Préserver le safran, l’emblématique épice du Maroc

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Pendant quelques semaines, dans les montagnes au sud de Marrakech, récolter l’épice la plus prisée au monde est une course contre la montre.

Ça débute à la lueur de lampes de poche, avant le premier appel du muezzin. L’Épée d’Orion brille encore dans le ciel. La masse sombre de l’Anti–­Atlas, au Maroc, se détache, tachetée de vert. Ses montagnes virent au rose dans l’aube et Orion disparaît. L’œuvre humaine semble petite et éphémère dans l’immense vallée.

Tout près de Taliouine, à environ quatre heures de route au sud de Marrakech, les hommes plantent les cormes de crocus et travaillent les champs, mais la récolte du safran, à la fin de l’automne, est surtout affaire de femmes. Quatre hommes assis sur des caisses boivent de petits verres de thé à la menthe en regardant cinq femmes se déployer sur des parcelles tirées au cordeau qui font presque la taille de deux terrains de foot. Pliées en deux, elles avancent de rang en rang en bavardant. Quand la conversation cesse, j’entends le petit bruit que font les fleurs fermées qu’on arrache de leurs tiges vertes. Ces fleurs poussent si vite que, même lors d’une mauvaise année, il est difficile de ne pas les piétiner. Une femme me dit qu’une heure après avoir fait le tour du champ elle en trouve de nouvelles.

15 septembre 2020
Deux femmes ramassent du safran dans les contreforts des montagnes de l'Atlas
Au féminin : dans l’Anti–Atlas, la récolte des crocus à safran est surtout affaire de femme.

Les hommes trouvent ce travail pénible. Pour les femmes, il est relaxant et propice à la méditation. Tous s’accordent à dire qu’il prend du temps.

Les femmes ont rempli un sac–filet rouge de 6 kg de fleurs mauves qui, soulignons–le, ne pourront donner que 72 g de filaments. Rendues chez elles, en chantonnant, elles écarteront soigneusement les pétales pour extraire les stigmates : trois minuscules filaments rouges, seule partie de la fleur prisée par le marché (ils doivent être intacts si on veut obtenir le meilleur prix).

 
Une assiette de safran de Taliouine
Du safran de Taliouine vendu par l’une des coops de Marrakech.
Une sélection colorée de ballons d'hélium sur un marché marocain
Un ouvrier et étudiant en droit de Marrakech est assis près d'un étal
Séance de pose avec Nadyra, étudiante en droit et employée de boutique, dans la médina de Marrakech.

Épice de luxe

Depuis l’Antiquité, le safran a embaumé les fêtes des sultans, rajas, rois et reines. On en a teint les tapis où ils se sont assis et les tenues qu’ils ont arborées. Il a parfumé les corps et on dit même qu’il les a soignés : beaucoup le voient toujours comme un médicament, un remède à bien des maux. Il reste synonyme de luxe et de richesse. Donnant au riz blanc une teinte dorée, il aromatise et colore les meilleures paellas de Barcelone et les fameux risottos de Milan. En Provence, la bouillabaisse révèle sa subtile affinité avec les crustacés. En Iran, en Inde et au Maroc, il change les pilafs en festins. Sa saveur est unique : délicate, un peu comme le foin, florale et un chouïa médicinale.

Dans ma ville de Toronto, un kilo de safran peut coûter des milliers de dollars. C’est un ingrédient quatre étoiles pour les chefs. Mais pour les familles qui vivent sur les pentes arides autour de Taliouine, le safran est une bouée de sauvetage. Il y pousse depuis 500 ans, amené dans l’Anti–Atlas par des commerçants juifs et arabes venus du Levant et de la Perse. Chaque année à l’automne, quelque 3000 agriculteurs récoltent 90 % du safran marocain en trois semaines à peine, et ils dépendent grandement de ses revenus. La survie des fleurs, elle, dépend du temps frais et d’un arrosement abondant, que les changements climatiques menacent.

Rachida Baha debout à la porte de sa maison superposée au-dessus de carreaux marocains décoratifs
Tournée vers l’avenir : Rachida Baha, ici sur le pas de sa porte, dirige de nombreux projets communautaires à titre de présidente de la coopérative Tamghart Al Filahya, qui vient en aide aux cultivatrices de safran.
Trois chameaux somaliens traversant le désert de retour à Marrakech superposés sur une palmeraie
La bosse des affaires : des dromadaires sur le chemin du retour à Marrakech, aux environs de laquelle se trouve une vaste palmeraie.

Le Maroc est le quatrième producteur mondial de safran. En Iran, qui est au premier rang, les sécheresses augmentent aussi en fréquence et en intensité. Il fait plus chaud. C’est une réalité familière dans le monde entier. Nos innovations sont la cause des changements climatiques, mais le safran est lui–même une innovation, car il ne pourrait se développer sans nous. Dans le jargon des botanistes, le crocus à safran est un triploïde. Il dépend de la main de l’homme pour se reproduire. Les cormes (sortes de bulbes) de la plante mère doivent être déterrés, divisés et replantés pour que perdure l’espèce.

Les secrets du souk

En aval, chaque année en novembre, des milliers de gens affluent de tout le Maroc dans la petite ville de Taliouine, au Festival international du safran. Tel un fleuve sorti de son lit, la foule se répand sur la rue principale, où elle bloque la circulation et déborde sur les perrons. À la Maison du safran, grand édifice rose et cœur du festival, les visiteurs s’arrêtent prendre un verre de thé safrané. L’endroit est aussi imposant que le siège du parlement, preuve de l’importance locale de l’épice.

Lors des trois jours du festival, les symboles du safran sont omniprésents. Les hommes portent caftans ou chemises mauves. Partout on m’offre du thé safrané, plus que je le souhaite, mais refuser serait impoli. Ce thé jaune au parfum médicinal de safran est servi sucré, pour contrer les tanins des feuilles de thé infusées longtemps. À la foire, les femmes crient et agrippent leur voile dans les manèges qui les font virevolter. Les montagnes du désert forment une toile de fond surréaliste. Des garçons font des acrobaties en motocross, laissant derrière des nuages de poussière. Un homme au turban touareg bleu enroule des bâtonnets de barbe à papa. Il plane une odeur de sardines frites et de kebabs cuits au charbon de bois, et des marchands ambulants servent du thé à la menthe sucré aux clients assoiffés.

Un village marocain sur une colline de sable
Une rangée de femmes cueillant du safran dans les champs au Maroc

Le festival est aussi un souk. Des vendeurs s’installent partout, à des stands, à l’arrière de voitures, sur les marches de l’hôtel de ville. On trouve de tout : bijoux, soutien–gorge, matelas, même des toilettes. Dans une salle de réunion au bout du champ de foire, législateurs en complet noir, scientifiques à lunettes et conseillers politiques discutent affaires. De grands politiciens de Rabat, la capitale, doivent se pencher pour recevoir des fleurs de jeunes filles aux éclatants costumes traditionnels. Quant à l’épice fêtée, elle se trouve à côté sous une tente blanche, où des dizaines de tables sont chargées de flacons de safran, d’huile d’argan et d’autres produits artisanaux offerts à la vente. Je déguste du fromage de chamelle (aigre) et du miel de cactus (épicé). Je tombe en amour avec l’amlou, une pâte sucrée au goût de noix, à base d’amandes, d’huile d’argan et de miel, qu’on sert au déjeuner sur pain plat.

Le safran de Taliouine a un bouquet plus complexe que celui d’Iran ou d’Espagne. Selon les experts, il contient plus de safranal (composé organique qui lui confère son arôme).

Une femme dépouillant le safran de ses pétales violets
L’or rouge du Maroc (les délicats filaments des stigmates) est doucement extrait de la fleur pendant la journée, puis envoyé à la coop locale pour être évalué, emballé et vendu.

Les tables proposent des safrans de diverses coopératives agricoles, chacun au parfum légèrement différent. Un tel est plus médicinal, un autre offre des notes de miel et de fleurs. Le safran de Taliouine a un bouquet plus complexe que celui d’Iran et d’Espagne. Selon les experts, il contient plus de safranal (composé organique qui lui confère son arôme) ; selon le chef du célèbre resto marrakéchois Le Trou au Mur, c’est le plus puissant qu’il connaisse.

Pourtant, quand j’étais à Marrakech, il était presque introuvable au souk. Les vendeurs proposaient aux touristes un truc qui sentait le bran de scie. « Ce n’est quand même pas du safran de Taliouine ? » ai–je demandé. Je me suis attardée dans la boutique, continuant à bavarder. Finalement, un homme a sorti un bocal caché sous le comptoir, celui du safran de Taliouine : « Peu de touristes sont prêts à payer pour le vrai. »

Des musiciens berbères marocains alignés dans une rangée, le dos face à la caméra
Un groupe de musique berbère lance le Festival international du safran de Taliouine, qui a lieu en novembre chaque année.

Survivre aux changements

Depuis plus de 10 ans, le Maroc collabore avec des ONG européennes afin d’augmenter la production, la qualité et les prix du safran de Taliouine. Avec des techniques agricoles modernes et des équipements et systèmes d’irrigation plus neufs, ainsi qu’un ensemencement accru, la production a crû de 50 %. Les agriculteurs vendent à présent leurs récoltes cinq fois plus cher qu’en 2005, nombre d’entre eux s’étant regroupés en coop (pour partager les coûts d’emballage et de marketing) qui leur donnent accès à des subventions (pour l’achat, par exemple, d’appareils d’arrosage plus efficaces et de pompes solaires à eau). Les membres ont aussi un meilleur prix pour leur safran que les producteurs qui font cavalier seul. Et les consommateurs ont une garantie d’authenticité : le safran de Taliouine est testé en labo et jouit d’une appellation d’origine protégée.

Mais la récolte de 2019 a été difficile. Les fleurs ont éclos trop tôt ou pas du tout. Il a fait trop chaud, ou il n’a pas assez neigé ou plu. Dans le petit village d’Aït Ouzaghar, où Rachida Baha et son mari Mohamed Tahtah cultivent le safran, les aînés se rappellent les hivers où la neige s’accumulait contre les vieilles portes de bois des maisons en terre : les villageois devaient sortir par une trappe sur le toit. « Il y a longtemps qu’il ne neige plus assez », affirme M. Tahtah. Jadis, il y avait six mois de neige par année ici, à 2000 m d’altitude entre les deux plus hauts sommets du Maroc. De nos jours, il n’y en a plus que trois. « Les changements climatiques ont tout bouleversé », dit Mouad Baha, frère de Rachida. Les safranières sont de plus en plus haut en montagne, les cultivateurs recherchant de plus basses températures.

Des rangées de conteneurs pleins d'épices à vendre à Marrakech
Épice douce : des apothicaires proposent des remèdes à base de plantes (le safran est réputé pour ses propriétés médicinales) et des épices de couleurs vives sur la place de la médina de Marrakech.

Je suis M. Tahtah dans la maison cinq fois centenaire de son cousin, et où ont grandi son père et ses aïeux. « D’habitude, les fleurs de crocus percent la neige début novembre », explique–t–il. Il me précède dans l’escalier usé, s’élevant au–dessus des poules qui ont toujours vécu au rez–de–chaussée et des vieilles poutres de bois noircies au fil des siècles de couches de créosote. À l’étage, des fleurs mauves s’amoncellent en vrac sur une petite table basse. Leur parfum est mielleux. À côté se trouve une plus petite pile, de filaments rouges à bout jaune.

J’en frotte trois dans ma paume. Ma peau pâle s’en trouve jaunie. « C’est de l’argent », lance M. Tahtah. Le produit de la vente d’un kilo en nourrira plus d’un avant la traversée de l’Atlantique. Ce kilo est le résultat de plus de 100 000 fleurs plantées et récoltées à la main. Un seul hectare de crocus peut rapporter 5000 $ par an : plus de la moitié du revenu d’une famille.

La vie en montagne de Rachida et son mari semble modeste pour un Nord–Américain. Pourtant, ils sont bien plus privilégiés que leurs voisins qui doivent faire des dizaines de kilomètres à pied de village en village pour baratter à la main. Ils ont fait don au village d’un millier de jeunes amandiers, oliviers et pommiers, à planter autour des safranières. Les crocus ont besoin d’un peu d’ombre, explique M. Tahtah. Les arbres retiennent les sols lors des inondations. Je lui demande s’ils rivalisent avec les crocus pour l’eau. Il secoue la tête : les arbres n’ont pas besoin d’eau en même temps que les cormes. « On ne vient pas au monde pour rien », répond–il quand je lui demande pourquoi il a entrepris ces projets pour le village. « On n’a qu’une chance et il ne faut pas la perdre. » Il insiste, pour que je n’oublie pas : « Il ne faut pas la perdre  ! »

Un homme élevant des chèvres au Maroc
Une porte vert foncé sous un cadre voûté blanc au Maroc

Sur place

  • Logez au Riad 58 Blu —

    Les riads (demeures traditionnelles avec cour intérieure à ciel ouvert, au Maroc) sont des oasis au cœur de la médina animée de Marrakech. Un séjour à cet hôtel–boutique dans un riad débute par un gâteau à la fleur d’oranger et un thé à la menthe, versé à bout de bras d’une théière en argent, sur fond de petite fontaine, terrasse pavée en mosaïque et piscine. Réservez les chambres au deuxième étage (plus grandes et plus lumineuses).

  • Soupez au Trou au Mur —

    Le chef Abdelhadi tient à faire revivre des recettes traditionnelles locales, avec une touche de raffinement. Le clou de son menu bien pensé est la fameuse tangia marrakéchoise, un ragoût de viande aromatisé au safran et au citron confit servi à table dans la tajine en terre cuite où il a mijoté toute la nuit. Au dessert, des glaces aux parfums originaux, entre autres au ras el–hanout et à la pastilla, rappellent le goût délicat sucré–salé de ce plat régional en pâte phyllo.

  • Soupez au Naranj —

    Ce resto libanais de Marrakech, douillet et rustique mais moderne, sert des briouates, pâtisseries traditionnelles farcies de fromage frais, sur un lit de salade verte, avec vinaigrette orange–safran. De fines tranches d’aubergine, frites et étagées avec lentilles et boulgour, sont coiffées d’amandes croquantes. Houmous, moutabbal et muhammara sont parfaitement équilibrés et servis avec des pains plats moelleux frais du four. Réservez.

  • Visitez le Musée de l’art culinaire marocain —

    Découvrez la cuisine locale lors d’un atelier et d’une visite du Musée de l’art culinaire marocain. Chaque salle de l’édifice historique célèbre un aspect de la gastronomie marocaine, entre les mets des fêtes juives et le couscous, et la visite comprend une démonstration du rituel du thé à la menthe (feuilles de thé Gunpowder infusées, auxquelles on ajoute menthe et sucre). On y vend du safran de Taliouine ; si son prix est élevé (de 10 à 25 $ le gramme), vous pouvez être certain de son authenticité.
     

Vérifiez les exigences d’entrée imposées par le gouvernement avant de voyager.