Découvrez les brasseurs de saké japonais qui s’inspirent des vignerons français

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Les producteurs de saké du Japon adoptent des techniques françaises et proposent du saké faits de riz local et de levures indigènes.

Cet histoire a été publié en 2018 et mis à jour en juillet 2021.

13 juillet 2021

Kuno Kuheiji, dont les cheveux grisonnants en bataille encadrent le visage juvénile, arpente sa brasserie de saké Banjo Jozo à Nagoya, spacieuse construction du XVIIIe aux murs blancs, aux poutres de cèdre foncées et aux escaliers affreusement raides. S’arrêtant à une table de dégustation en inox, le proprio de quinzième génération de la brasserie familiale me sert du saké d’une bouteille brune étiquetée à la main. « Goûtez à ça, dit–il, on l’a pressé aujourd’hui. »

C’est un échantillon de son junmai daiginjo d’étiquette « Kanochi », où n’entrent que riz hautement poli, eau et, pour lancer la fermentation, koji (une moisissure convertissant l’amidon du riz en sucres fermentables) et levure. Le brassin est si jeune qu’il est encore un peu brut, avec un nez de banane, de fraise et de riz, mais sans l’élégance et la structure qu’il acquerra en vieillissant six mois en bouteille.

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M. Kuheiji s’apprête à tenter une grande expérience franco–nippone englobant sa ferme rizicole de la préfecture de Hyogo et le Domaine Kuheiji, son vignoble au cœur de la Bourgogne. C’est une entreprise basée sur sa vision romantique d’un mariage mixte entre deux traditions ancestrales en matière d’alcool. Le saké, qui existe depuis plus de 2000 ans, est brassé plutôt comme la bière. Un bon brassin a besoin de riz de qualité, d’eau et du talent du maître brasseur, mais la notion de terroir s’est perdue avec le temps. La viniculture française traditionnelle, au contraire, célèbre l’alchimie qui se produit entre le cépage, le sol où il pousse et le savoir–faire du viticulteur.

Deux hommes en remuant un grand pot à la Dewazakura Brewery
Un brasseur qui brasse à la Dewazakura Brewery.

En matière de brassage du saké, M. Kuheiji, brasseur culte au Japon, est à la pointe d’un nouveau mouvement fortement influencé par la culture et les techniques viticoles françaises et de plus en plus intéressé à parler de terroir. « Il existe 80 variétés de riz à saké, souligne M. Kuheiji. Je veux qu’on les connaisse comme les œnophiles savent différencier un chardonnay d’un pinot noir. »

Et il y a le riziculteur. Autrefois, les brasseurs de saké haut de gamme, peu importe l’endroit, faisaient venir le summum du riz à saké, un cultivar du nom de Yamada Nishiki, de la préfecture de Hyogo, où il prospère dans le sol riche en minéraux et au climat doux et tempéré de la région. Pour régler le problème que ça pose à tout concept de terroir, M. Kuheiji a simplement acheté une terre dans la préfecture et s’est mis à cultiver son riz. « Si on ne cultive pas son propre riz, on ne raconte que la moitié de l’histoire, explique–t–il. Je veux révéler le drame de la rizière qui se cachait jusqu’ici dans la fabrication du saké. » Un jour, M. Kuheiji ouvrira une brasserie là où son riz pousse. Mais l’expression suprême de son histoire d’amour binationale, confie–t–il, sera « le jour où je servirai un repas à plusieurs services, chacun marié avec un de mes sakés ou de mes vins ».

Une poignée de riz Daiginjo
On ne riz plus : les grains de riz d’un daiginjo sont polis jusqu’à ce qu’ils fassent 50 % de leur taille originale.
Kuno Kuheiji extrait un échantillon d’un tonneau de junmai tout juste pressé
Kuno Kuheiji extrait un échantillon d’un tonneau de junmai tout juste pressé.

Dans ma visite de quatre préfectures et régions différentes, il devient clair que la raison pour laquelle ces praticiens consommés s’inspirent autant de la France tient en partie aux forces du marché, et qu’ils cherchent à rendre l’obscure et ancienne tradition de la fabrication du saké plus accessible, plus signifiante, pour les Occidentaux. Ils s’inscrivent aussi dans un mouvement mondial délaissant les méthodes industrielles pour revenir aux façons artisanales, locales et à petite échelle de leurs ancêtres. Quant à leur adoption de la technique française, elle provient d’une ouverture typiquement japonaise aux concepts étrangers.

De retour au centre–ville de Nagoya, à seulement 15 minutes en train de la Banjo Jozo, je suis assise au Marutani, un chaleureux bar à saké tendrement éclairé dans un ancien entrepôt de riz habilement restauré, vieux de 150 ans, de la partie historique de Nagono.

Mon compagnon de table est Takeshi Sekiya, président de la brasserie Sekiya, qui, comme la Banjo Jozo, est basée dans la préfecture d’Aichi. La brasserie Sekiya a collaboré avec le centre préfectoral de recherche agricole afin de développer un cultivar de riz appelé Yumesansui (croisement entre le Yamada Nishiki et une variété adaptée au climat et au relief locaux), qu’elle cultive, avec d’autres variétés locales, sur 25 ha de ses rizières.

Un vendeur exposant ses créations au marché aux puces de Nagoya
Dans la rue : un marchand étale ses marchandises au marché aux puces de Nagoya.
Une bouteille de saké Eau du Désir 2014
Les cuvées d’Eau du Désir peuvent refléter les variations dans les récoltes annuelles de riz.

Sur fond de jazz classique et du doux murmure d’hommes d’affaires décompressant, nous goûtons la longue carte de sakés de la Sekiya, vendue sous l’étiquette Houraisen, et la cuisine de proximité du Marutani. Il y a une salade de shabu–shabu, au bœuf local nourri de deux résidus de brasserie (lie de saké et son de riz), au sanglier local apprêté en jambon, en bacon et en charqui et au délicieux ragoût de tendons de bœuf débordant du fameux hatcho miso de graines de soja rouge de la préfecture.

M. Sekiya emploie aussi une levure indigène dans ses brassins et s’est mis à faire vieillir en bouteille son junmai daiginjo Maka, brassé avec la récolte d’une seule rizière et un koji–kin local, la moisissure Aspergillus oryzae qui provoque la fermentation. Alors qu’avant, l’objectif était de créer un saké au goût et à la qualité constants d’année en année, ces nouveaux brasseurs élargissent la palette d’expressions du riz.

Quelques jours plus tard, je suis à Kawaba, dans la préfecture de Gunma, à seulement 90 minutes au nord–ouest de Tokyo en TGV, mais aux antipodes question ambiance. Montagnes saupoudrées de neige, rivières entrelacées et station de ski voisine forment le décor du charmant village agrotouristique de Den’en Plaza, que me fait visiter Noriyoshi Nagai, président de la brasserie Nagai Sake. Conçue par son père Tsuruji et aujourd’hui gérée par son frère Shoichi, elle en a pour tous les goûts : brasserie de bières artisanales, boucherie, pâtisserie–boulangerie, marché fermier et même autocueillette de bleuets.

L'entrée du bar à saké Marutani
Entrez dans le monde du saké haut de gamme au bar à saké Marutani.

M. Nagai, qui s’habille comme un banquier mais s’exprime avec la passion d’un artiste, se rappelle son séjour d’un mois en Champagne française, y compris un arrêt à la vénérable Maison Pol Roger. Ce voyage l’a aidé à mettre au point son saké pétillant Mizubasho Pure, une quête qui, après 500 tentatives infructueuses, l’avait presque découragé. « Je me disais que si je ne pouvais trouver la solution là–bas, j’étais prêt à abandonner », se souvient–il. Il a bel et bien trouvé les idées révolutionnaires qu’il cherchait (une combinaison de fermentation à basse température et d’encavage), qui donnent un saké pétillant d’une délicatesse et d’une pureté envoûtantes, aux notes de cerise et de litchi.

Des chefs français ou d’influence française étoilés au Michelin ont partout adopté cette nouvelle vague de sakés. Le saké Mizubasho de M. Nagai se boit au French Laundry de la vallée de Napa et au Daniel de New York, tandis que l’Eau du Désir de M. Kuheiji est servie au restaurant Guy Savoy et aux établissements de Yannick Alléno en France.

Un brasseur compacte du riz vapeur à refroidir à la brasserie Nagai Sake
Frette et blanc : un brasseur compacte du riz vapeur à refroidir à la brasserie Nagai Sake.

La brasserie d’origine de la famille Nagai, bâtie en 1886, est devenu le rustique Kura Cafe après la construction d’une nouvelle brasserie à côté. On y sert la spécialité de la région, l’aonori konnyaku (konjac saupoudré de nori vert émietté), du pastrami d’oie et la soupe de la mère de M. Nagai, à base de lie de saké au lieu du miso, plus douce qu’une soupe miso, mais à la saveur tout aussi complexe : salée, au goût de noisette avec une nuance de riz. Ces plats s’harmonisent à l’élégance, à la fin de bouche soyeuse et aux notes de pêche et de poire du junmai daiginjo Mizubasho.

« Il est encore tôt », lance d’un ton contrit le président de la Mitobe Sake Brewery, Tomonobu Mitobe, quand sa femme, Junko, me sert le plus délicieux des gâteaux au fromage, crémeux mais léger à la japonaise, avec des tasses de café fraîchement moulu et infusé. Je suis dans la région enneigée de Tohoku de la préfecture de Yamagata, dans la petite ville de Tendo, célèbre pour ses pièces de shogi. À l’instar du dessert matinal que nous dégustons, M. Mitobe est un amalgame un brin iconoclaste d’influences orientales et occidentales. Lui aussi s’est mis à cultiver son propre riz, et il s’apprête à lancer une entreprise rizicole. Il a aussi aidé à obtenir du gouvernement un premier statut d’indication géographique (sorte d’appellation d’origine) pour un saké à l’échelle d’une préfecture, celle de Yamagata. Pourtant, il refuse de désavouer l’utilisation de riz d’autres régions. « Je ne veux pas qu’on se prive de produire un excellent saké en excluant un riz non local », explique–t–il.

Noriyoshi Nagai et son fils chantant la cloche au temple bouddhique de Kichijoji
Noriyoshi Nagai fait du bruit au temple bouddhique de Kichijoji.
Sculpture en pierre patinée représentant un Boddhisattva à Kichijoji
Un bodhisattva patiné à Kichijoji, fondée il y a près de 700 ans.

Les études et voyages vinicoles de M. Mitobe comprennent une rencontre avec un producteur italien de prosciutto di Parma qui l’a amené à créer un saké plus doux, plus acidulé et plus sucré qui s’harmonise avec le prosciutto. Il en est résulté son Yamagata Masamune Malola, qui transpose la fermentation malolactique, une technique de vinification, au domaine du saké. La transformation (avec désacidification) de l’acide malique en acide lactique se produit naturellement en futaille (pensez aux rouges charnus et aux chardonnays au nez de beurre), mais l’accomplir a demandé effort et ingéniosité dans l’environnement plus alcoolisé du saké. Servi chaud sur du jambon traité à sec, le Yamagata Masamune Malola et son acidité riche, moelleuse et ronde équilibrent et font fondre le gras en bouche, produisant une tranche de pur umami.

Les montagnes de la préfecture de Gunma se dressent derrière le village de Den’en Plaza
Les montagnes de la préfecture de Gunma se dressent derrière le village de Den’en Plaza.

Paf ! Le son du riz vapeur heurtant des tapis de plastique résonne à la Dewazakura Sake Brewery, à l’autre extrémité de Tendo. Les ouvriers de la brasserie se hâtent de rapidement refroidir le riz qu’on ajoutera à la levure mère du jour. D’autres brasseurs, qui défont le riz dans les cuves de départ au moyen de longues spatules, scandent à l’unisson : « Hai, hai, hai, hai », évoquant les chants de brasseurs quasi oubliés d’antan.

Un homme marchant entre les cuves de fermentation à la Mitobe Sake Brewery
Les cuves de fermentation à la Mitobe Sake Brewery.
Deux bouteilles de saké Yamagata Masamune : une petite avec une bouteille teintée sombre, l'autre plus grande avec une bouteille légèrement teintée
Du saké Yamagata Masamune, à base de riz Omachi (à gauche) et de riz Dewasansan (à droite).

Le produit vedette 100 % local de la Dewazakura est son junmai ginjo non pasteurisé et non filtré Dewa Sansan, vif et complexe, à base de riz Dewasansan local et de koji et levure du cru. Si le connaisseur de saké des dernières décennies « ne voulait que des cultivars de riz à saké réputés style Yamada Nishiki ou Omachi », m’a raconté Naoki Kamota, directeur du développement des exportations de la Dewazakura, la nouvelle tendance au développement de variétés de riz locales a fait réaliser aux buveurs et brasseurs de saké que « le riz qui prend racine dans le sol local est fascinant ».

Deux hommes versent du riz refroidi est mis en cuve de départ à la Dewazakura Sake Brewery
Du riz refroidi est mis en cuve de départ à la Dewazakura Sake Brewery.

Il y a encore beaucoup à voir, mais j’ai un TGV à prendre pour retourner à Tokyo. M. Kamota m’amène dare–dare à la gare dans sa fourgonnette. En chemin, je songe aux producteurs de saké passionnés que j’ai rencontrés, à leurs sublimes produits et à leur admiration collective pour la viniculture française.

Ironiquement, leur appétit de voyage a fini par les rapprocher de chez eux, de leur terre, avec une confiance renouvelée en la valeur de leurs propres traditions culturelles. « Ce que j’ai appris des viticulteurs français, m’a dit Tomonobu Mitobe, c’est de ne pas craindre d’être différent. J’ai appris à me couper de toute l’information dont on nous bombarde et à simplement faire ce qui me fait vraiment envie. »