Dans l’arène avec les vedettes féminines de la lucha libre —
Fit, fierce, flamboyant.
Voir ces superhéroïnes mexicaines se disputer un match est mi-combat, mi-spectacle. Plus vieille fédération de lutte au monde, la *lucha libre* est le deuxième sport le plus populaire au Mexique, talonnant de près le foot, mais suscitant toutefois d’aussi vifs élans patriotiques. Sous les masques en cuir, les costumes flamboyants et les manœuvres athlétiques qui relèvent de l’exploit, les photographes Brett Gundlock et Lindsay Lauckner Gundlock ont découvert de redoutables *luchadoras* qui transforment l’image de la lutte et inspirent un mouvement social, dans le ring et en dehors.
Alors que le soleil descend sur l’Arena Coliseo de Mexico, résidents et touristes pénètrent dans ce foyer de la lucha libre. Ils soufflent dans des trompes, boivent de la bière dans des gobelets de carton, tentent d’attirer l’attention du vendeur de popcorn. Il fait frais dans le stade, mais la chaleur générée par toute cette foule est palpable.
Ce samedi soir de lutte met en vedette les luchadoras : de menaçantes lutteuses masquées qui rivalisent pour se tailler une place dans un bon vieux boys’ club. Les lumières clignotent, les spectateurs sifflent, les haut-parleurs beuglent un hymne. Sanely, 37 ans, lutteuse de troisième génération (et diplômée en psychologie), traverse la passerelle : bottes en cuir verni aux genoux, trench noir aux manches à écailles luisantes, short bleu et noir et soutien-gorge sport assorti. Son masque rappelle le S de son nom et rend hommage à son père, le légendaire lutteur Mano Negra. Un murmure d’excitation parcourt la foule quand la lutteuse monte sur le ring.
Au Mexique, la lucha libre est considérée comme le deuxième sport le plus populaire, après le foot. Elle se distingue par ses masques ouvrés imprégnés de traditions (familiales et autres), ses personnages flamboyants aux canevas de téléromans, ses sauts déments et son Spandex à gogo ; ce sport est une immersion dans la culture mexicaine qui n’a pas d’égal au musée ou dans une église historique. La lucha libre aurait débuté il y a plus d’un siècle, à l’aube de la révolution mexicaine, pour distraire le peuple de l’agitation politique. Les lutteuses professionnelles ont eu droit de cité jusqu’aux années 1950, quand on les a interdites dans la capitale. Perçues comme des figures immorales en marge du modèle mexicain de la féminité, elles ont alors été forcées d’aller lutter en province ou à l’étranger (l’interdiction a été levée en 1986).
C’est le troisième combat de la soirée à l’Arena Coliseo et Sanely fait signe à la foule de l’encourager. Même si elle est née dans une famille de luchadores, son père a refusé de l’entraîner, car il savait quelles épreuves et quels risques physiques l’attendaient. « Mon père a été mon plus grand obstacle, dit-elle. J’ai donc fait mes études en fille obéissante, puis lui ai tendu mon diplôme en disant : “Maintenant, je peux faire ce que je veux.” » Son boulot de psychologue lui a permis de s’entraîner jusqu’à ses débuts, il y a quatre ans. À présent, Sanely brise des barrières chaque fois qu’elle met le pied dans un ring. Son mariage de force et de féminité va au-delà du divertissement : c’est devenu un mouvement social.
L’arbitre fait mine de vérifier s’il n’y a pas d’armes dans ses bottes, mais Sanely est une técnica (c’est-à-dire qu’elle respecte les règles), et son style est basé sur la technique, pas la tricherie. D’autres luchadoras sont des rudas (elles enfreignent les règles), plus agressives et sournoises. On retrouve ici l’éternel combat entre le bien et le mal, mais avec plus de nuance et de style. Les spectateurs raillent les rudas et acclament les técnicas ; ceux des premiers rangs jouent au gérant d’estrade. « Fouler la passerelle, c’est inimaginable, affirme Sanely. Les projecteurs, la foule. C’est une drogue. .»
Le prochain round va bientôt débuter. Dalys la Caribeña entre dans le ring inondé par les projecteurs et salue un jeune fan qui crie son nom. Cinq fois grand-mère et tenante actuelle du championnat universel des amazones, elle fait partie de la royauté du sport : fille d’un promoteur de lutte panaméen, épouse et sœur de lutteurs professionnels et mère de deux filles qui s’entraînent à la lutte olympique. « Je ne suis pas une mémé ordinaire », dit-elle. Les luchadoras comme Dalys inspirent de plus en plus de jeunes femmes qui rêvent de gagner leur vie dans le ring ; elles ont besoin qu’on les appuie. Les lutteuses, rarement acceptées comme têtes d’affiche dans les arénas, travaillent deux fois plus fort pour être plus que de simples régals pour les yeux dans un environnement machiste où il n’est pas rare qu’on leur crie de retourner à leurs fourneaux. Dalys et ses consœurs sont des agents de changement ; elles se battent pour la justice et font figure de modèles. « Quand on devient luchadora, il faut choisir une marraine qui vous baptise, raconte Dalys. Je sers moi-même de marraine à une nouvelle génération de lutteuses, et je me réjouis de les inspirer. Elles savent ce qu’il m’en a coûté pour arriver où je suis. »
Avec la croissance du régiment de luchadoras professionnelles de Mexico vient une montée de la vague d’activisme féministe. Officieusement, les femmes s’organisent et se font entendre depuis des années, mais le mouvement gagne à présent en visibilité, des rues et milieux de travail aux arènes de lutte. Le machisme est toujours présent dans les coulisses de la lutte, mais moins qu’avant. Même si les lutteuses sont encore pointées du doigt parce qu’elles pratiquent un sport « d’homme », leurs collègues masculins ne sont plus aussi malveillants envers elles (certaines trouvaient leurs bottes collées au sol avant un combat). « Avant, il y avait plus d’obstacles pour les femmes, et c’était difficile de mériter le respect de bien des lutteurs. J’avais ma loge dans les toilettes », relate Lady Apache, 49 ans et plusieurs fois championne. Mais une vraie luchadora se bat sur tous les plans. « Si on ose faire les choses différemment, on va toujours irradier », ajoute-t-elle.
Lady Apache a livré son premier combat amateur avant la levée de l’interdiction. Elle n’a pas été payée ; elle était simplement emballée de pouvoir lutter. Les combats de ses premières années ont eu lieu dans des quartiers excentrés, des marchés, des églises, quand elle luttait pour être reconnue au même titre qu’un homme. Sa longue et brillante carrière lui a permis de voyager à travers le monde, mais pratiquer ce sport de contact a nui à sa vie personnelle. Quand on lutte, on doit tout donner, peu importe qu’on soit blessé ou qu’un proche vienne de mourir. Qu’on soit malade ou qu’on souffre, le public l’ignore (et n’en a cure). « La lutte vous prive de beaucoup de choses. Elle vous en enlève autant qu’elle vous en donne », précise Lady Apache.
« Si on ose faire les choses différemment, on va toujours irradier. »
Krazy Star, luchadora de 26 ans, fait deux heures de route pour s’entraîner dans un gym réputé de lucha libre. « Quand ma mère m’a dit non, il m’a fallu environ un an pour la convaincre. » Dans l’arène, elle incarne la reine des morts, une lutteuse qui a navigué à contre-courant, qui s’est opposée à sa famille, à ses collègues masculins, à tout, afin de se réaliser comme luchadora. Il y a cinq ans, elle revenait d’une soirée de lutte aux abords de Mexico quand elle s’est retrouvée dans une situation où elle a dû se défendre. Être luchadora lui a peut-être sauvé la vie. « Krazy Star, ce n’est pas un rôle que je joue, dit-elle. Elle et moi sommes la même personne. Elle est ma peur, mon courage, ma force et ma faiblesse. J’apprends de ces deux facettes de ma personnalité. »
Le public du samedi soir scande des slogans quand les luchadoras se font éjecter du ring, s’élancent depuis les cordes et se jettent tête première dans une série de coups de pied agiles. Leurs masques mystérieux sont leur bien le plus précieux ; ils ne servent pas qu’à identifier chaque lutteur, ils sont l’essence même de leur identité. Un luchador ne se montre jamais sans son masque, il le porte même au sortir de l’aréna après un combat. Black Fury, une luchadora de 24 ans, explique qu’elle ne fait qu’un avec son personnage : l’aspect menaçant du cuir noir ton sur ton représente la femme tenace et déterminée derrière le masque. « J’ai une très forte personnalité. Et il m’arrive d’être un peu agressive, admet-elle. Qu’importe qu’on passe pour le sexe faible. Nous pouvons réaliser tout ce que nous voulons. Je veux être une source d’inspiration afin qu’un jour, d’autres femmes veuillent m’imiter. »
Le bruit des crécelles et des trompes et l’odeur de friture emplissent l’air. Sanely scrute la foule : dans les lumières qui clignotent, des centaines de fans portent le masque de leur lutteuse préférée. Elle savoure les derniers instants de cette relation d’amour-haine avec le public. Son but dans la vie est de se battre dans la « cathédrale de la lucha libre ». « Si vous n’avez jamais lutté à l’Arena México, on dit que vous n’avez jamais vraiment livré de combat », dit-elle. À sa sortie du ring, l’Arena Coliseo se remplit d’une musique qui annonce le prochain combat (celui d’un luchador en tête d’affiche) et, une dernière fois, de la clameur des jeunes partisanes exaltées de Sanely… la prochaine génération de lutteuses.
Carnet de voyage
Où loger
Condesa DF Blotti dans les rues arborées du quartier branché La Condesa, cet hôtel allie charme ancien et luxe moderne grâce à l’architecte Javier Sánchez, qui l’a relooké. Derrière sa façade néoclassique française se trouve un intérieur lumineux et contemporain. Déjeunez dans la cour, et ne manquez pas le toit-terrasse, qui offre la plus belle vue du quartier.
Gastronomie
Lardo Chef célèbre de Mexico, Elena Reygadas maîtrise les pâtisseries, la fine cuisine et tout le reste. Le Lardo, son resto chic et convivial de La Condesa, est parfait pour un léger souper d’inspiration méditerranéenne avant une soirée animée de lucha libre. Installez-vous au bar cuivré en forme de L donnant sur la cuisine et commandez les fleurs de courges farcies et la pizza au four à bois à partager.
El Califa Rien ne vaut des tacos pour finir une soirée près du ring, et la taquería El Califa, dans La Roma, ouvre jusqu’aux petites heures. Les tacos al pastor sont leur spécialité : porc grillé à la broche garni d’oignon, de coriandre et d’ananas. Commandez-en quatre, un pour chaque salsa au menu, ou contentez-vous d’une gringa (au fromage, et trois fois plus grande).
Quoi faire
El Palenquito La sœur cadette de La Clandestina, sans doute le bar à mezcal le plus populaire de Mexico (mais bonne chance si vous n’avez pas réservé), propose une carte similaire de mezcals issus de petits producteurs. La salle intime à l’éclairage tamisé sert aussi des entrées oaxaquéniennes et des bières locales artisanales.
Parque México La vie est affaire d’équilibre à Mexico, où les espaces zen sont un contrepoids essentiel au chaos des rues de la ville. Au cœur de La Condesa, cette oasis regorge de sentiers bordés d’arbres, de plantes et d’œuvres Art déco. Les planchistes convergent au square central, tandis que les résidents causent sous la voûte de verdure.