La food, à la française
Quatre femmes du milieu culinaire de quatre villes de France nous font goûter leur ville : pain, fromage, vin et une gâterie.
Le mythe de la Française, réelle ou fantasmée, est largement répandu : elle est chic, svelte et sensuelle, et ferrée en mode, en cuisine et en vin. Ce cliché durable est peut-être même une des principales exportations de la France, avec sa cuisine. Mais comme on le voit dans le Guide Michelin, toujours fortement masculin, les femmes restent sous-représentées sur la scène culinaire nationale. Il est temps de briser archétypes et stéréotypes. « Les Parisiennes, en particulier, sont hyper fétichisées et font l’objet de nombreux mythes », affirme Lindsey Tramuta, dont La nouvelle Parisienne dépeint une énergie féminine bien plus complexe et formidable qui remodèle notamment les restos de la capitale. « Blanche, grande, aisée, hétéro : pensez Catherine Deneuve, Brigitte Bardot, Charlotte Gainsbourg, Jeanne Damas. On ignore une grande partie de la population. Peut-on cesser de faire ça ? » demande l’autrice. Oui, on le peut. Nous sommes allés discuter avec des femmes actives sur les scènes culinaires de Paris, de Lyon, de Toulouse et de Nice pour savoir ce qui les anime.
Paris
## Khánh-Ly Huynh
Directrice de la création et copropriétaire,
The Hood et Nonette
« Je viens d’une famille de restaurateurs. Pour mes parents, la nourriture était un moyen d’exprimer son amour, et c’est pareil pour moi », affirme la cheffe Khánh-Ly Huynh. À la tête de deux établissements parisiens en vogue, The Hood et Nonette, elle réinvente les classiques des cuisines singapourienne et vietnamienne dans sa France natale. Gagnante de la version française de MasterChef et diplômée de l’Institut Paul Bocuse, Mme Huynh raconte qu’elle ne trouvait aucun banh mi digne de ce nom dans un pays où la diaspora vietnamienne est l’une des plus importantes. Avec son associée Pearlyn Lee, elle a décidé d’en proposer à base de condiments maison et de charcuteries de fermes durables. « L’horizon des personnes issues de l’immigration commence tout juste à s’ouvrir, dit-elle. On a longtemps tout regroupé sous le terme “cuisine asiatique”, mais il y a aujourd’hui un changement de perception. »
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Bulle Boulangerie —
Quand je pense au pain, je pense au banh mi et à la façon dont l’histoire coloniale de la France au Vietnam l’a façonné, et à quel point j’étais difficile en la matière pour notre resto. À Paris, je préfère en général les petits établissements discrets gérés par leur proprio, comme cette nouvelle boulangerie. Le décor est minimaliste, la focaccia délicieuse, et on peut y boire un café.
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Taka & Vermo —
Ayant grandi dans une famille vietnamienne, j’ai découvert le fromage sur le tard. Dans le 10e arrondissement, cette merveilleuse fromagerie est tenue par un couple, Laure Takahashi et Mathieu Vermorel. On y est accueilli par une infinité de fromages, tous présentés de manière attrayante. L’un de mes préférés est le langres, un fromage bourguignon fort, à croûte lavée et orangée.
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Faussaire —
Cette boutique du 11e arrondissement, quartier en plein essor réputé pour ses bars, proposait déjà des vins nature et à intervention minimale avant de devenir tendance. Je remercie le propriétaire, Dominique Tissier, de m’avoir fait découvrir ce qu’est un bon champagne : festif, croquant, pétillant. J’aime la façon dont différents vins peuvent créer différents états.
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TOMO —
Pâtisserie et salon de thé, Tomo a initié Paris aux wagashis. Il en propose de traditionnels, tel le dorayaki, une crêpe farcie de haricots rouges confits. S’il fait beau, prenez-en à emporter avec un latté au matcha et installez-vous place de l’Opéra. C’est fou. Une fois, j’y suis allée et Jamiroquai relaxait, attablé tout près. Voilà le genre d’endroit que c’est.
Lyon
## Jacotte Brazier
Présidente, Les Amis d’Eugénie Brazier
S’il y a une figure de l’histoire culinaire française qui a pavé la voie aux restauratrices, c’est Eugénie Brazier. La légendaire mère de la cuisine française était une fille de ferme célibataire avec un fils en bas âge lorsqu’elle est montée à Lyon en 1915. Elle est devenue l’une des Mères lyonnaises, matriarches qui ont bâti la réputation culinaire de la ville à une époque où les industries de la soie et de l’automobile étaient florissantes. Mme Brazier a été la seule à recevoir six étoiles Michelin jusqu’à Alain Ducasse, en 1998. « Pour les femmes dans ce domaine, c’est une question de personnalité. Nous ne sommes pas avides de pouvoir, mais nous sommes fortes », remarque sa petite-fille Jacotte Brazier. Restauratrice de troisième génération de La Mère Brazier (qui sert toujours, sous Mathieu Viannay, de la haute cuisine régionale rue Royale), elle dirige aujourd’hui avec brio et savoir-faire Les amis d’Eugénie Brazier, une association qui offre des bourses à de jeunes femmes en formation culinaire.
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Boulangerie Jocteur —
Je suis une piètre citoyenne française : la baguette, ce n’est pas mon truc. Je préfère un beau pain aux noix ou aux grains entiers. Jocteur a de chouettes pâtisseries, dont la fameuse tarte à la praline rose lyonnaise. L’enrobage sucré se distingue par son rose, qu’on obtenait jadis grâce à la cochenille. C’est une jolie spécialité locale, faite ici avec brio.
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La Mère Richard —
Propriété de la fromagère de seconde génération Renée Richard, cette pittoresque fromagerie appartenait auparavant à sa mère, qui portait le même nom. L’endroit est connu pour son saint-marcellin, un fromage à pâte molle au lait cru de vache affiné sur place. C’est aux Halles de Lyon Paul Bocuse, on peut donc passer prendre du pain chez Jocteur et déguster le tout avec un café.
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Hameau Dubœuf —
Lyon est au cœur des vignobles les plus magiques : Bourgogne, Savoie, Haute-Savoie, vallée du Rhône. Avant que les vins de ces régions deviennent célèbres, mon père, Gaston, les servait à notre resto, de même que Paul Bocuse, un ami de la famille de longue date. À moins d’une heure de route de Lyon, ce musée et parc thématique sur l’héritage de la viticulture en Europe vaut le détour.
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Le Canut et les Gones —
On connaît tous le bouchon lyonnais, ce traditionnel bistro de Lyon. Celui-ci, propriété de Frank Blanc et dirigé par le chef japonais Junzo Matsuno, tire son nom des ouvriers de la soie. La délicate tête de veau y est si finement tranchée qu’on dirait une chiffonnade. L’ambiance est merveilleuse. C’est une de mes adresses préférées à Lyon quand je veux me gâter.
Toulouse
## Sophie Franco
Cofondatrice, La Food Locale
« On n’arrêtait pas de croiser des femmes qui faisaient des choses incroyables en cuisine et en agriculture, mais pourtant, les projecteurs restaient braqués sur les hommes », explique Sophie Franco, qui a cofondé La Food Locale avec l’ex-restauratrice Estelle Elias. Leur annuaire des entreprises et leur prix Femmes de Food font la promotion des femmes de l’industrie, à Toulouse et dans la région, qui mérite, selon Mme Franco, une plus grande attention. « Oui, on parle davantage de Paris ou de Marseille comme destinations gastronomiques, mais ça évolue ici », précise-t-elle. Elle souligne que l’Occitanie, région administrative créée en 2016 englobant les vallons à l’est jusqu’à la Méditerranée et au sud jusqu’à la frontière catalane espagnole, cultive le plus grand nombre de produits bios du pays. « Aujourd’hui, je peux boire un verre de vin avec des huîtres locales du bassin de Thau, alors qu’il y a peine 10 ans, ce n’était pas possible. »
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Terra Maïr —
Terra Maïr est une entreprise tout durable, tout bio, située dans un quartier animé, sur les bords de la Garonne, la rive droite de Toulouse. C’est une chouette petite boulangerie de quartier au style contemporain. J’aime essayer des pains faits à partir de différents types de farine, genre au maïs ou à l’engrain. Surtout, ne partez pas sans avoir goûté aux pâtisseries.
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Fromoccitanie —
Fromoccitanie propose un vaste choix de fromages fermiers et artisanaux dans un cadre ultramoderne. La proprio, Mélanie Baby, fait affaire avec des agriculteurs de la région et de tout le pays ; la tomme des Pyrénées y côtoie le rocamadour, un petit fromage rond et doux au lait cru avec lequel j’ai grandi, que j’accompagnerais de noix et de truffe noire du Périgord.
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La Contre-Cave —
L’expérience de La Contre-Cave, dans le quartier historique de Saint-Cyprien, tient surtout à la propriétaire, Perrine Laffitte, qui a une approche très personnelle et sensorielle du vin. Ses ateliers, animés sur fond de briques rouges toulousaines, rendent l’univers du vin accessible. C’est un lieu agréable où découvrir la négrette, un cépage local, ou essayer une bouteille de corbières.
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Pâtisserie Georgette —
On déniche cette pâtisserie classique tout près du quartier Pont des Demoiselles. Elle est tenue par une pâtissière chevronnée, Angélique Barrau, qui privilégie les produits locaux. Ses tartes aux fruits sont délicieuses, et elle les modifie constamment en fonction des ingrédients de saison de la campagne environnante. Ici, vous ne trouverez pas de fraises en hiver.
Nice
## Julia Sedefdjian
Cheffe et Cofondatrice, Baieta
Ado, la cheffe Julia Sedefdjian a quitté sa Nice natale pour Paris. Quelques années plus tard, à 21 ans, elle devenait la plus jeune femme à obtenir une étoile Michelin. Dans un domaine où seulement 6 % des chefs étoilés sont des femmes, c’est notable. « Peut-être que les femmes sont moins au premier plan commercial, note-t-elle. Mais nous sommes à présent bien plus nombreuses dans les écoles et très actives dans les coulisses. J’aime le sentiment d’appartenance à une communauté quand on se rencontre lors d’événements. » Prise par son propre établissement parisien, le Baieta (« bisou » en nissart, son dialecte natal), elle aime rentrer en Provence pour voir sa famille. « Nice est la plus belle ville du monde, déclare-t-elle avec chaleur. Ce que j’aime, c’est qu’il y a les montagnes en arrière-plan et des paysages partout. On peut aller dans la nature et accéder aux plus beaux endroits facilement. Quand je retrouve le soleil, je revis. »
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Fournil Zielinska —
La boulangère Dominika Zielinska travaille avec des grains anciens et utilise beaucoup le levain. On peut aussi lui demander un pain à l’huile, qui ressemble à une fougasse. Le fournil Zielinska est dans le Vieux-Nice, aux bâtiments rouille et ocre, entouré de petits restos. Il y a de grands tonneaux d’olives et des senteurs de lavande dans les rues. C’est charmant !
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Délices & Crèmerie —
Cette minuscule échoppe propose les fromages du coin. On y trouve la tomme locale et de nombreux chèvres, ainsi que des charcuteries. Le personnel est très sympa. Vous pouvez demander à la proprio, Cathy Garavagno, de vous préparer un plateau de fromages. Personnellement, je raffole d’un bon chèvre mariné à l’huile et aux fines herbes.
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La Part des Anges —
Je garde un excellent souvenir de cet endroit, car c’est là que nous sommes allés fêter mon étoile Michelin. C’est à la fois un caviste et un bar à vins. La salle regorge de bouteilles de France, mais aussi d’ailleurs, disposées sur des étagères en bois. La façade est de couleur aubergine, ce que j’apprécie, car j’adore ce légume. L’un des cépages à déguster est le braquet, un rouge propre à la région.
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Chez Marie-Thé —
Au grand marché aux fleurs du cours Saleya, il y a ce petit stand qui sert des spécialités comme la socca et la pissaladière, ou encore de la salade de poulpe ou des pans bagnats. J’aime avec passion la tourte de blettes, à base de bettes à carde, d’œufs, de quantité de sucre et d’oranges. C’est un délice salé-sucré qu’on peut déguster au bord de la mer.