Serge Ibaka raconte comment il cuisine avec sa fille et pourquoi Toronto restera toujours chez lui

Quand Serge Ibaka entre dans une pièce, il prend l’initiative, se présente à tout le monde avec un contact visuel et un « Enchanté » poli, puis sert la main de chacun, dans sa grosse paluche avec laquelle il contre les meilleurs pointeurs de la NBA. C’est M. Avec Classe, surnom qu’il s’est donné parce qu’il estime que la façon dont on traite autrui et dont on se présente se ramène au respect. Sa passion et son humour s’expriment dans les quatre langues qu’il parle (lingala, français, espagnol et anglais), et il est une source d’inspiration remarquable, vu l’enfance difficile qu’il a connue dans un Congo déchiré par la guerre avant de remporter le championnat de la NBA. À 30 ans, il en est à sa 10e saison dans la ligue (sa quatrième avec les Raptors de Toronto), et il commence à se faire un nom à l’extérieur du terrain de basket. Cet automne, il lance la saison 3 de son émission YouTube de cuisine avec entrevues, How Hungry Are You?, où Mafuzzy Chef (son alias à l’écran) invite des célébrités à tester sa version de plats africains traditionnels. Il élabore en outre une émission sur la mode pour la chaîne Uninterrupted de LeBron James, et présentera bientôt un documentaire sur son voyage au Congo de l’été dernier, où il a apporté le trophée du championnat de la NBA. Nous avons rencontré cet esprit universel de 2,08 m au Seoul Shakers de Toronto, afin de discuter de ses projets, de la valeur de la cuisine et de l’absence de limites dans sa vie.

25 octobre 2019
Serge Ibaka assis à une table avec un cocktail
Patrick Assaraf, Harry Rosen (veste) ; Tiger of Sweden (col roulé) ; Hermès (montre) ; David Yurman (bracelet et bagues)

enRoute Après l’importante victoire des Raptors, vous avez déclaré : « Je suis champion de la NBA, alors tout est possible. » Pourquoi cette réaction ?

Serge Ibaka Quand je compare qui je suis à présent et qui j’étais avant, ça n’a pas rapport : c’est le jour et la nuit. Ceux qui m’ont vu grandir n’en reviennent pas. Ils sont encore sous le choc, même si je joue dans la NBA depuis 10 ans. Ils pensent que c’est de la magie, du vaudou. C’est dommage, car ils ne conçoivent pas que tout est possible. Je souhaite que les gens réalisent qu’on peut atteindre ses objectifs à force de travail, de passion, de patience et de sacrifice.

ER Vous êtes le 16e de 18 enfants, votre mère est morte quand elle était jeune et votre père a été prisonnier politique pendant votre enfance. Souvent, vous n’aviez ni à manger ni endroit où dormir. Comment avez–vous survécu à cette période sombre ?

SI Toutes ces difficultés m’ont poussé à avancer. J’avais besoin de quelque chose qui m’aiderait à les chasser de mon esprit. Je me suis donc entièrement consacré au basketball. Ceux qui me voyaient courir à 4 h du matin me disaient : « Le basket ne te mènera nulle part, tu vas rester dans l’ombre, nul dépisteur ne viendra ici, pourquoi perdre ton temps ? » N’ayant rien à perdre, j’ai persisté. Je me disais : « Il n’y a rien de pire que ce que je vis présentement. »

ER Depuis votre départ de Brazzaville, vous avez vécu et joué en Espagne et dans trois villes nord–américaines. Qu’est–ce qui fait un chez–soi ?

SI D’abord, la patrie, c’est là où l’on est né et où l’on a grandi. Le Congo est mon vrai chez–moi. Mais de tous les endroits où j’ai vécu, Toronto est mon autre chez–moi. Il en sera toujours ainsi. Je suis né au Congo, mais j’ai construit ma vie à Toronto.

Trois portraits de Serge Ibaka avec diverses boissons et plats

ER Vous avez su que vous aviez une fille au Congo, Ranie, quand elle avait déjà cinq ans. Quelles qualités et leçons de vie voudriez–vous lui transmettre ?

SI J’aimerais lui faire comprendre la chance qu’elle a, qu’elle apprécie la vie et qu’elle reste humble. Ce n’est pas évident à l’ère des médias sociaux, quand les jeunes de 10 ans disposent des plus récents iPhone. Elle m’a récemment confié que sa ville préférée est Venise, en Italie. Je me suis dit : « Wow, ce n’est pas le monde que j’ai connu. » À son âge, je n’aspirais pas à faire d’études, car je savais que c’était hors de portée. Je lui répète qu’il est important de respecter autrui. Si elle a des sous et qu’elle voit un mendiant dans la rue, elle devrait donner, parce que son papa a déjà été dans cette situation.

ER Que cuisinez–vous avec Ranie ?

SI En fait, nous sommes compétitifs en cuisine. Elle se croit meilleure que moi. On se challenge. Je suis heureux qu’elle aime faire à manger ; elle fait de bons plats de pâtes.

ER Vous savez ce que c’est d’avoir faim, de ne pas manger tous les jours. En quoi ça colore votre appréciation du succès ?

SI Enfant, mon rêve n’était pas de devenir joueur de basketball, mais de déjeuner tous les jours. Je rêvais de rôties, d’omelettes, de boisson gazeuse. Si j’avais pu déjeuner, dîner et souper au quotidien, je ne sais pas si je me serais entraîné au basket, car ma vie aurait été parfaite.

« Enfant, mon rêve n’était pas de devenir joueur de basketball, mais de déjeuner tous les jours. Je rêvais de rôties, d’omelettes, de boisson gazeuse. »

Serge Ibaka

ER À votre émission, faire à manger à vos invités va au–delà de les nourrir. Qu’est–ce qui fait la richesse de la cuisine, selon vous ?

SI Je connais la valeur de la nourriture et je veux la partager. Vous pouvez détester un aliment, mais il y a quelque part des gens qui prient pour en avoir. Pour moi, la cuisine est une façon d’établir un lien avec mes invités. Ils savent que je vais leur servir un truc bizarre, mais se prêtent au jeu et me font confiance. Je reçois Kevin Durant cette saison. Il a dit : « Je n’ai encore jamais goûté à ça. Je n’ai jamais osé, mais aujourd’hui je vais le faire. » Je suis fier de ce que tous mes invités aient osé goûter au plat que je leur ai concocté.

ER À votre émission, vous incitez vos invités à manger avec leurs mains, comme on le fait souvent en Afrique. En quoi est–ce que ça rehausse un repas ?

SI Je sais bien qu’on ne peut pas partout manger avec les mains, qu’il y a des règles à suivre. Mais chez moi, j’aime manger avec les mains : ça goûte meilleur, je trouve. J’incite mes invités à tenter l’expérience, car je suis fier de ma culture.

ER Cet été, vous êtes allé au Congo avec le trophée Larry O’Brien. Vous l’avez même apporté au resto où vous aviez coutume de quémander à manger. Quels sont vos souvenirs les plus impérissables de ce voyage ?

SI Je n’aurais jamais pensé rentrer un jour au Congo avec ce trophée. J’ai songé : « Ça ne doit pas être vrai. » J’ai dû me dire : « Serge, ce n’est pas un film, ce n’est pas un rôle, tu es champion de la NBA et tu ramènes le trophée chez toi. » Quand je l’ai apporté à la maison où j’ai vécu, les membres de ma famille célébraient, sautaient, applaudissaient, criaient. Leur frère avait remporté le championnat de la NBA. J’étais très ému. Ce n’est pas une erreur, il n’y a pas eu de vaudou. Juste du travail acharné, de la détermination, rien d’autre. Plus rien ne me fait peur, nul ne peut me dire : « Tu ne peux pas faire ça. » Au contraire, tout est possible, il n’y a pas de limites.
 

Après avoir posé pour notre couverture au Seoul Shakers, un snack–bar torontois d’inspiration coréenne qui a été considéré pour les Meilleurs nouveaux restos canadiens 2019, Serge Ibaka s’est assis avec le chef Jason Poon afin de discuter de cuisine, de sport et de burgers à base de criquets.

Styliste culinaire : Nicole Billark ; mise en beauté : Claudine Baltazar ; stylisme : Corey Ng

Image d’ouverture : Berluti, Holt Renfrew (manteau) ; The Row, Holt Renfrew (pull) ; Hermès (montre) ; David Yurman (collier et bracelet)