En tournée avec l’auteur-compositeur-interprète inuk Elisapie
Nous discutons avec l’autrice-compositrice-interprète de Salluit, au Nunavik, en tournée au Canada et aux États-Unis pour promouvoir son album primé Inuktitut.
enRoute Inuktitut reprend 10 classiques pop et rock, dont « Heart of Glass » de Blondie et « Time After Time » de Cyndi Lauper. A-t-il été facile de choisir les chansons qui s’y trouvent ?
Elisapie Isaac Joe Grass, qui a réalisé cet album ainsi que Ballad of a Runaway Girl, a vite saisi que c’était un album très personnel qui me touchait beaucoup, tellement personnel par moments que je ne voulais même pas le partager. J’avais l’impression de trahir ma famille et mes compatriotes du Nord en révélant ces émotions et ces récits. Mais c’est parfois ce qu’il faut faire : nous devons dire la vérité.
Je le rencontrais chaque fois que j’avais choisi trois ou quatre chansons, qu’on essayait au chant et à la guitare. Si ça semblait forcé, on le savait tout de suite. Mais avec « Dreams » de Fleetwood Mac, « Wild Horses » des Rolling Stones ou « The Unforgiven » de Metallica, on savait qu’on tenait quelque chose.
Joe me répétait souvent de faire une deuxième écoute quand j’allais courir. C’est bon de choisir des chansons quand on fait son jogging, parce que ton pouls est élevé, tu as chaud et tu es seule avec tes pensées. Ça a quelque chose en lien avec les émotions. Il arrivait que je pleure, et quand j’arrivais chez moi, mon amoureux savait que j’avais une chanson. Il a été témoin de mon cœur déverrouillant tous les souvenirs, les émotions et les traumatismes qui s’y trouvaient.
C’est comme ça qu’on a tout lié ensemble : par les chansons capables de raconter une histoire personnelle. Si elles n’y arrivaient pas, c’est que je n’en faisais pas une réinterprétation satisfaisante.
ER Vous avez déclaré que l’album est le récit de votre communauté. Que voulez-vous dire par là ?
EI Cet album est un peu le reflet de la trame sonore du Nord. Même s’il reprend surtout la musique de Blancs, c’est ce que nous écoutions à la radio au milieu des traumatismes, du chaos et du bonheur. Notre mode de vie changeait rapidement. Nos grands-parents se sentaient désespérés et impuissants tandis qu’on éliminait les traîneaux à chiens et qu’on tuait les chiens et qu’on leur disait que leurs enfants devraient étudier pour être médecins ou avocats afin de vivre dans le « nouveau monde ».
J’en parle crûment, je ne veux pas en parler en victime, car nous ne sommes pas des victimes. Nous sommes très forts, mais c’est devenu accablant. Dans ce contexte, des artistes comme Led Zeppelin et Cyndi Lauper nous sont apparus en amis et nous donnaient l’impression qu’on pouvait s’abandonner le temps d’une chanson de quatre ou cinq minutes. C’est ainsi que je me suis mise à aborder ces chansons, à voir à quel point elles étaient précieuses et bonnes pour nous.
ER Traduire ces chansons en inuktitut, c’était comment ?
EI « Wish You Were Here » a été particulière, parce qu’une partie des paroles semblent avoir été écrites par quelqu’un en train de faire un trip : « We’re just two lost souls swimming in a fishbowl, year after year » (« On est deux âmes perdues nageant dans un bocal à poissons, année après année »). Le sens est compliqué, alors c’était tout aussi significatif de trouver les bons mots. C’est bizarre, parce que j’ai eu plus de difficultés à traduire « Time After Time » de Cyndi Lauper. Même si les paroles de « Wish You Were Here » sont bien plus compliquées, j’avais écouté cette chanson tellement de fois que je les avais probablement intégrées. Quand une chanson te touche au plus près et que tu décides ce qu’elle signifie, ça aide à la traduire. Ce n’est pas juste un exercice technique. De plus, quand une chanson est bien conçue (et je pense que toutes les chansons de l’album le sont), tu peux comprendre comment elle coule.
ER Quelle chanson a été la plus difficile à traduire ?
EI Ce ne fut pas difficile, mais « Going to California » de Led Zeppelin ressort du lot par son côté psychédélique. Mais c’est parfait ainsi : l’ambiance du désert est un peu celle qu’on ressent perdu dans la toundra, à triper sur la nature.
ER Avez-vous pu interpréter l’album au Nunavik ?
EI Je n’y suis pas encore allée, mais j’aimerais beaucoup le faire. J’ai fait un petit essai l’an dernier, avant la sortie de l’album, lors d’un spectacle secret à Kuujjuaq. Voir des gens de tout âge courir vers la piste de danse pendant « Uummati Attanarsimat (Heart of Glass) », chantant et dansant comme si c’était une chanson inuite, était merveilleux.
Quand ma mère biologique, qui a dans les 75 ans, a entendu « Isumagijunnaitaungituq (The Unforgiven) » pour la première fois, elle l’a écoutée vraiment attentivement. Par après, elle m’a dit que si elle n’avait pas su l’histoire, elle aurait cru que je l’avais écrite pour mon beau-père, son époux qui venait de décéder, meneur Inuk et grand chasseur. J’ai trouvé ça pas mal cool.
Le questionnaire
- Hublot ou allée : Allée. J’aime le sentiment de liberté.
- Souvenir préféré : On m’a offert un petit tambour à Nome, en Alaska, près de la Sibérie. Il y a quelques années, je l’ai donné à Bob Boilen, le créateur des Tiny Desk Concerts sur NPR Music, quand j’y suis passée. Ça faisait une vingtaine d’années que je le possédais, mais je me suis rendu compte qu’il avait besoin de voir du pays. De temps en temps, on peut redonner des objets quand ils sont vraiment significatifs. Ce ne fut pas facile de le laisser aller, mais j’étais prête à faire du ménage et à l’offrir en guise de remerciement.
- Voisine de rêve : À présent, j’aime beaucoup voyager avec mes enfants. Ma fille vient d’avoir 18 ans et j’ai vraiment envie de l’emmener à Londres, parce qu’elle veut voir toutes les comédies musicales. Ce n’est plus une petite fille, et ce serait vraiment bien de voyager avec elle, entre femmes. J’aime également beaucoup voyager avec mon conjoint, c’est évident. D’habitude, on voyage avec les enfants, alors c’est toujours spécial quand on n’est que nous deux.
- Meilleur souvenir de voyage : J’aime prendre l’avion au petit matin, quand on est alerte et qu’on a l’esprit clair. Je trouve que les choses ont une dimension de plus en avion. Un film qui ne te ferait pas nécessairement pleurer à la maison a soudain un effet sur toi dans les airs. Il se produit quelque chose.
- À quoi ressemble votre playlist de voyage : Chaque personne a ses classiques. Je reviens toujours aux deux derniers albums de Nick Cave. C’est assez sombre, mais de temps en temps on a besoin de se faire transporter dans de tels lieux de mystère. Et je suis emballée à l’idée d’écouter l’album solo de Beth Gibbons, qui vient de sortir après tant d’années ; Portishead était mon ancre il y a une vingtaine d’années. Beth partage avec générosité son monde intérieur, qui est très riche en émotions. Devendra Banhart fait aussi une musique idéale à écouter en voyage, parce qu’il ne cesse jamais d’évoluer.
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