Comment produit-on le thé boutique dans les Nilgiris
Quand les Britanniques ont découvert dans les années 1820 la chaîne isolée des Nilgiris, en Inde du Sud, ils l’ont déclarée à l’abandon. Il n’y avait là que monts et forêts, et une bonne population de tigres. Mais il faisait plus frais à 1800 m d’altitude que dans la plaine, et les pentes abruptes (Nilgiri veut dire « montagnes bleues », en raison d’une fleur qui y éclot tous les 12 ans) en faisaient un endroit idéal pour la culture du thé. Les Britanniques, qui avaient urgemment besoin d’une source moins coûteuse et plus coopérative que la Chine, ont investi la région, abattu les arbres et planté du thé.
Deux siècles plus tard, l’économie des Nilgiris prospère encore grâce au thé. Et malgré la déforestation du XIXe siècle, la région semble vierge et bien préservée. « C’est le meilleur de l’Inde », lance Indi Khanna, qui œuvre depuis 45 ans dans l’industrie et qui joue un rôle moteur au Tea Studio, petite fabrique de thé près du village de T.Manihatty. « Ici, c’est mon paradis », dit-il, fixant la vallée luxuriante où se trouve l’établissement. Il roule en moto Royal Enfield d’époque et possède des talents de conteur. Il affirme qu’il accomplit là sa mission : créer des thés indiens qui se démarquent.
Le thé est en voie de redevenir un produit haut de gamme grâce à la multiplication des procédés et terroirs de thés en feuilles aux profils de saveurs allant du floral et rafraîchissant au terreux et complexe. Cet essor touche aussi l’Inde, où se consomme annuellement près de 1 Mt de thé. « Ici, le thé de qualité occupe une minuscule niche, explique M. Khanna. Mais vu le nombre de personnes qui vivent en Inde, une petite niche, c’est considérable. » S’il est un endroit où le thé indien peut retrouver sa grandeur, c’est dans les Nilgiris.
Les Nilgiris sont une merveille, une belle mosaïque de forêts pentues et de jardins de thé, entrecoupés d’étroites routes sinueuses. Éloignés des grandes villes, ils sont restés peu peuplés, et la plupart des plantations appartiennent à de petits exploitants qui n’utilisent pas de pesticides. La feuille de thé qu’ils produisent est « naturellement bio », selon M. Khanna. Elle n’est toutefois pas certifiée, puisque les pratiques ici sont antérieures au système de certification, qui est inabordable pour les cultivateurs.
Les Nilgiris étaient depuis longtemps réputés pour leurs thés aromatiques peu astringents (résultat de l’altitude où poussent les théiers), mais quand les machines CTC (crush, tear, curl) y sont apparues, dans les années 1970, la notion de qualité a perdu son sens, déclare M. Khanna. « On a constaté que tout ce qui entrait là-dedans ressortait noir. » La fierté locale en a pris un coup, puisque le thé des Nilgiris est devenu synonyme de thé en vrac de qualité médiocre destiné aux mélanges génériques ou utilisé comme ingrédient, notamment dans le chai vendu aux étals des quatre coins du pays. Mais le Tea Studio ranime la passion des producteurs, offrant aux cueilleurs 150 roupies (ou 3 $CA) par kilo, soit près de 10 fois plus que d’autres acheteurs, s’ils rapportent le bon type de feuille.
Une douzaine de producteurs et de détaillants d’Amérique latine sont au Tea Studio. Ils sont venus en Inde pour voir où et comment sont faits leurs thés préférés. Après les présentations et une visite de la fabrique de look industriel moderne à toit rouge vient la dégustation. Kevin Gascoyne, l’expert en thés indiens de la maison montréalaise Camellia Sinensis, cofondatrice du Tea Studio, ouvre le bal. Lors de la dégustation, une aspiration vive contribue à oxygéner le thé et à souligner les arômes. Après que le goûteur a avalé (ou craché), des claquements sonores de la langue lui permettront d’en relever toute l’astringence et l’amertume. Slurp ! Clac, clac, clac ! Une file se forme derrière M. Gascoyne. Il y a 12 thés en tout, dont le Kukicha aux saveurs boisées et de noix, le Nilgiri Tress poivré, et le Long Jing, un jeune thé de montagne obtenu à partir de bourgeons, qui révèle le côté sucré et citronné des thés des Nilgiris. Quand M. Gascoyne déguste le dernier, la salle résonne de slurp !
« Ces thés sont un franc succès », dit-il dans un sourire, pouces levés. « On a travaillé fort pour rehausser la qualité des thés et en faire une nouvelle norme régionale. » Son rôle consiste à affiner le processus de fabrication du Tea Studio et à répondre aux questions des visiteurs : l’homme est une encyclopédie vivante du thé, un goûteur renommé et un grand acheteur dans sa région de prédilection, le Darjeeling, à 2500 km au nord-est. Chaque année, il goûte environ 1000 sortes de thé, et il a fait plus de 20 fois le tour de l’Inde, en quête de cultivateurs et de producteurs nouveaux. En voyage, ses valises sont à moitié remplies de vêtements ; le reste est occupé par un service à thé et des thés rares et nouveaux qui alimentent des marathons de dégustations. Sa réputation et celle de sa compagnie comptent énormément dans le programme d’éducation du Tea Studio, qui a attiré quatre groupes et des dizaines de visiteurs dans la région en 2019.
Camellia Sinensis (l’appellation latine du théier) fait le pont vers le marché international. Gérant trois maisons de thé à Montréal et à Québec, le partenaire canadien du Tea Studio est mieux connu pour ses produits en gros, vendus de par le monde. Salons de thé indépendants et détaillants en ligne, en Inde et partout ailleurs, créent et alimentent une demande de thés en feuilles grâce à un accès de plus en plus facile à des produits uniques ; chaque variété convoitée est accompagnée d’un récit détaillé et alléchant sur son producteur. Au Tea Studio, c’en est un d’innovation et de renouveau.
Muskan Khanna (fille d’Indi) a fait preuve d’un talent héréditaire pour le thé depuis qu’elle est passée de la publicité à la gestion des activités du Tea Studio. Peu après l’inauguration en 2018, elle a inventé un nouveau thé à partir de tiges mises au rebut lors du tri. Le boisé et tanique Green Nilgiri Bamboo lui a valu le prix d’innovatrice de l’année aux Indian Women’s Business and Conference Awards 2019, et un brevet à son nom est à l’étude. Le Tea Studio innove également dans cette région avec l’équipe entièrement féminine de sa fabrique, dirigée par une mère de deux enfants du village le plus proche.
Le Tea Studio a mis beaucoup d’énergie à former les cueilleurs locaux, qui ont l’habitude d’effectuer les récoltes avec une faucille ou une cisaille plutôt qu’à la main. « On ne veut que la tige et les deux premières feuilles, explique Mme Khanna. C’est là que se concentrent les composés aromatiques. » Plus loin sur la tige, la teneur en tanins est plus élevée, ce qui donne un goût amer et uniforme. Les Nilgiris sont assez loin au sud pour produire du thé à l’année, les théiers ne tombant jamais en dormance. Le thé est un peu comme le vin, en cela que deux producteurs fabriquant le même style dans la même région créeront des produits totalement différents, sans compter les variables saisonnières. Jusqu’à il y a peu, les Nilgiris étaient la région productrice de thé la plus en altitude. À si haute altitude, les nuits fraîches contribuent à conférer au thé un caractère sucré et fruité unique à la région.
Le potentiel du Tea Studio à imposer des changements durables repose dans sa capacité à voir les défis comme des occasions à saisir à l’heure où l’industrie est à un tournant : la production mondiale en vrac augmente, mais les prix baissent. Mais après 5000 ans de culture et de raffinement, l’attrait du thé demeure sa polyvalence. Il peut réchauffer les mains et le cœur, étancher la soif, ranimer, apaiser ou détendre. Il est plein d’antioxydants, et une bonne tasse peut être synonyme de concentration et de vigilance tranquille. Le taux de caféine du thé (environ 50 % de celui d’un café) est tempéré par la théanine, un acide aminé qui stimule la production de neurotransmetteurs favorisant le rythme alpha, qui va de pair avec la détente. Comme les mordus du thé vous le diront, les thés en feuilles haut de gamme procurent tous ces effets et offrent une expérience gustative unique. Pas étonnant qu’un thé incite à plonger son regard au fond de sa tasse.
En bas, au Tea Studio, un cultivateur local est arrivé en touk-touk avec la récolte du jour dans des filets de nylon. Il est accueilli par M. Gascoyne et Vaideghi Kannan, la fabricante de thé en chef, qui se mettent à trier les feuilles en deux piles. Le cultivateur retourne à son véhicule avec à peu près la moitié de sa récolte et un sourire amusé. Ce qu’il a laissé au Tea Studio sera transformé en thé vert après une nuit de fanage. « C’est mieux que sa livraison d’hier », dit M. Gascoyne, déchirant une feuille et la goûtant. « Il reste encore du travail, mais on progresse. »
Le Tea Studio est ouvert aux visiteurs sur rendez-vous seulement. Réservez une visite ou une cours sur la fabrication de thé auprès du Tea Studio. Pour goûter chez vous aux thés des Nilgiris, essayez les cinq produits du Tea Studio offerts par Camellia Sinensis.