les pots en terre cuite que ma grand-mère mettait au jardin et ma mère, sur notre balcon. Elles sortaient de ces pots magiques du kimchi et des jang (sauces fermentées). J’ai des souvenirs viscéraux des odeurs mordantes de sauces et de poissons fermentés.
Quand j’ai commencé à cuisiner, je pensais que les techniques et saveurs à la française étaient la façon de se faire un nom. C’est par la fermentation que j’ai renoué avec ma culture et l’ai appréciée davantage. À mes débuts en restauration, je me suis tournée vers la fermentation pour rendre les menus d’hiver plus intéressants. Les souvenirs de mon enfance sont alors violemment remontés à la surface. Je testais quelque chose dans ma cuisine et j’avais des flashs : « Ça ressemble au ganjang, c’est une saveur que ma grand-mère me donnait à goûter. »
David Zilber Voici mon histoire apocryphe : j’ai sept ans, je regarde Transformers en mangeant un bol de Cheerios, que je laisse sur le comptoir sans le finir pour me précipiter à l’école, sac au dos. Quand je rentre à la maison, ma mère n’est pas contente, parce que je n’ai pas lavé mon bol avant de sortir. Je m’apprête à le faire quand je me rends compte que le lait a figé. Je m’écrie : « Qu’est-ce qui se passe ? » Et ma mère déclare : « T’as fait du yogourt ! »
Cet exemple illustre bien que les limites, les frontières sont floues. Rien dans l’univers n’est jamais parfaitement isolé. Les microbes qui avaient figé le lait avaient voyagé de la cuillère à ma bouche, et de ma bouche au bol. Les microbes ne sont pas très regardants sur les frontières fictives que nous traçons entre nous et les aliments.
ER En quoi la fermentation a-t-elle changé vos habitudes comme chefs ?
DZ Quand je cuisine et qu’une saveur m’échappe, c’est presque comme si mes connaissances en microbiologie ou en chimie organique percolaient à un niveau intuitif. S’il y a un vide dans le spectre des saveurs, je sais exactement ce qu’il faut faire. Ça peut être un truc aussi sacrilège qu’ajouter un soupçon de bagoóng dans ma recette de sauce bolognaise. Si un Italien me voyait faire ça, il dirait : « Mais qu’est-ce que tu fabriques ? » Mais si je n’ai pas de culatello di Zibello sous la main, je sais que j’ai cet autre ingrédient pour vraiment relever brillamment ma sauce tomate.
BK J’ai découvert une autre notion du temps, je crois, car adopter la fermentation exige de la recherche et du développement. Pratiquer la fermentation toute l’année vous oblige à répartir le temps d’une tout autre manière que dans un resto traditionnel. Certains projets peuvent prendre des mois, voire des années. L’été est une période de production très active, pendant laquelle je me concentre sur les conserves autant que possible. Les hivers sont consacrés à la planification, à la préparation de la saison des cultures, à celle des menus de toute l’année. Ça me permet d’avoir un plan de match pour l’année qui vient.
ER Depuis des milliers d’années, la fermentation est un élément essentiel de la cuisine de nombreuses cultures, mais son importance dans la gastronomie occidentale est assez récente. À quoi attribuez-vous cette évolution ?
BK The Noma Guide to Fermentation a eu un impact indéniable sur la gastronomie. Depuis cinq ans, je reçois de nombreux CV de gens qui se vantent d’avoir dévoré le guide du début à la fin et testé toutes les recettes.
De plus en plus de chefs redéfinissent ce que signifie la gestion d’un établissement gastronomique et explorent de nouvelles saveurs et techniques qui ne se limitent pas à la cuisine française en tenant compte de la durabilité. C’est logique qu’on se tourne vers l’histoire de l’alimentation pour trouver de l’inspiration.
DZ Quand je travaillais sur le guide, je me demandais si quelqu’un allait le lire. Eh bien, beaucoup de gens l’ont lu. Le livre a touché une corde sensible chez les cuisiniers qui aiment décortiquer les choses et comprendre leur fonctionnement.
Il y a eu beaucoup d’engouement et d’intérêt public dans ce domaine. Même si on n’y prête pas vraiment attention, on ne peut pas se promener dans une épicerie sans être bombardé de slogans sur la fermentation. Cela a commencé bien avant mon arrivée. Au Noma, j’étais au bon endroit au bon moment.
ER Sandor Katz’s Fermentation Journeys, signé par un maniaque de la fermentation surnommé Sandorkraut, raconte les voyages et apprentissages de l’auteur sur les ferments et techniques du monde entier. Si vous écriviez un tel ouvrage, d’où partiriez-vous ?
DZ J’ai toujours voulu passer du temps avec la cheffe et moniale Jeong Kwan en Corée du Sud et suivre son tempo. Je suis allé en Chine, au Japon et au Vietnam et j’ai vu la fermentation dans tous ces pays. La Corée semble être un pilier régional pour son art, son savoir-faire et ses saveurs distinctes.
BK Le programme Templestay m’intrigue, moi aussi, je ne suis pas allée en Corée depuis 23 ans.
DZ Tu devrais faire le pèlerinage !
ER Dans The Noma Guide to Fermentation, on peut lire : « Vos ferments ne sont limités que par votre imagination. » Où votre imagination vous entraîne-t-elle aujourd’hui ?
BK Je prévois visiter la Fermentation Factory du Silo, à Londres. J’ai discuté avec le chef Douglas McMaster de créativité, de fermentation et d’innovation, et c’est un allié précieux. J’aimerais en savoir davantage sur sa façon d’aborder une démarche zéro déchet en gastronomie.
Je suis en pleine construction de mon labo de fermentation pour mon resto. L’objectif, quand on construit ça, c’est de consacrer autant de temps à la recherche et au développement qu’au service. On va pouvoir y arriver, parce que ce sera un très petit resto : 16 clients par soir, quatre soirs par semaine. J’aimerais aussi faire une plus grande place au développement durable dans ce modèle.
Et je lis Créativité : un art de vivre, de Rick Rubin, pour trouver des sources de créativité hors de la cuisine. Mes deux parents sont artistes, j’essaie toujours d’en apprendre davantage sur l’histoire de l’art.
DZ J’ai acheté Comme un vol d’étourneaux, de Giorgio Parisi, qui examine les théories qui président à la complexité. Je suis curieux de savoir si la complexité peut ou doit être résolue, et si elle peut être modélisée. Si je devais parier, je dirais que non. On ne peut pas saisir la fermentation dans son entier. L’univers est plus complexe que ce qu’on peut appréhender. Et c’est très bien ainsi, il faut l’accepter.