Tester son élan à Torrey Pines ou comment la techno change le golf

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Et ses terrains les plus prisés.

Perfection. C’est le mot qui me vient quand je contemple la vue depuis mon balcon au Lodge at Torrey Pines de La Jolla, en Californie : océan Pacifique en toile de fond, deltaplanes dérivant dans l’azur, pins éponymes de Torrey donnant au littoral un côté échevelé. Les parcours North Course et South Course du Torrey Pines s’étirent du pavillon aux falaises, longeant poétiquement le littoral. En plus de sa pure beauté, ce terrain est légendaire depuis que Tiger Woods y a gagné en 2008 le US Open sur une seule jambe, calant un coup roulé de 3,7 m sur le dernier vert réglementaire avant de remporter la prolongation. Pour un golfeur, c’est le site parfait.

Un trou de golf avec un drapeau jaune fait face à l'eau
Une main tenant un club de golf
Vue aérienne des  4e et 5e trous du South Course.
Vue aérienne des 4e et 5e trous du South Course.    

Ou pas. Ces dernières années, le Torrey Pines a fait pas mal de travaux. À hauteur de 14 millions de dollars, surtout en vue d’accueillir le US Open en juin 2021. La récente série de modifs est sa deuxième rénovation majeure en 20 ans : la première a eu lieu en amont du US Open de 2008. Ce terrain a subi plus d’interventions que, euh, Tiger Woods. On a ajouté des tertres ; greffé, déplacé, modifié des fosses ; refait des verts ; altéré des coudes. On pourrait se perdre dans les hautes herbes des rénos, mais en bout de ligne, le Torrey Pines est devenu bien plus difficile qu’avant. À la fin des années 1990, la longueur totale du South Course était d’un peu plus de 7000 verges (6,4 km) ; au US Open de l’an prochain, elle sera d’un peu moins de 7800 verges (7,1 km).

Le South Course, inauguré en 1957 et dessiné par William F. Bell (à qui l’on doit aussi le parcours du Rancho Bernardo Inn voisin), illustre bien le dilemme actuel du golf, pris en otage par les avancées technologiques des équipements. Certains golfs parmi les plus prisés au monde (l’Old Course, l’Augusta National, le N° 2 du Pinehurst) ne sont pas qu’historiques, ils symbolisent la beauté stratégique du sport. Les grands concepteurs de golfs (A.W. Tillinghast, Donald Ross, le Canadien Stanley Thompson, Alister MacKenzie) comptaient sur les obstacles, les coudes et le tracé global pour mettre les joueurs à l’épreuve, mais de nos jours, l’élite frappe si loin que les défis de jadis sont caducs. La solution passe-partout sur la plupart des parcours est d’accroître les distances, dans une fuite en avant perpétuelle.

Vue des allées des 4e et 5e trous du South Course, avec l’île San Clemente au loin
Vue des allées des 4e et 5e trous du South Course, avec l’île San Clemente au loin.    
Aligner le club de golf pour frapper la balle
Bacs à sable sur le parcours de golf

Mais pourquoi ? Si vous étiez le patron de TaylorMade ou de Titleist et que votre équipe de recherche concevait une balle de golf filant plus loin et plus droit que celle de l’an dernier, la refuseriez-vous ? Les golfeurs aiment frapper de longs coups (j’en suis). Hélas, les instances dirigeantes (surtout la United States Golf Association et The R&A) ont opté pour le laisser-faire en matière de technologie, ce qui signifie que les pros (à qui profitent presque tous les avantages de l’innovation) ont pulvérisé les cartes de pointage. Elles ont bien publié un Distance Insights Report au début du mois dernier qui cerne le problème, mais sans proposer de solution.

Les plus perspicaces observateurs sonnent l’alarme. Selon Bradley Klein, qui écrit depuis longtemps sur la conception de golfs, « certains parcours, tels le Bethpage Black et le South Course du Torrey Pines, semblent avoir abdiqué une part de leur nature classique afin d’accueillir de grands championnats ». Les fosses et distances constamment ajustées au Torrey Pines s’inscrivent dans « un processus qui ne tire pas le maximum stratégique du spectaculaire emplacement en bord de falaise ».

Un tee de golf cassé à plat sur le sol
Torrey Pines Municipal Golf Course se trouve au sommet d'une falaise qui surplombe l'océan
Un homme accroupi pour jouer au golf
Un râteau couché dans un bac à sable à côté d'une balle de golf
Jeu sur le South Course du Torrey Pines, de près et de loin.    
Jeu sur le South Course du Torrey Pines, de près et de loin.    

Le problème semble propre au golf. Nul n’a agrandi les courts de tennis même si les services de Federer sont plus rapides que ceux de McEnroe en 1990. Les stades de baseball n’ont pas vraiment pris de volume depuis Babe Ruth. L’arceau d’un panier de basket est toujours à 3,05 m du sol. Et, que je sache, Usain Bolt n’a eu à courir que 100 m aux Jeux olympiques. Mais le golf ne cesse de remanier ses terrains au lieu de réglementer la technologie ; pour un sport qui insiste tant sur son histoire, c’est curieux. Nul ne sait au juste vraiment pourquoi, si ce n’est qu’il semblerait que les instances ne veulent pas se mettre les grands équipementiers à dos.

On peut se demander quelles sont les répercussions pour le golfeur du dimanche. Car, fait également unique au golf, n’importe quel amateur peut fouler le même gazon que ses héros. Vous ne verrez pas beaucoup de fans de baseball improviser une partie au Yankee Stadium, mais tout golfeur peut prendre le départ au Torrey Pines.

Vue aérienne du parcours de golf municipal de Torrey Pines le long du littoral océanique
Un homme essaie de sortir sa balle de golf du sable

Pour être honnête, précisons que certaines réfections sont des travaux d’entretien. Les récents réaménagements au South Course ont amélioré l’irrigation et le drainage, mesures environnementales qui vont réduire la consommation d’eau. Dans l’ensemble, dixit Michael Jones, directeur des golfs à la Ville de San Diego, les travaux « visaient à bonifier l’expérience de tous les golfeurs, de ceux du dimanche à l’élite ». Ajouter des jalons de départ avant à certains trous facilitera la tâche du joueur moyen, mais d’autres changements, comme faire un meilleur usage des falaises et des canyons dans les tracés, sont pensés pour mettre les meilleurs à l’épreuve.

Un groupe de golfeurs marchant le long du South Course

Bref, s’adapter au golf moderne, c’est viser une cible mouvante. Augmenter la longueur des parcours, souligne Geoff Shackelford, chroniqueur à Golf Channel et concepteur de golfs à temps partiel, fait en sorte que golfer est plus coûteux et prend plus de temps. Le seul plus, c’est qu’on commence à voir que tout ça nuit au sport. « Les trois meilleurs golfeurs de l’histoire ont déploré ces écarts de distance et cet allongement des parcours, ajoute-t-il. Bobby Jones, Jack Nicklaus et Tiger Woods se sont tous prononcés là-dessus. Et le monde du golf ne les écoute pas. »

« On n’arrive plus à aménager de parcours assez longs pour les joueurs de tournois », déplore Ben Cowan-Dewar, à qui l’on doit le désormais célèbre Cabot Links, sur l’île du Cap-Breton. Il est d’avis qu’il devrait y avoir des restrictions sur l’équipement qu’utilisent les pros, mais que nous, les dilettantes, devrions pouvoir choisir, car, après tout, « le golf est une activité récréative pour la plupart des golfeurs ».

Vue aérienne du terrain de golf municipal de Torrey Pines et deux voiturettes de golf
Un homme balance son bras pour conduire la balle de golf

Le golf est à un carrefour où convergent bien des voies apparemment séparées. Le débat sur la technologie a un lien avec les changements démographiques, les pressions environnementales, la consommation d’eau, les questions de classe et de propriété, de jouabilité, de coûts. Une question assez simple résume le tout : comment maintenir le plaisir de jouer pour les masses tout en présentant des défis aux as ? La réponse évidente aurait des retombées immédiates et positives sur tout le reste : une balle de golf qui va moins loin donnerait des parcours plus courts, sur de plus petites surfaces, et donc des parties jouées plus vite, puisque couvrant moins de terrain. Une empreinte réduite serait synonyme d’entretien moindre et de consommation réduite d’eau, d’engrais et de pesticides, et rendrait le sport moins coûteux et plus écologique.

Un homme entre dans le coucher du soleil avec son sac de clubs de golf sur South Course
Le terrain Links à la brunante : vers le vert du 3e trou lors d’une ronde de fin de journée au South Course du Torrey Pines.    

Les choses doivent changer, car ce glissement vers des parcours de plus en plus longs et de plus en plus difficiles est insoutenable. Le golf peine déjà à attirer les jeunes ; le rendre plus ardu, plus chronophage et plus cher ne semble pas hyper judicieux. La croisée des chemins où se trouve le golf est visible au 9e trou du South Course de Torrey Pines. Au départ de cette normale 5 de 540 verges (494 m), je vois derrière moi une mince bande de gazon qui s’étire sur 73 m jusqu’aux jalons arrière légèrement surélevés, un ajout dérisoire juste pour les championnats. Ça me semble représentatif de tout le débat. Il y a 20 ans, le Torrey Pines était bel et bien parfait. Mais il lui faut constamment s’adapter aux avancées technologiques, comme tant d’autres terrains. Je me retourne vers le drapeau, m’élance et plisse les yeux pour suivre la trajectoire de ma balle, que la brise océane cherche à pousser vers les fosses de parcours, à gauche. Je parviens à les éviter, ce qui signifie que j’ai une chance d’atteindre le vert en deux coups. C’est loin d’être parfait, mais je m’en contenterai.