On rouvre : relancer l’industrie de la restauration

Ian McGrenaghan, copropriétaire de restos parmi les plus populaires de Toronto (dont le Grand Electric et le Tacos Rico), s’ouvre sur l’état de l’industrie canadienne de la restauration, sur ce qui l’explique et sur l’occasion de recommencer que pourrait représenter la pandémie.

Je vais vous révéler un secret. Les restos étaient condamnés avant que la covid–19 nous tombe dessus.

Nous savons que l’industrie canadienne de la restauration est en crise. Cela dit, il y a un bout de temps que les restaurateurs arrivent à peine à surnager ; la pandémie a juste achevé de nous enfoncer. Mon associé, Colin Tooke, et moi essayons de nous adapter à la réalité de la covid–19 : notre nouveau projet sur Ossington Avenue, dont l’ouverture était prévue en mai, est bloqué, et le Tacos Rico (notre plus récent établissement, face au parc Trinity Bellwoods) est dans les limbes parce que son succès dépend fortement du tourisme estival. Mais la dure réalité, c’est que nous luttions pour notre survie bien avant que tout ça se produise. Et que la période actuelle pourrait être l’occasion de réparer ce que l’industrie de la restauration a de détraqué, et de repenser la façon dont on fonctionne.

« Misère, j’ai assez souffert », ai–je dit à la blague à Colin, mon associé dans cinq entreprises au cours des huit dernières années. C’était le 14 mars 2020, et on sentait une fébrilité sous la surface de chaque conversation, de chaque reportage aux nouvelles, de chaque routine du train–train quotidien. Un nouveau virus s’approchait comme une tempête de sable menaçant à l’horizon et progressant vers Toronto de façon obstinément terrifiante.

À mesure que nous parvenaient des nouvelles de confinement en Asie et en Europe, il était inévitable que le tour du Canada viendrait rapidement. Au Grand Electric, notre premier resto, le chiffre d’affaires était en baisse de 25 % par rapport à l’année précédente, et le Tacos Rico vivotait à cause d’un printemps froid. Quand l’annonce est tombée, le 16 mars, que tous les restos devaient fermer, des bouffées de profonde tristesse, puis de soulagement, m’ont envahi.

26 juin 2020
Une photographie de maisons à côté du parc Trinity Bellwoods à Toronto.
Parc Trinity Bellwoods.   Photo : Saeed Zeinali (Unsplash)

Je m’explique. Chez moi, la covid–19 a fait ressortir de nombreuses émotions contradictoires, et la pause actuelle m’a donné le temps de réfléchir. Quand je parcours les médias sociaux, chaque proprio de restaurant semble avoir quelque chose de pénétrant à dire ou à faire en réponse à cette pandémie, qui est la menace la plus existentielle qu’ait jamais affrontée notre industrie. Et tout ce qui me vient en tête, c’est « Peut–être que je mérite tout ça ».

Gérer un resto est un prodigieux emmerdement épuisant, souvent ingrat et rarement lucratif, mais c’est également merveilleux et extrêmement gratifiant. Être forcé de fermer et de prendre une pause des incessants problèmes de trésorerie m’a fait du bien. Devoir annoncer à mes employés (dont beaucoup travaillent avec moi depuis plus de cinq ans) qu’ils n’avaient plus de boulot m’a fait très, très mal. Et leur dire que je ne savais pas quand il y aurait, ni s’il y aurait, de nouveau du boulot, c’est un sentiment que nul ne devrait éprouver.

Après quelques conversations et l’envoi de mots gentils par courriel, je me suis retrouvé trois jours plus tard avec des sommes effroyables à payer à mes fournisseurs et au fisc, une paie finale due à mes employés et un sentiment de honte à l’idée de ne pas avoir de plan de match. Puis est venu le pesant sentiment de culpabilité d’être secrètement soulagé d’avoir une pause après huit ans de folie.

Entre une culture du pourboire qui repose purement et simplement sur la fraude fiscale et une inégalité de traitement en matière de rémunération, des horaires de travail irréalistes pour le personnel de cuisine, une absence totale de sécurité d’emploi et des problèmes de santé mentale, sans oublier la discrimination et le harcèlement, les clients et propriétaires de restos doivent se faire au défi que la covid–19 pose en filigrane : celui que le modèle d’entreprise qui prévaut dans l’industrie de la restauration est archaïque, moralement douteux et absolument non viable.

Beaucoup d’entre nous dansent un ballet sur le thème du déni, entre prorogation des modalités de paiement des fournisseurs, pourboires non déclarés, espoir que les employés ne demandent pas tous en même temps leurs indemnités de vacances et utilisation des comptes de taxes comme fonds d’urgence. Les restaurateurs parlent rarement de ça en public ; en fait, nous nous vantons sur les médias sociaux d’être tellement affairés et extraordinaires, et des collaborations et des plats du jour que nous proposons, tout ça en roulant avec d’infimes marges de trésorerie.

Les propriétaires de Grand Electric à Toronto.
Les jours de gloire de l'équipe du Grand Electric.   Photo : John Cullen

Faire de l’argent a toujours été difficile dans cette industrie, mais l’hypothèse voulait que l’élite était l’exception à la règle. Laissez–moi vous avouer quelque chose dont je ne suis pas fier : je sais pertinemment que nombre des meilleurs restos au pays se trouvaient confrontés aux mêmes problèmes que les petits commerces familiaux avant la crise. Leurs proprios peinaient à payer leurs factures et leur modèle d’entreprise était déjà détraqué. (Vous n’avez qu’à demander aux fournisseurs de restaurants qui sont leurs plus mauvais payeurs.)

Les 40 000 $ d’aide gouvernementale aux petites entreprises que Colin et moi avons reçus étaient déjà épuisés avant même de nous être versés, et bien d’autres propriétaires de restos ont vécu la même chose. Nous avons eu à débourser 16 000 $ en paies finales, à payer les indemnités de vacances dues, à nous assurer de voir aux loyers d’avril et de mai et à offrir un peu d’argent à nos fournisseurs pour qu’au moment de passer une nouvelle commande, au sortir de la crise, nous ayons une relation d’affaires à peu près cordiale avec eux.

Il y a d’autres trucs difficiles à accepter. Les membres de notre brigade de cuisine n’avaient plus les moyens d’habiter près de notre resto, alors que nos serveurs repartaient avec des centaines de dollars de revenus par période de travail. Je me dégoûtais moi–même de m’être senti soulagé, après avoir mis à pied chacun de nos 20 employés, de ce que nul d’entre eux n’était marié ou n’avait d’enfant. (Mes entreprises, comme la plupart des restos, ne peuvent se permettre d’embaucher des parents, à cause des complications d’horaires et de compensations que ça ajoute à une gestion déjà limite.)

Ce n’était pas difficile de repousser ces pensées quand j’étais astreint à la véritable corvée sans fin de m’assurer de payer les factures et d’avoir de bonnes critiques en ligne. En tout cas, je sais que je les ai repoussées, mais je n’ai plus d’excuse. Mes restos sont fermés, certains possiblement pour toujours, et j’ai tout le temps au monde pour réfléchir sérieusement à ce qui diable me pousse à faire ce boulot.

Avant que cette industrie se prépare à affronter ce que le monde de l’après–covid–19 voudra bien lui offrir, nous devons prendre une partie de l’énergie que nous mettons dans nos profils Instagram et nos applis sophistiquées permettant de passer des commandes et la rediriger dans l’introspection et les changements nécessaires.

Il me faut examiner attentivement la crise actuelle et les problèmes qu’elle a soulignés : l’accès aux soins de santé, un salaire minimum vital, l’importance des filets de protection sociale. Il me faut déterminer quel modèle d’entreprise permettra à mes employés de faire 40 heures par semaine à un salaire vital qui leur donne les moyens de louer un appartement à moins de 30 minutes de route. Il me faut arriver à comprendre comment j’en suis venu à passer de la gestion de restos sympas et broche à foin mais néanmoins rentables au souhait de pouvoir me verser un salaire en fin d’année, à moi et à mon associé, tout en rivalisant sur Uber Eats et Instagram avec des multinationales et des chaînes de restaurants financés par des fonds d’investissement.

J’écris tout ça dans un souci d’honnêteté et avec le désir de faire de mes restos de meilleurs endroits où travailler, manger et être gestionnaire. Si elle a bouleversé un nombre incalculable de vies, la pandémie nous a aussi, comme par un malin plaisir, donné un nouveau départ.

Beaucoup de longues journées et de longues nuits sont à venir une fois que j’aurai la permission de rouvrir mes restos, mais d’ici là je ne peux ignorer le sentiment tenace que je pourrais être un meilleur employeur, propriétaire, restaurateur et voisin. Je n’ai pas réponse à tout, mais je sais que j’ai besoin de passer du temps à faire mienne une raison d’être qui va au–delà de faire en sorte de payer mes factures à temps et de limiter mes coûts de main–d’œuvre.

Le bar de Grand Electric à Toronto.
Le menu du Grand Electric à Toronto.
Le Grand Electric Parkdale.

Entre mes employés, mes fournisseurs et mes clients, mon bien le plus précieux n’est pas l’argent, c’est l’humain. Alors que les lumières reviennent, je veux tendre vers un modèle dans lequel chacun aura l’impression d’être récompensé. Ce qui me donne de l’espoir, c’est la créativité, la passion et l’éthique du travail de mes confrères restaurateurs. Nous avons l’habitude de nous relever les manches et d’aller obstinément de l’avant même quand s’accumulent les preuves que nous devrions abandonner. Si nous arrivons à maîtriser notre passion dévorante et souvent irrationnelle et à la modérer avec le souci d’autrui dont la pandémie nous a rappelé l’importance, nous pourrions avoir l’occasion non seulement de survivre à cette crise, mais aussi d’en sortir plus terre à terre et plus sages. Je dois à mon personnel, à mes clients, à mes associés et à ma collectivité de ne pas oublier cette période de lucidité, alors que le monde rouvre tranquillement et que les restaurateurs entrent dans les eaux inexplorées de l’après–pandémie.

Après l’enfer que nous avons tous traversé, c’est la moindre des choses.