L’idée de génie de Frank White lui est venue dans un siège côté hublot. Alors que son avion montait dans le ciel de la capitale américaine, direction nord, le philosophe de l’espace a vu le Washington Monument et le Capitole étinceler tels de petits « jouets scintillant au soleil ». Soudain, l’œil embrassait le quadrillage et la topographie de la ville : c’était l’effet de vue d’ensemble.
Selon M. White, c’était une prise de conscience causée par « l’expérience de saisir directement que la Terre flotte dans l’espace ». C’est ce qui a motivé son livre de 1987, The Overview Effect, basé sur ses entrevues d’astronautes, dont l’ex-pilote du module lunaire d’Apollo 14 Edgar Mitchell, qui appelait Big Picture Effect cette conscience globale immédiate. Si un vol spatial ou la coupole de la Station spatiale internationale offrent des points de vue optimaux pour une telle lucidité cosmique, Frank White croit qu’on peut aussi vivre une épiphanie plus faible à moindre distance du sol.
Ainsi, l’historien de l’astronautique et boursier de recherche postdoctorale de l’université de Chicago Jordan Bimm fait remonter l’effet de vue d’ensemble au stress spatial, un sentiment de séparation de la Terre mis en évidence dans les années 1950 par des pilotes militaires volant à haute altitude. Auparavant, en 1935, l’architecte et designer franco-suisse Le Corbusier avait associé la vue d’oiseau qu’on a en avion à la conscience moderne. Et bien plus tôt, le météorologue et aéronaute du XIXe siècle James Glaisher avait senti sa vision du monde changer en s’élevant au-dessus des nuages, réalisant que les humains pourraient être « des citoyens du ciel […] libres de toute crainte qui existe quand rien ne nous sépare de la Terre ».
« À long terme, chaque étape nous éloignant de la planète va amener un nouveau niveau de conscience, avance Frank White. L’intentionnalité importe : vouloir qu’ait lieu quelque chose, ou juste être ouvert à ce que quelque chose ait lieu, est sans doute ce qui importe le plus. » Tous ne ressentent pas l’effet de vue d’ensemble, et sa portée varie s’il se produit. Dépassement de soi et extase sont des traits et sentiments communément ressentis par les astronautes qui en font l’expérience, ce qui en a poussé certains à explorer des équivalents terrestres de vue d’ensemble grâce à la méditation et à la réalité virtuelle, comme SpaceVR, qui propose des bains flottants avec casques de RV afin de reproduire la sensation d’apesanteur et la vue immersive de la Terre qu’on a dans l’espace.
Il ressort que l’effet de vue d’ensemble aurait sur les astronautes un impact profond qui persiste après leur retour d’orbite. Un récent article du Journal of Environmental Psychology montre qu’un vol spatial amplifie leurs attitudes en faveur de l’environnement. « En vrai, il n’y a pas de frontières tracées sur la planète, qui a l’air fragile vue en orbite, racontait l’ex-astronaute de la Nasa Tamara E. Jernigan en entrevue pour le livre de M. White. On a ce sentiment qu’on doit être de bons intendants de la planète, et l’un pour l’autre. » Si peu d’entre nous auront la chance de voir la Terre du haut d’une orbite, chacun de nos voyages ne peut que nous faire voir les choses un peu autrement.
Des astronautes parlent de l’effet de vue d’ensemble
- Ron Garan, Astronaute de la Nasa et activiste humanitaire —
« On dirait vraiment une magnifique oasis au milieu du néant. Et si vous avez la chance que votre vision s’adapte et que vous voyez vraiment les étoiles et la Voie lactée, c’est une oasis qui se détache sur un fond d’infini. » - Chris Hadfield, Premier Canadien à commander la Station spatiale internationale —
« Le temps de boire un café, on voit tout un continent. On passe de L.A. à New York en neuf minutes. L’entièreté de l’histoire, de la culture, du climat, de la géographie et de la géologie est visible, juste là, sous vos pieds. » - Roberta Bondar, Première Canadienne dans l’espace —
« Faire un vol spatial, c’est voir la réalité de la Terre, seule. L’expérience a changé ma vie et mon attitude envers celle-ci. Je fais partie des chanceux. »