Taiwan, le paradis des végétariens

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Entre bouillon au lait de soja et champignons remarquables, la cuisine végétarienne de Taiwan sublime les saveurs locales et épurées.

L’article « Bouillon de culture » a été publié à l’origine dans le numéro de novembre 2016 d’Air Canada enRoute.

Il est près de 23 h et je sens encore les derniers relents de chaleur du jour en sortant de la station de métro Xingtian Temple, au centre–ville de Taipei. Dans cette ville cernée de volcans, qui abrite 2,7 millions d’habitants et plus de restos que je n’en ai jamais vus, mon ami taïwanais Grey me guide dans les boulevards bordés d’arbres et le métro doté d’un réseau mobile. M’entraînant dans une ruelle transversale, il m’explique que « c’est dans les petites rues que Taipei vit vraiment ». Nous nous faufilons entre des immeubles qui font rarement plus de 10 étages (souvent, ils en comptent cinq ou moins), et nous passons devant des petits restos à déjeuner, des ateliers de réparation de scooters et des salons de massage pour les pieds avant d’aboutir au Tender Land. Ce restaurant est typiquement taipéien non seulement par son emplacement, mais aussi parce que sa cuisine végétarienne pourrait convertir les plus fervents carnivores.

29 avril 2020
Une serveuse met la table à Earthenware Pots of Lilies in the Spring à Taiwan.
Une serveuse met la table dans un restaurant autochtone du sud de Taiwan, dont le nom signifie « lys en pots de faïence au printemps ».

Assis au bar de 16 places en forme de fer à cheval, autour d’une cuisine à aire ouverte où quelque 150 whiskys sont suspendus au plafond, nous observons les deux barmen qui décrochent les bouteilles, puis versent, remuent et secouent sans arrêt les alcools. Mais le vrai spectacle est à l’arrière–plan. Grey et moi avons commandé des maïs miniatures. Les épis sont rôtis dans leurs feuilles, où le chef Wyatt pratique ensuite une incision en diagonale pour imbiber la chair d’un assaisonnement liquide. C’est aussi croquant que des calmars à point, la soie et l’enveloppe intérieure ajoutant au jeu des textures la douceur de cheveux d’ange. Grey ne connaissait pas le Tender Land. Après avoir ajouté du kimchi sucré et quelques whiskys taïwanais Omar à l’addition, il jure d’y revenir très bientôt avec des amis.

Exercices matinaux dans la cour du National Dr. Sun Yat-sen Memorial Hall, au centre-ville de Taipei
Exercices matinaux dans la cour du National Dr. Sun Yat–sen Memorial Hall, au centre–ville de Taipei.

Il faut peu de temps pour réaliser que Taipei est une ville d’évangélistes culinaires. Les gens y mènent leurs amis d’un bout à l’autre de la ville pour les convaincre qu’on y trouve la quintessence en matière de soupe bœuf et nouilles, de tendres rouleaux dan bing ou de tofu puant. Diverses cuisines s’y côtoient : fusion, traditionnelle, japonaise et même italienne, une spécialité locale. Mais le bouddhisme et la tradition ont produit à Taiwan plus de végétariens que vous ne pourrez en trouver ailleurs. (Certains le sont en permanence et d’autres de temps en temps, par exemple lorsque quelqu’un est malade, après des funérailles ou pendant une sorte de Carême lié au Nouvel An.) Pour cette raison, les meilleurs plats que j’y savoure sont sans viande.

Au Guangfu Loving Hut, à Taipei, on plonge dans une fondue chinoise à base de bouillon de lait de soja
Au Guangfu Loving Hut, à Taipei, on plonge dans une fondue chinoise à base de bouillon de lait de soja.

Le Loving Hut en offre un exemple. C’est le resto préféré du Néo–Zélandais Jesse Duffield, auteur de Taiwan: A Travel Guide for Vegans. Les végétaliens reconnaîtront sans doute le nom de cette chaîne internationale lancée par la maîtresse suprême Ching Hai, une guide spirituelle vietnamienne ayant fondé sa propre méthode de méditation à Taiwan dans les années 1980. Mais Duffield, trentenaire élancé et prof de physique, souligne que nous n’allons pas à n’importe quel Loving Hut (il y en a 16 à Taiwan et 6 à Taipei), mais à celui de Guangfu. « À leurs débuts, les succursales de la chaîne étaient pour la plupart gérées par des adeptes de Ching Hai, qui n’étaient pas tous cuisiniers ou chefs », dit Duffield. Guangfu est l’exception, et ça paraît. Je n’avais jamais goûté de bouillon au lait de soja, mais à la première gorgée de fondue chinoise, une spécialité maison, le parfum des légumes se mêle à celui des feuilles de lime et de l’huile de piment. Aussitôt, je me demande pourquoi tous les bouillons ne sont pas préparés ainsi. Celui–ci est assez délicat pour révéler le goût légèrement fruité des enokis et s’imprégner des saveurs du brocoli, du maïs, du chou et de la patate douce, et ce, avant que les ingrédients ne soient détrempés ou que les pleurotes aient perdu leur velouté.

Cyclistes et piétons partagent les routes de Taipei
Cyclistes, piétons, motocyclistes et voitures se partagent les ruelles de la capitale.
Des pizzas de jacquier servies sur des feuilles au Earthenware Pots of Lilies in the Spring, Taiwan
Ces minuscules pizzas garnies de jaques sont l’une des spécialités du festin autochtone servi au « lys en pots de faïence au printemps ».

Dans le petit village de Ca’wi, ou Jingpu en chinois, à la limite de Taitung, une région luxuriante coincée entre les hautes montagnes côtières de l’Est et le Pacifique, le chef Chen Yao–Zhong, membre de la tribu autochtone des Amis, me dit que les plats mijotés sont la base de la cuisine taïwanaise. Depuis toujours, les gens mettent ce qu’ils glanent (tels légumes, champignons et poissons) dans une seule casserole et le cuisent à l’eau et au sel. Il m’invite à l’accompagner tandis qu’il jette son filet lesté dans le fleuve Xiuguluan au confluent de la mer, en face de son resto, dont le nom signifie « lys en pots de faïence au printemps » en français. Plongé dans le nuage vaseux formé par la rencontre de l’eau salée et de l’eau fraîche des récentes pluies, le filet de Chen ressort chargé de mulets et d’écrevisses. Au retour, nous déambulons sur le flanc d’un contrefort verdoyant, où le chef déracine une tige de taro sauvage et détache quelques boutons avant de la replanter. On ramasse des melons amers, des escargots, une fougère nid–d’oiseau et des feuilles ayant un fort goût de Sprite, ingrédients souvent utilisés dans la cuisine traditionnelle. Chen reçoit peu de touristes ; il nous concocte donc un festin de poisson et de légumes plutôt qu’un de ses bouillons quotidiens. Mais l’assaisonnement et les saveurs sont du même umami subtil que les épis du Tender Land.

Les visiteurs prennent des selfies le long de la plage de Seven Stars Bay à Taiwan
Des visiteurs prennent la pose dans la baie Seven Stars, un arrêt populaire avant la gorge de Taroko.

De retour à Taipei, je retrouve cette saveur au Vege Creek, autre recommandation de Duffield, dans une autre ruelle, la Lane 129 dans Da’an, le plus dense et le plus chic des quartiers de la ville. Avec ses planchers et ses murs en béton poli, l’endroit a l’air d’un bunker, et les aliments alignés créent un mur vivant. On vous tend un panier et vous faites une minicueillette : louffas, bok choys, melons d’hiver, feuilles de betteraves et que sais–je encore. Vous remettez le tout aux cuisiniers derrière le comptoir, qui ajoutent votre choix de nouilles et mélangent le tout à ce qu’ils nomment une « soupe médicinale chinoise », à base de prunes séchées et d’autres ingrédients difficiles à traduire en français, me dit–on. L’Australienne assise à côté de moi demande du sel à Duffield, mais assaisonner cette nourriture, c’est rater l’essentiel. Le sel et le gras sont les caractéristiques de la cuisine chinoise continentale. Les saveurs que j’ai appréciées dans le maïs et le bouillon au lait de soja, le poisson aux légumes de Chen, et ici au Vege Creek, sont subtiles, mais distinctes. Elles valsent entre doux et amer, boisé et acide, piquant et parfumé. Meilleure que la cuisine qu’on dévore, celle–ci est du genre qu’on savoure en silence, les yeux fermés, au bord de l’indicible.

Des ruelles accueillantes à Taipei décorées de plantes d'intérieur
Certaines ruelles de Taipei sont si chaleureuses avec leurs plantes, leurs mobiles et leurs fauteuils qu’on s’y sent comme chez soi.
Un bol végétarien servi à Vege Creek à Taiwan
Au Vege Creek, les chefs cuisinent les légumes que vous avez choisis et les agencent joliment avec votre choix de nouilles.

Alors que j’essaie de découvrir ce que contient cette fameuse soupe, Duffield me livre le secret de l’assaisonnement, que je goûte depuis le Tender Land : le bouillon de légumes. Choisis pour répondre aux divers besoins du chef, ceux–ci sont réduits et légèrement salés (on y ajoute parfois un soupçon de poivre). Dans un pays où le végétarisme bouddhiste exclut souvent l’ail et le cinq–épices, ces réductions équivalent au beurre de la cuisine française, ajoutant une touche magique, mais essentielle à ces plats prodigieux.

Taiwan me réserve une autre révélation avant mon départ, au pied d’un immeuble gris près de Shandao, le plus grand temple bouddhiste de Taipei. Au milieu d’un repas qui se distingue par sa seule présentation (des pelures d’orange transformées en lampions illuminent les apéritifs, qui sont apportés sur des plaques en bois et en ardoise dans des salles privées et tamisées), on me sert un simple champignon. Les mycologues chevronnés reconnaîtraient sans doute cette merveille en forme de cœur, qui en français porte le nom piquant d’hydne hérisson. Je n’en suis pas. Le Yu Shan Ge est un chic restaurant végétarien fondé par Chen Chien–Ji, dont la mère a fait une promesse à Bouddha lorsqu’il avait 12 ans : si son père survivait à un accident de bus presque fatal, la famille serait désormais végétarienne. Il a survécu, et Chen honore désormais la promesse de sa mère.

Temples le long de la chaîne de montagnes centrale accidentée près du sud de Taipei
Des temples poussent dans les endroits les plus inattendus, comme sur cette falaise de la chaîne Centrale, à 200 km au sud de Taipei.

Mon champignon fait partie d’un repas inspiré de la cuisine kaiseki japonaise : de petites bouchées élégantes servies avec du thé et, dans ce cas, un cube soigneusement enveloppé de fromage à la crème, fouetté avec de la patate douce. Également appelé Hericium erinaceus, l’hydne est braisé dans un bouillon poivré. Il y a longtemps qu’on m’a servi quelque chose qui ressemble autant à une nouvelle forme de nourriture. Plus consistante qu’un portobello et plus délicate que de la viande, la texture qui s’en approche le plus est celle de la morue charbonnière légèrement grillée. Composé de ce qui ressemble à des centaines de brins d’enokis comprimés en un seul morceau, ce formidable champignon est présenté plutôt que servi, comme une oie rôtie à Noël, puis taillé et savouré dans un silence contemplatif.