Tojo et les makis réinventés

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Lors d’un retour au bercail, le célèbre chef canado-japonais explore le fragile équilibre entre innovation et tradition culinaires.

« Faites-vous des makis inversés ? » s’informe Hidekazu Tojo dans un bar à sushis bondé du vieux quartier Shinsekai, à Osaka. Le chef au comptoir balaie la question du revers de la main : « Non. Jamais fait. » Le visiteur de 74 ans se rabat sur un nigiri à la sardine qu’il arrose d’une bière. Ce refus net l’étonne, surtout à Osaka, surnommée la « cuisine de la nation » pour son hardi brassage de styles culinaires. Il y a plus de 50 ans, c’est ici que M. Tojo plongea dans l’art minutieux de la gastronomie japonaise, apprenant à maîtriser l’équilibre délicat des saveurs et des textures comme apprenti cuisinier de 18 ans.

Trois ans plus tard, il traversait le Pacifique pour devenir chef au Maneki, un des premiers restos japonais de Vancouver. Dans les années 1970, les goûts locaux favorisaient les mets cuits tels tempura, teriyaki et sukiyaki, et se méfiaient des ingrédients du genre nori et poisson cru. Lorsque M. Tojo endossa le rôle de premier chef au Jinya, un comptoir à sushis de quatre places sur West Broadway, combattre ce scepticisme devint une question de survie. « Si les gens ne mangeaient pas mes plats, j’étais au chômage », explique-t-il. Il se mit donc à expérimenter, remplaçant le poisson cru par de l’avocat et du crabe bouilli et cachant le nori sous le riz. Il finit par appeler sa création Tojo Maki. Aujourd’hui, ce sushi inversé est bien connu sous le nom de maki californien.

Une équipe de tournage au Japon
Accompagnés par une équipe de tournage locale, les cinq membres de Wallop Film ont passé six jours à Osaka, Kyoto et Saitama.    

Les Vancouvérois s’éprirent du poisson cru et de M. Tojo en tandem. En 1988, le chef ouvrait le Tojo’s, dont l’approche des sushis, inspirée du Japon et ancrée dans le nord-ouest du Pacifique, lui valut rapidement l’attention de Martha Stewart, d’Anthony Bourdain et d’une constellation d’illustres acteurs, musiciens, athlètes et politiciens, de David Beckham à Pierre Trudeau. Mais au Japon, sa façon de repousser les limites, responsable de son statut de célébrité locale à Vancouver, fut interprétée par certains comme une rupture avec la tradition.

C’est ce dilemme qui motive le retour de M. Tojo au Japon, avec une équipe de tournage dont je fais partie. Nous sommes ici pour filmer le documentaire The Chef & the Daruma, réflexion sur son legs et sa carrière de pionnier culinaire. Son parcours nous mène d’Osaka à Kyoto, où il prévoit rencontrer des chefs et des producteurs locaux qui explorent de nouveaux moyens d’innover tout en préservant les pratiques et techniques ancestrales.

Le chef Hidekazu Tojo coupe de la viande
C’est avec doigté et un couteau affilé que le chef Hidekazu Tojo conçoit avec brio des plats depuis plus de 35 ans, au comptoir de son resto de Vancouver.     Photo : Matt Lawrence Dix

Notre premier arrêt dans l’ancienne capitale est la brasserie de saké Tamanohikari, vieille de 350 ans, dont le chef Tojo importe les produits depuis plus de 10 ans. Située dans l’arrondissement de Fushimi, où la nappe phréatique donne une eau fraîche abondante, la brasserie se spécialise dans le saké de type junmai, dit « pur », car on le fait à partir de seulement trois ingrédients : riz, koji et eau, sans ajout d’alcool ni de sucre. Les employés remuent consciencieusement le futur saké dans des cuves en bois à l’aide de longues pagaies qu’ils manipulent depuis l’étage du dessus. Au lieu de dépendre de la machinerie, jeunes et vieux brasseurs travaillent main dans la main, partageant leur savoir-faire pour apprendre les uns des autres.

« Le savoir-faire est très important, déclare le vice-président Yosuke Haba au chef Tojo. Nous sentons ce dont le saké a besoin, s’il doit être étalé ou remué. » M. Tojo opine du bonnet tandis que des brasseurs charrient des montagnes de riz fumant dans les salles de fermentation. « Les artisans du saké voient, sentent et manipulent le riz et le saké avec un soin et un respect qui rehaussent le produit final », dit-il.

In situ à Kyoto, à la brasserie de saké Tamanohikari
In situ à Kyoto, à la brasserie de saké Tamanohikari, l’une des premières au Japon à avoir popularisé le saké junmai.    

Les vieilles méthodes règnent à la brasserie, mais un intérêt nouveau pour la production zéro déchet a entraîné l’ouverture du resto Junmai Sakekasu Tamanohikari, dans le centre de Kyoto. L’ingrédient vedette au menu : le sake kasu, lie pâteuse issue de la production du saké. M. Tojo commande le spécial du midi, un plateau de petites bouchées style châtaignes et sériole onctueuse, avec potage crémeux et riz cuit dans un faitout en terre cuite, le tout arrosé d’amazake, une boisson sucrée à base de riz. Un arôme familier se dégage lorsqu’il retire le couvercle du faitout : la variété ancestrale du riz, omachi, est celle qu’utilise la brasserie. Provenant de la préfecture d’Okayama, c’est l’une des plus anciennes variétés de riz à saké. Elle a failli disparaître, mais les efforts de la Tamanohikari en matière de développement durable ont contribué à la faire revivre.

Réputé être un des restos les plus discrets de Kyoto, le Farmoon se cache dans une machiya (maison traditionnelle en bois) reconvertie près du temple Ginkakuji. Avec ou sans réservation, on ne s’y pointe pas comme ça : il faut y avoir été invité selon le principe ichigen-san okotowari. Dirigé par Masayo Funakoshi, une sculptrice devenue cheffe ayant affiné sa technique aux États-Unis et sur des bateaux de croisière dans le Pacifique, ce salon de thé mêle les influences internationales de la cheffe à une approche hyperlocale. L’intérieur cha- leureux et rustique pourrait être celui de la demeure de Mme Funakoshi, les céramiques, antiquités et objets d’art rapportés de ses voyages et l’ameublement de bois sculpté témoignant de son âme d’artiste.

L'équipage se dirige vers le marché Nishiki à Kyoto
En chemin vers le marché Nishiki, à Kyoto, où, parmi les spécialités locales, on compte les sushis de maquereau et des dashimaki tamago (rouleaux d’omelette au dashi).    

Quand on lui propose le tofu maison de la cheffe, M. Tojo ne peut résister. « C’est un goût délicat, une texture nouvelle pour moi. C’est dur à expliquer », décrit-il. Avec un vin nature pétillant, les plats (gruau de riz au thé bio et assortiment coloré de légumes marinés cueillis localement) donnent une touche raffinée aux recettes traditionnelles par l’emploi de techniques et d’ingrédients glanés par Mme Funakoshi à l’étranger. « Je respecte son style, déclare M. Tojo. Elle remet en question à sa manière les façons de faire. »

L’historique promenade du philosophe nous mène au Nanzenji Harada, qui n’accueille qu’un groupe par soir. Le chef Harada arbore nœud papillon et large sourire lorsqu’il reçoit M. Tojo et notre équipe dans la machiya convertie en bar de quatre places. En entrée du menu dégustation, il nous montre une feuille de kombu séché d’Hokkaido plus longue que le bras de M. Tojo. « Les cristaux blancs ne sont pas du sel, mais de l’umami », explique-t-il derrière le comptoir. Il fait bouillir l’algue dans de l’eau puisée à l’aube au sanctuaire et la sert telle quelle, sans sel ni sucre. M. Tojo prend une gorgée du liquide pour en tester la saveur. « C’est vrai ! Pas besoin d’assaisonner. »

Le chef Tojo et son frère Kunikazu Tojo
À Osaka, le chef Tojo et son frère Kunikazu au comptoir de l’izakaya de 23 places Teppankushiyaki-sakaba Akabaneya.    

M. Harada attrape un bol débordant de flocons de magurobushi (thon jaune séché), qu’il verse délicatement dans la casserole de kombu. Les flocons ultrafins se condensent instantanément, transformant l’eau de cuisson en dashi doré, pierre angulaire de la cuisine japonaise. « J’en ai tellement goûté dans ma carrière, avoue M. Tojo, mais celui-ci a un arôme, une couleur et une sensation en bouche différents. » C’est peut-être parce que M. Harada n’utilise pas l’habituel katsuobushi (listao séché), optant plutôt pour un poisson plus doux. Ou peut-être est-ce parce qu’il le fume aux branches de cerisier pour lui donner un fumet floral. Ces subtilités allument M. Tojo.

Le chef Hidekazu Tojo et sa famille à la fin d’un repas à Ohnoya
Le chef Hidekazu Tojo et sa famille à la fin d’un repas à Ohnoya, un ryōtei traditionnel d’Osaka, où les clients mangent sur tatami dans des salles privées.    

À la fin du repas et du tournage, nous repartons en saisissant mieux la façon dont les traditions évoluent en ouvrant de nouveaux horizons et réalités. « Une bonne tradition honore les compétences et le savoir-faire », lance M. Tojo. En ce sens, elle célèbre l’expérience du chef sous toutes ses formes. « Il y a une grande différence de goût, de texture et d’esthétique entre une carotte hachée au robot culinaire et une tranchée par une main experte et un couteau bien affuté », conclut-il. Un océan de différences.

Deus ex maki

 
L’envers du décor des innovations culinaires du chef Hidekazu Tojo

Une illustration d'un Golden Roll
  • Golden Roll — Tâchant de satisfaire les clients difficiles qu’intimidaient les sushis, M. Tojo cacha le nori, le riz et les produits de la mer dans une fine crêpe d’œufs frits (telle une omelette japonaise). Les clients apeurés par le poisson l’essayèrent et l’aimèrent. Une idée en or.
Une illustration de la Great B.C. Roll
  • Great B.C. Roll — Dans les années 1970, une vague de gens d’affaires japonais se rendant à l’étranger pour le travail fréquentaient des restos de Vancouver comme le Maneki. L’unagi (anguille d’eau douce), très en demande, n’était pas encore disponible au Canada. En combinant peau de saumon grillée et teriyaki, M. Tojo reproduisit les saveurs sucrées-salées que cette clientèle recherchait.
Une illustration du Great Canadian Roll
  • Great Canadian Roll — Alliant homard de l’Atlantique et du saumon fumé du Pacifique, le sushi biocéanique de M. Tojo fut jadis surnommé « maki des gens riches et célèbres ». Le chef avait essayé le saumon fumé de Granville Island à son arrivée à Vancouver, et il s’approvisionne toujours dans ce marché public bien-aimé.
Une illustration du Northern Lights Roll
  • Northern Lights Roll — Inspiré par un voyage à Yellowknife et ses réflexions sur la façon d’intéresser les palais japonais aux concombres anglais, M. Tojo éplucha ceux-ci en fines bandes translucides dont il enveloppa les sushis : les stries de couleur évoquent une aurore boréale. Au service, il insiste pour qu’on n’utilise pas de sauce soya. Les crevettes sauvages et les fruits frais à l’intérieur libèrent un goût aussi vif et frais que l’air du Nord.
Une illustration du Tojo Roll
  • Tojo Roll — Dans les années 1970, au bar à sushis Jinya de Vancouver, aujourd’hui fermé, M. Tojo changea l’opinion des clients peu friands d’algues avec ce qu’il appela plus tard le Tojo Roll : riz à l’extérieur, crabe et avocat à l’intérieur. Mais il n’est pas seul à revendiquer la paternité de ce qu’on appelle aujourd’hui le maki californien ; les chefs Ken Seusa et Ichiro Mashita, à Los Angeles, le font aussi.