Comment le Numeroventi brasse la scène artistique de Florence

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« Nous oublions que les maîtres de la Renaissance aussi étaient des artistes contemporains », lance Alessandro Modestino Ricciardelli lorsque nous atteignons le dernier étage du Palazzo Galli Tassi, une ancienne siroperie du cœur de Florence qui abrite aujourd’hui l’élégante résidence artistique multidisciplinaire Numeroventi. « Nous sommes à la recherche du Michel-Ange de notre génération », poursuit-il. Aussi colossale soit-elle, on sent que la mission est possible.

Depuis son ouverture en 2016, le Numeroventi, projet de Modestino Ricciardelli, ex-directeur de l’endroit, et de l’ancien graphiste Martino di Napoli Rampolla, a invité des artistes et designers de partout sur la planète à séjourner et à travailler de concert sous le même toit. (Au nombre des résidents passés, notons le génie musical de Blood Orange, Dev Hynes, le directeur de la création du magazine Cereal, Rich Stapleton, et l’artiste Ana Kraš.) Le palazzo comprend un studio de photo, un espace de travail partagé, deux cuisines et des appartements où les touristes visitant la ville peuvent loger. Avec une collection de meubles rétromodernes triés sur le volet qui tranchent sur les fresques des XVIe et XVIIe siècles, le décor, fort en contrastes, s’inspire de l’esprit anticonformiste de la Renaissance.

Une chambre au Palazzo Galli Tassi
Un artiste masculin empile des cailloux les uns sur les autres
Une chambre ensoleillée à Numeroventi avec des meubles dans des accents crème et rouge

Malgré sa beauté (ou grâce à elle), le berceau d’une des périodes les plus révolutionnaires et rebelles sur le plan intellectuel de l’histoire humaine semble désormais bien sage et rangée, envahie par les touristes venus voir des œuvres parmi les plus célèbres de la Renaissance. Mais ce ne fut pas toujours le cas. À la Renaissance, Florence était électrisante. Imaginez une ville où auraient lieu un boom architectural comme celui que vit présentement Dubaï et un bouillonnement technologique digne de Silicon Valley, puis ajoutez-y le palpitant milieu artistique de New York et les vues sociales progressistes des pays scandinaves. La Renaissance a eu l’effet d’un puissant séisme culturel, politique, scientifique et philosophique. Florence en était l’épicentre.

Une femme coupe d'une bobine de fil sur le sol

Le Numeroventi est un incubateur d’idées folles. Léonard de Vinci et Olafur Eliasson pourraient y entrer côte à côte que nul ne serait surpris.

Je frissonne, électrisée, quand Modestino Ricciardelli me fait entrer dans l’atelier du sculpteur Lorenzo Brinati. Je mets la faute sur le café AeroPress que j’ai avalé quelques minutes plus tôt et sur mon ravissement d’être enfin ici (il y a des semaines que j’explore compulsivement le compte Instagram du Numeroventi). Ce n’est que lorsque Brinati me montre sa dernière œuvre (qui s’inscrit dans une série de sculptures qu’animent les vibrations) que je comprends ce que je ressens.

« Chaque objet, chaque personne possède une fréquence naturelle (ou un ensemble de fréquences) au rythme de laquelle il ou elle vibre », explique Brinati. De ses mains puissantes et robustes (le travail du marbre demande une force du haut du corps hors du commun), l’artiste fait tourner sa sculpture géométrique pour en faire la démonstration, faisant comme ses prédécesseurs florentins d’il y a quelques siècles le pont entre sciences et art. Je suis convaincue que ma trépidation de tantôt n’a rien à voir avec la caféine ; je ressens seulement les bonnes vibrations du Numeroventi.

Un seul poste de travail en bois dans une pièce ensoleillée
Un artiste masculin est assis à un bureau et dessine avec un stylo à encre

Ces trois dernières années, le Numeroventi a reçu une pléiade d’artistes d’horizons divers, dont certains ont exploré les fréquences du lieu encore plus concrètement que Brinati : grâce à la musique. Dev Hynes y a composé une magnifique suite de 20 minutes tout en travaillant sur son album Negro Swan, et le duo des sœurs barcelonaises Marta et Carla Cascales Alimbau y a exploré le lien entre musique classique et sculpture.

Une chose s’impose en observant le travail qui naît entre les murs de la résidence : pour saisir la force invisible de la ville, il faut en embrasser le passé et poser de nouvelles pierres sur celui-ci. Personne au Numeroventi ne prétend avoir créé la nouvelle scène artistique de Florence, mais tel un sculpteur, l’entreprise contribue à l’extraire de sa gangue.

Une grande tache d'encre bleue sur une toile blanche
Trois jeunes à différents niveaux d'une échelle et un garçon assis sur le sol dessinant
Une sculpture au bout d'un couloir correspond à l'œuvre accrochée au mur

Pendant son séjour, Rich Stapleton s’est immergé dans l’œuvre de Michel-Ange grâce à la photographie. En s’attardant à la relation entre le corps et la sculpture classique, il a tenté de distiller la grandeur de la Renaissance en suivant les méthodes du grand maître et en visitant Carrare, dont les carrières de marbre ont approvisionné Michel-Ange pour ses œuvres les plus grandioses, y compris son David et sa Pietà. En résulte une délicate conversation avec le passé.

De retour au rez-de-chaussée du palazzo, je trouve la chambre de mes rêves : lit plateforme, fresques pastel d’origine et voilage couvert de fleurs suspendu au plafond par les artistes Ksenia Tokmakova et Marinika Sadgyan. Avant d’ouvrir la porte suivante, Modestino Ricciardelli mentionne que la déco de la cuisine est encore évolutive, avant d’indiquer divers objets ayant soit changé de place ou venant d’être ajoutés. Dans le vestibule figure une œuvre 3D de l’artiste sud-africain Alexis Christodoulou, qui a créé des rendus d’architecture futuristes et imaginaires avant de collaborer avec Duccio Maria Gambi, créateur de mobilier florentin amoureux du béton, pour faire de ses constructions géométriques une réalité.

Une sculpture abstraite peinte en jaune, blanc et une grille partielle devant un canapé jaune
Tabourets et tables de bout en laiton et marbre coloré
Une sculpture de roche blanche se trouve au sommet d'un pilier en bois

Le Numeroventi a beau être en constante évolution, le contraste entre l’ancien et le nouveau sous son toit et la simplicité du décor transcendent le temps et l’espace en plus de mélanger les genres. C’est un incubateur d’idées folles. Léonard de Vinci et Olafur Eliasson pourraient y entrer côte à côte que nul ne serait surpris.

Ma visite du Numeroventi se termine dans le lumineux Loft 3 à mezzanine. Je pouffe devant le panneau de métal travaillé de l’artiste berlinoise Kasia Fudakowski accroché au-dessus du canapé moutarde. On peut y lire : « Lower Your Ambitions » [Modérez vos ambitions]. Avec des plans d’expansion comprenant trois nouveaux lofts, des restos gastronomiques éphémères et un club privé pour les créateurs comptant café et bar à vin (à la Soho House), s’il y a une chose que l’équipe du Numeroventi ne semble pas prête à faire, c’est bien de modérer ses ambitions. Au contraire, celles-ci paraissent sans bornes.