Changement au menu : retour sur les Meilleurs nouveaux restos de 2019

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Nombre des Meilleurs nouveaux restos canadiens au palmarès de 2019 (publié en novembre dernier) ont souligné leur premier anniversaire en quarantaine. Nous sommes entrés en contact avec les gens des 10 meilleurs restos de l’an dernier pour voir comment ils vivent la pandémie, quels changements ils ont apportés et ce que l’avenir leur réserve.

13 août 2020

Ten — Toronto

« Un resto ne peut plus se limiter à sa cuisine. »

— Julian Bentivegna, chef

Chef Julian Bentivegna au restaurant Ten à Toronto
   Photo : Maude Chauvin

Le 14 mars 2020 fut la dernière journée d’activité du Ten. L’équipe, d’abord optimiste, s’est tournée vers les plats à emporter, mais a rapidement réalisé que ce n’était pas viable financièrement. Après une fermeture de deux mois, elle a lancé « Ten to Go », des options végétariennes livrées à l’auto que les consommateurs qui s’ennuyaient des menus dégustation végétariens du Ten ont adoptées. « L’une des habiletés les plus utiles d’un chef, c’est la capacité d’adaptation, explique Julian Bentivegna. Je voulais mettre en vedette les fruits et légumes de saison tout en pouvant payer les factures. » Bentivegna a aussi réfléchi à la façon dont les grands restos sont gérés, prônant l’élimination du système de pourboires et l’octroi de salaires plus élevés. « Cette pandémie a ouvert les yeux de beaucoup de gens de l’industrie », ajoute–t–il.

Un plat végétarien à thème vert servi chez Ten à Toronto
Préparer un légume à feuilles dans la cuisine de Ten
   Photos : Maude Chauvin

Frustré par ses conversations avec ses proprios et l’ignorance de ce qui allait se passer en matière d’allégement des loyers commerciaux, Bentivegna s’est tourné vers d’autres chefs torontois, comme Jed Smith, du Donna’s, pour parler de ses difficultés. Et l’appui de la communauté est allé encore plus loin. L’équipe du Ten livre 40 repas à des refuges locaux pour femmes toutes les quelques semaines, et a ouvert quelques « frigos communautaires » (le premier est situé au 113, College Street, devant le resto) remplis de fruits et légumes frais commandés en trop, donnés ou dont la commande a été annulée, et qu’un groupe de 20 bénévoles a nettoyés. « Un resto ne peut plus se limiter à sa cuisine, précise le chef. Si vous voyiez les ordures des plus grands restos du monde, vous seriez scandalisés. » Bentivegna admet qu’il n’est pas parfait, mais il essaie de s’en sortir mieux qu’à ses débuts. « Nous, les chefs ou propriétaires de restos, nous devons trouver une façon de redonner, de prendre conscience de nos privilèges et d’encourager les autres. »

Nowhere *A Restaurant — Victoria, Colombie–Britannique

« Le soutien massif de la communauté nous a permis de respecter nos engagements financiers envers les agriculteurs qui nous fournissent et de réengager tout le monde immédiatement. »

— Clark Deutscher, chef

L'équipe se tient devant Nowhere *A Restaurant
   Photo : Maude Chauvin

Une fois les fermetures annoncées, le Nowhere *A Restaurant a entrepris une rénovation complète, ajoutant des cloisons en bois afin que les clients profitent de « salons privés » à la réouverture. Durant les travaux, le restaurant frère Hanks s’occupait des plats à emporter (250 commandes le premier soir !) mais, quand les restrictions ont été levées pour le service en salle au Nowhere, le Hanks en a été affecté. « Nous avons un peu mis les restos en compétition. Les gens sont à l’aise ou non dans une salle à manger, explique Clark Deutscher. Mais le soutien massif de la communauté nous a permis de respecter nos engagements financiers envers les agriculteurs qui nous fournissent et de réengager tout le monde immédiatement. »

Un stand en bois à Nowhere *A Restaurant
   Photo : Jonna Deutscher et Laura Cousins

Passer exclusivement à des repas de deux heures et demie en menu dégustation a permis au Nowhere de faire de la recherche de contacts et de couvrir ses coûts, mais une récente hausse du nombre de cas de covid–19 en Colombie–Britannique a resserré de nouveau les directives. « Nous sommes passés d’une salle pleine à zéro réservation en juillet », souligne Deutscher. Mais il y a eu aussi des points positifs. « L’aspect concurrence entre les restos a disparu. Tout le monde essaie de s’entraider », précise–t–il. Le Nowhere s’est toujours considéré comme un resto de cuisine locale (70 % des produits qu’on y utilise sont de la région) ; à présent, l’idée est que ce n’est plus seulement une bonne chose, mais que c’est LA chose à faire. « Tout est local maintenant ici, que ce soit le vin, la bière ou les fermes où l’on s’approvisionne », conclut Deutscher. Et puis, il y a la famille. « Nous avons un bébé d’un an ; être à la maison ensemble est probablement ce qu’il nous est arrivé de mieux. »

Dispatch — St. Catharines, Ontario

« Nous profitons de l’occasion pour en apprendre plus sur nous et sur les autres. »

— Adam Hynam–Smith, chef

Le chef Adam Hynam-Smith prépare des commandes à emporter à Dispatch
   Photo : Brilynn Ferguson

Le chef Adam Hynam–Smith a mis tous ses œufs dans le même panier, et il ne nie pas qu’il est inquiet. « Je n’ai jamais autant craint pour notre survie, explique–t–il. Mais je ne me cache pas derrière ma fierté, j’admets que les choses sont difficiles. »

Les quatre derniers mois ont été une leçon d’humilité pour Hynam–Smith, sa femme et copropriétaire Tamara Jensen et l’équipe du Dispatch. Ils ont choisi de ne pas ouvrir en salle pour contribuer à aplanir la courbe, peiné à lancer une boutique en ligne, tenté de faire naître et prospérer un commerce de détail, raffiné leurs offres de repas et créé une nouvelle terrasse avec guichet de service à l’auto, le tout avec un personnel raréfié. « L’autre matin, je suis entré dans la cuisine et j’ai pleuré, avoue Hynam–Smith. La terrasse fonctionne au ralenti, et chaque décision semble nous forcer à repartir de zéro. C’est accablant et épuisant. »

Un contenant à emporter de Dispatch avec un petit pain et des tranches de saucisse
Vue de la terrasse de Dispatch dans le bâtiment Lincoln
   Photos : Brilynn Ferguson

Le fait de rester ouvert et proactif face aux ravages de la pandémie a inspiré à Hynam–Smith et au gérant Mike Kapusty la création d’un groupe d’entraînement (b.well.fitness) qui contribue à soutenir la santé mentale et physique dans la collectivité. « La période qu’on traverse m’a montré que j’ai trop sacrifié, admet Hynam–Smith. Travailler 60, 70, parfois 80 heures par semaine… Je dois faire des changements. » Hynam–Smith et Kapusty suivent actuellement un cours en ligne intitulé Indigenous Canada (donné par l’Université de l’Alberta) afin d’explorer les principaux problèmes auxquels sont confrontés les peuples autochtones au Canada. « Nous nous sommes donné le défi de traverser le pays à vélo pour rencontrer les communautés autochtones de province en province, dit Hynam–Smith. Nous profitons de l’occasion pour en apprendre plus sur nous et sur les autres. » Et pour passer volontairement la main aux employés, telle Delodun Olusola–Ajayi (ou Dee), dont les populaires publications Instagram proposent des recettes de son pays d’origine, comme le poulet frit nigérian avec épices à suya et sauce shito du Ghana.

Como Taperia — Vancouver

« J’ai acheté un t–shirt du Donna’s l’autre jour, et je vais le porter au resto. Ce sont des choses qui aident. »

— Shaun Layton, propriétaire

Personnel servant la paella au Como Taperia à Vancouver
   Photo : Paella Guys et Ruben Nava Mendoza (LessNoise Studio)

Après de nombreux aller–retour (sans résultat) avec la Ville à propos des ouvertures de terrasses, l’équipe du Como Taperia a porté son combat sur Instagram. Le bureau du maire a téléphoné dans la demi–heure, et six équipes de nouvelles se sont présentées… Et hop, nouvelle terrasse au Como Taperia, où c’est soirée paella un dimanche sur deux. « Nous ne faisons pas d’argent et la fermeture est un désastre, mais nous nous sommes adaptés plutôt bien, affirme Shaun Layton. Nous avons vendu 450 billets en huit heures pour nos soirées paella, un record. »

L'intérieur de Como Taperia a été transformé en épicerie
   Photo : Paella Guys et Ruben Nava Mendoza (LessNoise Studio)

Pendant la fermeture, le Como a fait de sa salle un marché couvert (les conserves de poissons et fruits de mer à l’espagnole se sont envolées), concentré son offre de vin sur la Colombie–Britannique et changé le système des pourboires pour augmenter les avantages pour les cuisines, misant sur les personnes avant les profits. Outre les sources de revenus novatrices comme le marché, le nouveau rabais provincial de gros sur l’alcool et l’emplacement du Como dans le quartier de Mount Pleasant ont joué un grand rôle dans la survie du resto. « Les plus petites tables tirent leur épingle du jeu, et certaines pizzerias s’en sortent même mieux qu’avant, ajoute Layton. Les restos du centre–ville qui sont plus axés sur une clientèle de touristes ou de tours de bureau ont vraiment du mal. » Des sacs et des t–shirts ont été conçus pour aider à amasser de l’argent pour le fonds d’urgence du personnel, ainsi que pour la Vancouver Food and Beverage Community. Et les gens du secteur de la restauration, de Sydney à Copenhague en passant par Toronto, se les procurent. « J’ai acheté un t–shirt du Donna’s l’autre jour, et je vais le porter au resto, souligne Layton. Ce sont des choses qui aident. »

ARVI — Québec

« Le climat à Québec demeure incertain. Nous dépendons des touristes de l’étranger, qui sont absents. Beaucoup de restos sont en mode survie. »

— Julien Masia, chef

Dîner servi sur une assiette ronde avec sauce à l'ARVI
   Photo : ARVI

« J’étais très émotif, explique Julien Masia en parlant de la fermeture de l’Arvi. C’était frustrant ; beaucoup de discussions avaient lieu au sujet de la réouverture des commerces, mais rien à propos des restos. » L’Arvi a pris le temps avant de se tourner vers les plats à emporter. « Chaque boîte contenait un menu quatre services pour deux. Nous voulions nous assurer que c’était la bonne combinaison d’assemblage et de cuisson pour nos clients, explique Masia, et garantir une qualité digne d’un resto à la maison. »

L'équipe d'ARVI prépare son service de table
   Photo : ARVI

Depuis sa réouverture, l’Arvi s’ajuste au manque de touristes. « Le climat à Québec demeure incertain. Nous dépendons des touristes de l’étranger, qui sont absents cet été. Beaucoup de restos sont en mode survie », précise Masia. Si sa salle à manger ne peut être utilisée à pleine capacité, et que le nombre de réservations est loin d’être ce qu’il était, l’Arvi peut profiter d’une reprise grâce au menu à la carte en terrasse.

La fermeture a permis à Masia de se débrancher de son entreprise et de se concentrer sur de nouvelles idées. « C’est rare dans cette industrie, surtout quand on est chef propriétaire, d’avoir autant de temps pour soi, constate–t–il. Consacrer plus de temps à ma famille, ça m’a plu. Nous ferons le bilan pour le resto à la fin de l’année. »

Pluvio Restaurant + Rooms — Ucluelet, Colombie–Britannique

« Par le temps qui court, on chérit la possibilité de manger au restaurant. Nous avons donc prolongé la durée de nos services, car les gens désirent s’attarder. Nos convives sont plus reconnaissants que jamais. »

— Lily Verney–Downey, copropriétaire

Les propriétaires de Pluvio dégustant des boissons sur les marches de leur restaurant
   Photo : Nora Morrison

Alors qu’à Tofino, sa voisine, les activités se sont arrêtées, presque toutes les entreprises de Ucluelet (1700 âmes) ont pu garder leurs portes ouvertes, dans une certaine mesure, ce qui a permis à l’argent de continuer à circuler au sein de la communauté. Et cette communauté a été déterminante pour le Pluvio. Dans cette petite ville qui accueille de nombreux touristes venus des quatre coins de la planète, le nombre de restaurants surpasse largement la demande locale. Halte forcée oblige, les visiteurs n’ont pu être au rendez–vous au printemps. Ainsi ce sont les habitants de l’endroit qui ont largement compensé pour leur absence. « Ça nous a permis de faire connaissance avec un pan de la communauté qui n’avait pas l’habitude de venir manger chez nous », déclare Verney–Downey. « On a servi environ 300 poulets frits en mode “service à l’auto”, ce qui fait beaucoup de clients pour une petite ville comme la nôtre, ajoute le chef Warren Barr. Et on n’a même pas de friteuse ! »

Poitrine de porc et tartare de thon servis au Pluvio Restaurant + Rooms
Photo : Danika McDowell
Une fontaine à cocktails au bar du Pluvio Restaurant + Rooms
Photo : Siobhane Galloway

S’adapter à une clientèle locale plutôt qu’internationale a entraîné d’intéressants ajustements ; retirer le saumon de la carte par exemple (« les Britanno–colombiens mangent du saumon depuis qu’ils sont nés, je ne pouvais tout simplement pas garder ce poisson rose au menu, même au péril de ma vie !) et créer un espace réservé aux animaux de compagnie (« les gens du coin passent en voiture, souvent accompagnés de leur chien »). Le père de Barr, en visite lorsqu’a été déclenché le confinement, n’est plus reparti. « J’ai pu passer deux mois et demi avec mon papa, et je chérirai pour toujours ces moments précieux, ajoute Barr. Et, vu que nous possédons un hôtel, où il a d’ailleurs logé, nous n’étions pas ensemble 24 heures par jour, à se regarder dans le blanc des yeux ! »

Pour souligner le premier anniversaire du Pluvio, les proprios ont confectionné des gâteaux de fête qu’ils ont offerts aux clients, afin que ces derniers participent aux célébrations depuis la maison. « Je marchais dans la rue, et on me klaxonnait en criant : “Joyeux anniversaire !” » ajoute le chef. Barr et sa complice Verney–Downey ont confiance en l’avenir, surtout à l’approche d’un autre hiver. « Ucluelet est la version canadienne d’Hawaii, parce qu’il ne neige jamais ici, précise le chef. Nous sommes prêts pour d’autres escapades hivernales. »

Donna’s — Toronto

« Emprunter la terrasse d’un resto ami un jour de fermeture est devenu la norme. Ça remplace l’emprunt d’une tasse de sucre au voisin ! »

— Jed Smith, chef

Une main tenant un hamburger de Donna's à Toronto
   Photo : Jed Smith

Le premier point à l’ordre du jour à la fermeture du Donna’s a été de réfléchir à une solution pour passer les importants surplus d’aliments frais. Le chef Jed Smith, le chef Peter Jensen et sa femme, Ann Kim, gérante de salle, se sont retrouvés en cuisine pour empaqueter toute la nourriture, tout en se versant trois verres de vin, restes d’une bouteille débouchée la veille. « On s’est regardés et on a trinqué à un avenir incertain. » Ils ont mitonné des soupes et des sauces pour les pâtes et les ont livrées à leurs employés. « On a super bien mangé au début », se réjouit Smith. Ils ont planté des semis de légumes et de fines herbes, placés dans la vitrine ensoleillée du Donna’s, lesquels ont rapidement produit des végétaux à donner ou à incorporer aux repas destinés au personnel.

Des semis plantés dans des tasses et prenant le soleil de la fenêtre de Donna
Photo : Jed Smith
Les semis plantés par le personnel de Donna's à maturité
Photo : Jed Smith

En mai, le Donna’s a lancé une version réduite à emporter de son menu. Après s’être vu refuser un permis de la ville, l’équipe a finalement pu aménager une terrasse en bordure de trottoir. « Un beau jour, les gars de la construction se sont pointés avec leurs colonnes en béton, explique le chef Smith. On vient à peine d'installer nos parasols. » Ils ont réaménagé la salle à manger en utilisant les plantes comme séparateurs naturels, lesquelles ont poussé depuis le début du confinement. « Nous avions encore beaucoup d’incertitudes quant à la réouverture. Est–ce qu’on faisait vraiment ce qu’il fallait ? Est–ce tout allait s’écrouler ? » confie Smith. Quand les gens ont commencé à venir chercher leurs commandes, c’était bizarre. Entretenir un lien avec nos clients réguliers était difficile. C’était comme si nous avions tous perdu nos aptitudes sociales », conclut–il.

Un smoothie vert à emporter chez Donna
   Photo : Jed Smith

L’industrie torontoise de la restauration s’est également mobilisée de manière inattendue. Le restaurateur Nav Sangha a développé la plateforme Ambassador, afin que les petits établissements puissent gérer leurs commandes en ligne ; la cuisine du Donna’s est utilisée par un ami qui ouvre sa boulangerie ; d’autres restos du quartier prêtent leur terrasse les jours où ils sont fermés. « Il y a un grand partage du savoir–faire et on constate une évolution des mentalités », déclare Smith. « Emprunter la terrasse d’un resto ami un jour de fermeture est devenu la norme. Ça remplace l’emprunt d’une tasse de sucre au voisin ! »

Pastel — Montréal

« Nous sommes ancrés dans nos habitudes, jusqu’au jour où un truc arrive et nous fauche. Et ce truc, ça a été la Covid. »

— Kabir Kapoor, propriétaire

Copeaux de légumes dans un petit bol au pastel
   Photo : Maude Chauvin

« Je savais qu’on allait devoir faire les choses différemment à la réouverture », déclare Kabir Kapoor. Durant le confinement, le personnel du Pastel (désormais sous la houlette du chef Yoann Van Den) a développé et testé un nouveau menu. « Il raconte l’histoire de mon enfance, en France, tout en mettant l’emphase sur les ingrédients d’ici, déclare Van Den. La carte fait honneur aux produits du terroir québécois, comme le flétan de la Gaspésie ou les légumes des Jardins Carya, à Senneville. » Kapoor explique que la transition d’un menu dégustation vers un menu qui offre en plus des plats à la carte aura permis à son établissement de devenir plus accessible. « Nous sommes ancrés dans nos habitudes, jusqu’au jour où un truc arrive et nous fauche. Et ce truc, ça a été la Covid. »

Une table près de la fenêtre dans la salle à manger de Pastel
Préparer des nouilles de pâtes chez Pastel à Montréal
   Photos : Maude Chauvin

Et, il y a d’autres changements. « Nous avons mis du plexiglas pour séparer les tables, ajoute Van Den. Parfois, on a de la difficulté à se comprendre à cause des masques, mais mieux vaut en rire ! » À l’heure où s’adapter est primordial, maintenir une vue d’ensemble sur ce qui se passe l’est aussi. « Ce qu’on traverse est difficile, et inquiétant, et ça nous secoue. Mais on ne peut contrôler tant d’incertitude, philosophe Kapoor. Des clients qui ne voulaient d’abord pas aller au resto nous ont avoué à la fin d’une soirée que nous avions réussi à leur faire oublier la Covid », ajoute le restaurateur. Kapoor fait remarquer qu’il faudrait davantage parler de ce qui attend l’industrie, au tournant des prochains mois. « Dans les années 1990, durant la récession, il suffisait de se promener sur Sainte–Catherine pour constater que tous les locaux affichaient à louer, se rappelle–t–il. De nos jours, marcher sur cette artère est redevenu déprimant, car ça nous rappelle cette triste époque. Mais les bons restaurateurs ne rendront jamais les armes. »

Dreyfus — Toronto

« Le service a pris un virage : de professionnel il est passé à un service davantage humain. Aujourd’hui, on demande à nos clients ce qu’on peut faire pour qu’ils soient à l’aise. Ça nous manquait d’avoir une meilleure communication, en restauration. »

— Carmelina Imola, directrice administratrice/gérante des boissons

L'équipe de Dreyfus dégustant un repas ensemble près d'une vitrine
   Photo : Maude Chauvin

L’équipe du Dreyfus n’a pas chômé. Après être sortie de sa zone de confort en élaborant un menu à emporter qui faisait la part belle aux plats d’origine juive et de la diaspora est–européenne, l’équipe s’est tournée vers un bail de location, signé en décembre 2019, pour un espace appelé le Bernhardt’s. Baptisé en l’honneur du patronyme de la fameuse Sarah, le nouvel établissement de Dovercourt Road qui doit ouvrir ce mois–ci, a développé une carte inspirée de la rôtisserie traditionnelle, avec une touche bistrot. « Inaugurer un resto en temps de pandémie est à la fois gratifiant, difficile et amusant… Ces émotions s’entremêlent », nous explique le chef Zach Kolomeir. En arrière–plan, le Dreyfus (et sa nouvelle terrasse) ouvrait ses portes. « C’est un peu comme ouvrir un resto à l’intérieur d’un autre resto, affirme Kolomeir. C’est lancer une adresse Covid éphémère dans notre espace existant. »

Vue de dessus de quatre apéritifs différents servis à Dreyfus
   Photo : Maude Chauvin

À l’origine, Kolomeir a suivi Carmelina Imola à Toronto afin qu’elle y décroche sa maîtrise. Entre les cours et la gestion de leur resto, ils se sont retrouvés dans une bulle études–boulot. « La Covid nous a donné la chance de ralentir la cadence, de découvrir la ville et notre nouvel environnement, affirme la restauratrice. Nous avons appris à connaître le voisinage, et le soutien de la communauté nous a aidés à nous rendre là où nous sommes aujourd’hui. » Pour Imola et Kolomeir, élaborer des menus signifiait également de développer de nouveaux partenariats. « Du jour au lendemain, nous étions en relation directe avec des agriculteurs, ce qui était valorisant », précise Kolomeir. « Nous avons tissé des liens plus solides avec nos voisins, comme le Café Cancan et le Piano Piano. Et, on a remarqué que le service a pris un virage : de professionnel il est passé à un service davantage humain. Aujourd’hui, on demande à nos clients ce qu’on peut faire pour qu’ils soient à l’aise. Ça nous manquait d’avoir une meilleure communication, en restauration », ajoute sa complice.

Le Dreyfus a également été en mesure de verser une partie des profits de la vente de ses schnitzel à des refuges pour femmes de la région. « On désirait élargir nos liens avec le voisinage, en tisser en dehors de l’industrie de la restauration, conclut Imola. Redonner à notre communauté est une source d’apprentissage qui ne tarit pas, et nous en sommes reconnaissants. »

Wayfarer Oyster House — Whitehorse

« Les fermetures ont asséné un gros coup au système et ont eu des répercussions sur tout le monde. Mais, c’est aussi arrivé au cœur de l’hiver, ce qui a particulièrement aggravé les choses au Yukon. »

— Brian Ng, chef copropriétaire

Brian Ng et l'équipe de Wayfarer Oyster House vous accueillent au restaurant
   Photo : Maude Chauvin

Deux semaines après avoir fermé, l’équipe du Wayfarer a lancé son programme Take and Bake (des boîtes à lunch de repas préparés, avec les instructions requises pour réchauffer, son risotto une fois à la maison, par exemple), mettant à l’honneur les plats signatures de l’endroit. Et avec tout ce temps libre, Ng et une poignée d’autres chefs se sont réunis afin de cuisiner pour des banques alimentaires du coin et des résidences pour personnes âgées, aux besoins criants. Grâce à ces rencontres hebdomadaires, près de 300 repas par semaine ont été concoctés. « Nous nous rassemblons encore les dimanches », précise Ng.

Les mercredis, par contre, c’est une autre paire de manches. Les journées sont particulièrement longues pour le chef qui s’adonne aux services du midi et du soir (seul jour où le service du soir est offert), jusqu’à ce qu’il puisse à nouveau engager du personnel, « Il y a un an, j’avais juré de ne jamais faire les midis, et aujourd’hui je sers des guedilles au homard, déclare Ng. Mais les chefs sont résilients. On est capable d’en prendre et quand on reçoit des coups durs sur la gueule, on se relève ». Cependant, être toujours au resto présente des avantages, notamment de voir les clients habituels. « Kelly et Amanda, on les appelle notre “couple influent”, ont été les premiers à acheter nos boîtes Take and Bake, les premiers à venir dîner, et les premiers à réserver pour le souper, raconte Ng. C’est toujours un plaisir de les voir, mais ces temps–ci, on l’apprécie encore plus. »

Un groupe de quatre assis à une table de pique-nique dans la Wayfarer Oyster House
   Photo : Maude Chauvin

La période de croissance est courte au Yukon, mais l’équipe du Wayfarer s’efforce de tirer le maximum des denrées. « Nous avons toujours évité le gaspillage, mais jamais à ce point–là, affirme le chef Ng. On fait des marinades, des conserves, des salaisons, on déshydrate. Après avoir roulé à 100 km à l’heure depuis les 18 derniers mois, ça fait du bien de pouvoir souffler un peu le soir et d’aller faire du vélo de montagne. Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur », conclut–il.