Le retour du denim artisanal en Caroline du Nord

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En Caroline du Nord, où l’histoire de l’industrie du denim, jadis florissante, est inscrite dans le tissu social, de nouveaux ateliers aux machines à coudre récupérées produisent de nouveau des jeans.

Le denim est peut–être bien le plus universel des tissus. Ce robuste tissu sergé de coton est né en France (le mot est une contraction de « serge de Nîmes », sa ville d’origine), mais ce textile vedette est devenu foncièrement américain. Les jeans cadrent avec l’état d’esprit américain, de liberté et de transgression. Ils sont décontractés et cools, utilitaires et résistants, et siéent aux fermiers, aux rockeurs et aux top–modèles. Bruce Springsteen arbore du denim sur une pochette d’album ; Meghan Markle porte un jean troué dernier cri lors de sorties avec le prince Harry.

Peu importe la provenance française du denim, la Caroline du Nord en maîtrise l’art. À compter de la fin du XVIIIe siècle, les cultures commerciales de l’indigo et du coton de l’État, alliées à un accès facile aux chemins de fer, ont fait en sorte que l’industrie du denim y a prospéré. En 1890, tant de trains passaient par Greensboro que la ville a acquis le surnom de Gate City (« ville–porte »). Six ans plus tard, les frères Moses et Ceasar Cone (américanisation de Kahn) arrivaient en ville par un de ces trains et ouvraient l’usine de textiles qui allait devenir la Cone Mills. En 1897, un autre homme, C.C. Hudson, débarquait pour travailler dans une manufacture de salopettes. Quand celle–ci a fermé, Hudson et quelques collègues ont fondé leur propre atelier, qui allait devenir Wrangler. Jusqu’à la fin du XXe siècle, on pouvait affirmer que presque chaque jean aux États–Unis était passé entre des mains nord–caroliniennes.

26 août 2019
Victor Lytvinenko examine un rouleau de denim brut
Victor Lytvinenko, de Raleigh Denim Workshop, examine un rouleau de denim brut.
Une pile de jeans
Pile de jeans prêts à être inspectés à Raleigh Denim.

Les choses ont commencé à changer en 1994, à la signature de l’Accord de libre–échange nord–américain. En quête de main–d’œuvre meilleur marché, un nombre incroyable de fabricants de textile américains sont partis, transférant leur production au Mexique (et plus tard en Chine). Au cours des années 1990, la Caroline du Nord est devenue un pôle d’industries de pointe, notamment des secteurs technologique et pharmaceutique, concentrées en bonne partie dans le Research Triangle Park, près de Raleigh. Mais si l’industrie de l’État s’est diversifiée et que les énormes usines textiles sont parties, la production de denim se poursuit, mais à une échelle réduite et plus réfléchie. Et l’histoire est partout, pour peu qu’on sache où regarder.

« On essaie de fabriquer le meilleur jean au monde. »

À certains égards, Victor Lytvinenko est un Nord–Carolinien plutôt traditionnel. Il habite la ville où il a grandi, a épousé son amour d’adolescence et passe ses journées dans une fabrique de denim.

Dans cette usine, les aiguilles d’antiques machines à coudre filent à toute allure. On entend parfois « Chaud devant ! » quand des employés (ou artisans du jean) prennent des rouleaux de denim brut sur les étagères. Ces artisans du jean travaillent en musique. Dans une tasse, il y a une poignée de Sharpie et de crayons noirs. L’un porte en lettres dorées l’inscription « Raleigh Denim Workshop » ; sur un autre, on lit « Love What You Do » (Aime ton travail).

Le Golden Belt de Durham a été transformé en complexe certifié LEED d’appartements, de galeries, de studios et d’espaces événementiels
Le drapeau américain est suspendu dans une porte de magasin
Jadis usine à textile, le Golden Belt de Durham a été transformé en complexe certifié LEED d’appartements, de galeries, de studios et d’espaces événementiels.
Ce drapeau américain orne l’entrée d’une boutique du centre–ville de Greensboro.

Lytvinenko et son épouse, Sarah Yarborough, dirigent Raleigh Denim Workshop, une petite entreprise qui a eu droit aux pages de Vogue et de GQ et dont les produits artisanaux en denim sont vendus dans des magasins haut de gamme comme Saks Fifth Avenue, en plus de leur boutique adjacente, The Curatory. Situé sur West Martin Street, au centre–ville, Raleigh Denim est à un coin de rue de la gare Amtrak récemment rénovée et du CAM Raleigh, musée d’art contemporain primé par l’American Institute of Architects. À l’ère de la mode expresse, où les tendances changent sans cesse et où les entreprises grand public sortent une nouvelle ligne chaque semaine, l’éloge de la lenteur que prône Raleigh Denim a autant des airs de retour en arrière que de concept furieusement moderne. « On essaie de fabriquer le meilleur jean au monde », lance Lytvinenko.

Une artisane du jean à sa machine à coudre
Une artisane du jean de Raleigh Denim Workshop à sa machine à coudre.

Victor Lytvinenko et Sarah Yarborough ont commencé à faire des jeans dans leur appart de Raleigh en 2007. Juste avant, le premier s’était mis à faire du vin en dilettante, avec des raisins du mont Pilot, en Caroline du Nord. « J’aimais beaucoup le côté artisanal de la viticulture, explique–t–il. La qualité primait la quantité. » À la même époque, il faisait la connaissance d’ex–travailleurs de l’industrie du denim de l’État.

« J’ai réalisé qu’une partie de la philosophie de la viticulture pouvait s’appliquer au denim, ajoute–t–il. L’industrie était tellement axée sur la marchandise, et tout venait d’outre–mer. Je me suis dit : “On pourrait faire quelque chose qui soit local, qui soit unique, né ici et en nous, dans nos têtes, nos cœurs, nos pensées et nos mains.” »

Les cinq premières années, les époux Lytvinenko et Yarborough étaient chefs de l’atelier de couture, créateurs de mode, patronniers, chargés du marketing et des ventes. Ils récupéraient des machines dans d’anciennes usines et des greniers, que Lytvinenko restaurait lui–même.

Boulons de denims
Le sort de ces rouleaux de denim de Raleigh Denim Workshop en est tissé.
Une exposition textile avec des bobines de fil
Éléments textiles exposés à la Revolution Mill de Greensboro.

Raleigh Denim prospérant, ils ont fini par faire quelques embauches, dont celle de leur maître–patronnière Chris Ellsberg, aujourd’hui âgée de 86 ans, qui a travaillé pour Levi’s dans les années 1960 et 70 et qui a repris sa carrière pour enseigner son art aux patronniers de la boîte. « Sur nos étiquettes, on peut lire : “Fait à la main par des artisans du jean en chair et en os.” Nous prenons notre temps et aimons notre travail », lance Lytvinenko.

L’atelier de Raleigh Denim est un bon endroit où voir s’incarner des termes in comme « fait main » et « artisanal ». En tout, l’entreprise emploie quelque 35 personnes, et presque tout ce qu’elle produit (entre jeans, vestes, fourre–tout et couvre–lits en denim) sort de la même salle. Un jean passe par 17 paires de mains au fil des étapes : fabrication du patron, tests du tissu, coupe, couture, ajout des boutons et rivets, inspection, emballage. Les résidents vigilants remarqueront que les différents styles de jeans portent le nom de divers comtés de Caroline du Nord, dont Jones, Surry et Haywood.

« Notre tâche première, quand on forme les commis de la boutique, c’est l’éducation : denim, tissu, fils, tissage, coupe, couture, lavage, histoire », lance Lytvinenko. On reçoit presque chaque jour des groupes de 25 qui veulent voir une véritable usine en activité, parce qu’il n’en reste [plus].

Une chemise en jean sur un torse de mannequin
Une chemise de denim attend d’être réparée à l’étage de Hudson’s Hill, à Greensboro.

En janvier, la dernière des usines de la Cone Mills, dans le quartier White Oak de Greensboro, a été démolie après avoir fermé en 2017 : c’était, après 112 ans d’exploitation, la dernière et la plus ancienne manufacture de denim liséré au pays. Le site est en ruines, mais des objets récupérés de l’usine sont exposés dans tout Greensboro, dont le métier à tisser Draper centenaire dans le hall du Grandover, un hôtel haut de gamme des abords de la ville. Ce métier repose sur un carré du plancher en bois d’origine de l’usine, et un mètre de denim de la dernière production y est encore suspendu. Dans la nouvelle suite Cone Denim de l’hôtel, répartie sur deux étages, une salopette Big Winston élimée des années 1920 s’expose dans une grande vitrine.

D’autres usines de la Cone Mills ont d’intéressantes nouvelles vocations. L’édifice de 10 000 m2 The Gateway, site de l’ancienne usine Blue Bell de salopettes en denim, est en voie de reconversion en immeuble à bureaux pour marques de design et de création. Et la Revolution Mill, inaugurée par les Cone à titre de première manufacture de flanelle du sud des États–Unis, est aujourd’hui un bâtiment polyvalent et dynamique, mélange de lofts à baies vitrées et de bureaux abritant cabinets de médecins, entreprises de graphisme ainsi qu’Evan Morrison, Nord–Carolinien spécialiste du textile.

Une tête d’antilope est accrochée au mur
Une paire de salopettes en denim exposée dans un cadre accroché au mur
Une antilope veille sur le Kau, resto, boucherie et bar de la Revolution Mill.
Une salopette de jean rapiécée sert d’œuvre d’art dans la suite Cone Denim du Grandover, à Greensboro.

Pour Morrison, également copropriétaire de Hudson’s Hill, une boutique du centre–ville de Greensboro proposant un éventail de marques de jeans (dont une griffe maison, aux articles créés sur des machines à coudre d’époque), l’histoire du denim n’est pas révolue. En fait, la plupart des habitants qu’il croise sont « à un demi–degré ou à un quart de degré de séparation de l’industrie ». En 2012, Morrison a commencé à contacter d’anciens ouvriers des usines de la Cone Mills et de Burlington Industries, craignant qu’en disparaissant ceux–ci n’emportent leurs histoires.

« Beaucoup d’entre eux avaient une boîte de vieilleries mises de côté en espérant que ça intéresserait quelqu’un », dit–il. C’était souvent une veste, un tablier ou un morceau d’étoffe ; parfois, c’étaient des photos ou une coupure de journal. Quand l’American Textile History Museum de Lowell, au Massachusetts, a fait faillite en 2016, Morrison et un associé ont pu acquérir l’intégralité de la collection de machines et d’équipements. Ces acquisitions se trouvent en grande partie dans un entrepôt climatisé, mais certaines sont exposées dans les corridors de la Revolution Mill, avec les objets qu’il a recueillis auprès d’ex–travailleurs d’usines textiles et de leurs familles. Ces artefacts ont suscité un tel intérêt qu’il travaille avec la Revolution Mill à une visite autoguidée.

Une poignée de fixations en jean

Une poignée de boutons de jeans à Raleigh Denim Workshop.

« C’est fascinant de vivre à une époque où un jean déchiré peut coûter 100 fois plus cher qu’un jean ordinaire, déclare Morrison. Quand une vedette porte un jean, les gens sentent qu’ils peuvent s’identifier à elle. Le denim est accessible à tous. C’est démocratique. »

À quelques minutes de marche de Hudson’s Hill, sur South Elm Street, au centre–ville de Greensboro, se trouve la boutique Lee + Wrangler Hometown Studio, récemment ouverte. (Kontoor, l’entreprise qui détient à présent les marques Wrangler, Lee et Rock & Republic, a son siège social à Greensboro, dont les bureaux sont un peu au nord sur Elm Street.) Les présentoirs y sont remplis de jeans de toutes les teintes et un éclatant W en néon illumine le magasin. Près de la vitrine, il y a une scène où jouent des groupes locaux tout au long de l’année, y compris lors du Jeansboro Day, commandité par Wrangler et célébré dans toute la ville.

Préparer la machine à coudre pour compléter un ourlet
Victor Lytvinenko prépare sa machine à coudre avant d’ourler un jean.
Un tas de coton rend hommage au but initial des bâtiments
Un artefact à la Revolution Mill célèbre l’ancienne vocation de filature de coton du bâtiment qui l’abrite.

Cette année, Wrangler a lancé la Rooted Collection de cinq styles de jeans « patrimoniaux », faits de coton cultivé dans des fermes familiales de cinq États du Sud. En Caroline du Nord, la ferme sélectionnée est celle de Donny Lassiter à Conway, village situé à 260 km au nord–est de Greensboro. Il y a de subtiles allusions à Lassiter sur les jeans de style North Carolina, dont sa signature sur la poche gousset.

À Raleigh, Victor Lytvinenko sourit quand un jean Jones franchit les dernières étapes de production à Raleigh Denim, bouton et rivets posés. À l’atelier, la coutume veut qu’un membre de l’équipe signe chaque jean ; les poches gousset portent les autographes au Sharpie des artisans du jean, sceaux personnels d’approbation et de fierté. « Nous ne sommes pas qu’une marque, nous sommes des êtres humains qui faisons tout ça, conclut Lytvinenko. Nous nous levons chaque matin en nous demandant comment le faire mieux. »