Delhi : le paradis des acheteurs et des créateurs de mode
S’inspirant des techniques artisanales traditionnelles, une nouvelle génération est prête à porter Delhi au pic des destinations mode.
L’article « Ça va de soie » a été publié à l’origine dans le numéro de décembre 2015 d’Air Canada enRoute.
Au fil des ruelles étroites de Shahpur Jat, je dois résister à l’envie de m’engouffrer dans chaque petite boutique et bijouterie qu’abritent les bungalows délabrés. Les façades, soit en ruine, soit flambant neuves, cachent de florissants commerces où l’on fait de tout, du thé jusqu’à la broderie qui ornera les prochaines créations Prada. Dans ce village urbain, je talonne Rashmi Varma (une jeune designer de mode qui fait la navette entre Delhi et Toronto) à son atelier pour admirer sa version moderne du sari, dérivée de techniques anciennes (métiers à bras, teinture à l’indigo) et du meilleur de l’artisanat indien (tissage, teinture et broderie à la main). Nous croisons des garçons à vélo vendant des balais, déployés comme des queues de paons. Nous montons quelques marches poussiéreuses et traversons son atelier sur la pointe des pieds, laissant derrière nous le ronron des machines à coudre, pour aller dans le bureau du fond. La pièce, tapissée d’un papier peint illustrant un paysage boisé, m’est immédiatement et étrangement familière. « J’ai agrandi une photo de mes arbres préférés, sourit Mme Varma. Ce sont des bouleaux du Québec ! » Me voici donc à l’autre bout du monde, prête à essayer mon premier sari, en pleine forêt canadienne.
Ces dernières années, Delhi, centre du bon goût indien, a détourné les projecteurs de l’attrayante Mumbai, avec ses stars et ses paillettes bollywoodiennes. Un groupe cosmopolite de jeunes designers ambitieux est en train de changer le côté typiquement clinquant de la capitale de la mode du pays et de remettre au goût du jour des tissus artisanaux (jouant sur les textures et les tissages, comme soie-coton et laine-soie) qui impressionnent même les plus sévères critiques. À la Semaine de la mode à Paris, le premier rang en reste baba. À Londres, les créations de Mme Varma figurent dans l’expo The Fabric of India du V&A Museum jusqu’à la mi-janvier 2016. Et les fashionistas de Delhi, attachées à leurs racines mais souhaitant une touche contemporaine, se les arrachent. Les touristes avides de mode comme moi, qui viennent visiter et magasiner, pourraient devoir s’envoler avec deux sacs de voyage Longchamp vides pour tout rapporter. (J’ai fait une attaque préventive dans ma garde-robe, qui a tout d’une collision entre Jackson Pollock et Marimekko lors d’un défilé de la fierté gaie, pour faire de la place à mes futurs colliers et chaussures.)
Si Delhi est le roi de la mode, Shahpur Jat (« la ville royale des Jats », au sens propre) est le foyer de la famille royale de la mode. Située juste au sud du centre de Delhi, y vivait une paisible collectivité agricole jusqu’à ce que le déclin socioéconomique de la fin des années 1980 n’en fasse un quartier peuplé à faible revenu. Errant dans son dédale de ruelles, je vois des traces de ses 900 ans d’histoire dans les pans d’anciens murs d’enceinte recouverts de spectaculaires graffitis qui se dressent derrière les nouveaux cafés et agences de relations publiques. Attirée par les loyers modérés, une nouvelle génération d’entrepreneurs surveille rutilantes vitrines et importantes salles d’exposition parmi les chaiwallahs. C’est derrière une de ces vitrines que je rencontre le charismatique Punit Jasuja, artisan de la transformation du coin en haut lieu du design. (« Punit est le médiateur de Delhi », m’ont dit des initiés.) Je le trouve perché sur le bout d’un énorme fauteuil qui attire autant les regards que l’imposant shahtoosh enroulé autour de son cou. La famille de cet Américain, organisateur d’événements, designer d’intérieurs et proprio du Second Floor Studio, a des racines à Delhi. Jasuja a apporté un peu de SoHo à Shahpur Jat. Les deux étages de sa boutique débordent de larges rayures Paul Smith, de coussins de couleurs vives peints à la main et ornés de poneys de selle, et de toiles voyantes accrochées aux murs de brique : 700 m2 de bracelets Baan, de chemises et de pantalons Kardo (genre Brooks Brothers avec un petit quelque chose) et une Carrie (alias Sarah Jessica Parker) géante en carton. Quand je demande pourquoi il a choisi Delhi, sa réponse est simple : « On peut transporter les montagnes en Inde. Il faut peut-être une éternité pour faire changer une ampoule, mais on peut créer une plaque tournante du design en quelques années. »
« Il faut peut-être une éternité pour faire changer une ampoule, mais on peut créer une plaque tournante du design en quelques années. »
À la périphérie de Delhi, je trouve d’autres acteurs de la mode à Noida, une ville remplie de studios de création et d’austères résidences chaulées où se sont installés des stylistes comme Rahul Mishra. Premier designer d’Asie à remporter, en 2014, l’International Woolmark Prize (qui récompense les griffes émergentes d’exception) lors de la semaine de la mode de Milan, celui-ci propose une « mode scientifique » en hommage à ses années d’étude de la physique en Inde. En le côtoyant dans son atelier-salle d’exposition, j’ai un accès exclusif à sa nouvelle collection : cinq portants chargés de créations en mérinos que je ne peux m’empêcher de caresser. Je me glisse en pensée dans une robe ivoire brodée d’hexagones jaune vif sur la poitrine, tel un immense soleil de lotus. Je n’ai jamais rien vu de tel, et n’en reverrai plus jamais : chaque pièce est unique. Cette ligne (en vente au Harvey Nichols de Londres, au Saks Fifth Avenue de New York, au 10 Corso Como de Milan, chez Colette à Paris ainsi qu’à Noida, si vous passez par là) légitime la mode tout en préservant et en faisant fructifier le riche héritage d’un art ancien. Un des plus ardents défenseurs du tissage à la main et des artisans-tisseurs de l’Inde, Mishra a entrepris d’inverser les flux migratoires en redonnant des emplois à plus de 1000 artisans ayant quitté les villes surpeuplées pour rentrer dans leur village. « C’est une idée gandhiste, m’explique-t-il. Quand les villageois migrent vers les villes, leur niveau de vie en souffre. Je les aide à sortir des bidonvilles et à rentrer dans leurs villages ; ça désengorge les villes. »
« Désengorgée » n’est pas le mot qui me vient à l’esprit en chemin vers le jardin des Lds. « Pour rouler à Delhi, le secret, c’est un bon klaxon, de bons freins et une bonne chance ! » déclare mon chauffeur, qui me dépose sans encombre à la grille. Cette ville de plus de 11 millions d’habitants regorge étonnamment de tels havres de paix urbaine : 32 ha de pelouse émaillée de mausolées (humbles œuvres architecturales du XVe siècle) qui s’étale en pente douce à l’ombre des palmiers, où les résidants font leur yoga le matin ou passent l’après-midi à pique-niquer ou à jouer au soccer en famille. Et comme le coin n’est pas bondé de touristes, la mode de la rue y est dans son élément : de jeunes hommes en vestes de cuir lissé au col relevé grattent la guitare, de jeunes filles en hauts courts brodés et longues jupes d’inspiration batik flânent sur l’herbe. Deux d’entre elles, en sari vert fluo et orange brûlé avec des bracelets jusqu’au coude, me courent après, insistant pour me tatouer les mains au henné. (Je finis par céder, admirant la vitesse et l’adresse avec lesquelles l’une d’elles trace de riches arabesques sur mon bras avec le liquide brun foncé.) Déambulant dans le parc, j’aperçois des couples main dans la main, tête contre tête, et saisis rapidement que le jardin des Lds est aussi un endroit à la mode auprès des tourtereaux.
Je consacre ma dernière journée à suivre les traces des designers de Delhi avec un arrêt au Chandni Chowk (prononcez Tchandini Tchoc). Ce marché de gros, l’un des plus importants du pays, est l’endroit où le milieu de la mode vient puiser l’inspiration et où les accros du magasinage trouvent le nirvana. Asif, le grand et élégant employé de l’hôtel Lodhi qui s’est offert pour me guider dans la Vieille Delhi, s’oriente dans ses ruelles étroites comme un as. (Après tout, c’est son quartier.) Remarquant que j’ai du mal à suivre, il crie par-dessus une dizaine de têtes (« Voyez les rues comme le cours d’un fleuve ! ») et je tente de suivre le courant, dérivant entre les paniers remplis d’épices, les jeunes mariées essayant des saris fluorescents, les boutiques aux étoffes multicolores empilées jusqu’au plafond et les kiosques pleins mur à mur de chaussures pailletées.
Asif m’emmène à la Fatehpuri Masjid, une mosquée du xviie où musulmans, hindous et chrétiens prient côte à côte. « La Vieille Delhi est l’un des coins les plus sécuritaires en ville, m’explique-t-il. Tout le monde connaît tout le monde et chacun veille sur son voisin, peu importe le dieu qu’il vénère. » En sortant, nous faisons la rencontre inopinée du frère d’Asif. Je lui serre la main, mes chaussures dans la main gauche, tandis que les deux frères s’échangent des nouvelles en vitesse, entourés de murs de grès rouge, d’imposants minarets et d’une salle de prière dont les sept arcs élancés ne se démoderont jamais.
Ce qui me ramène aux chaussures : après des heures à errer aux marchés du livre et de l’argent, je suis persuadée qu’on peut acheter de tout au Chandni Chowk. Je retourne au Kinari Bazar, où une paire de pantoufles orange à grelots dorés m’attend. Puis je me retrouve emportée par la version locale de Riverdance, entraînée dans des ruelles où les murs tendus de dentelle et de cordelettes des haveli croulent presque sous le poids des rutilantes perles de verre et des broderies piquées de centaines de cristaux minuscules. Comme j’arrive aux allées extérieures du bazar, la foule se disperse et je peux enfin voir la chaussée sous mes pieds : un scintillant parterre de paillettes aux airs de poudre magique.
Fil conducteur
Une nouvelle génération d’entrepreneurs assure l’avenir des textiles traditionnels indiens.
- Olivia Dar À la boutique portant son nom, Mme Dar, designer formée chez Christian Lacroix, offre manchettes brodées (mi-cols, mi-colliers) et accessoires inspirés par les garnitures de perles tribales du Xe siècle.
- Banaras Ekaya Ce temple du sari griffé, qui habille la femme moderne, s’inspire autant de la tradition (brocart) que de l’avant-garde (motifs géométriques voyants imprimés sur de la georgette et de la mousseline). À titre de PDG, Palak Shah succède à son père et à son grand-père.
- Second Floor Studio En plus de sa boutique concept, Punit Jasuja est également organisateur d’événements, designer d’intérieurs et joaillier. Vous lancez une marque de thé en Inde ? C’est votre homme.
- Nep Sidhu Cet artiste, qui vit entre Toronto et Delhi, a complété Malcolm’s Smile, un jeu de grands tapis de prière commandé pour l’expo Genius / 21 Century / Seattle au Frye Art Museum.
- Ashdeen Les saris de Lilaowala (en couverture ce mois-ci) font revivre une broderie traditionnelle propre aux gara parsis. Lilaowala a voyagé en Iran et en Chine pour retracer les origines de cet art complexe, avec pour résultat des saris renouvelés qui remettent l’élégance au goût du jour : un coquin bout de peau se dévoile entre les plis d’un satin digne d’un trésor piqué de grues en vol.
- Rashmi Varma En plus de plancher sur sa prochaine collection, Mme Varma joue les costumières avec des cinéastes comme Deepa Mehta et des acteurs comme Waris Ahluwalia.