Au Under, le plus grand resto sous-marin du monde, le repas s’accompagne d’un peu de science marine

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Je suis assise sur la roche, les pieds ballants dans la mer du Nord qui lèche la côte sud de la Norvège. L’eau froide me fouette les jambes. Des algues (vertes, rouges, de couleur vive, sombres) dansent dans l’onde, comme de la laitue qu’on essore. Morten Michalsen plonge la main dans l’eau et en sort une touffe bordeaux. On dirait un amas de mousse. « Un pompon des ascophylles, dit-il. En avez-vous goûté ? » Je prends une bouchée. Le goût est complexe et ancien, telle une saveur des profondeurs oubliée depuis des lustres. Michalsen entre dans l’eau et ajuste un masque de plongée sur ses cheveux blonds. Ses palmes battent l’air comme la queue d’une baleine. Et il disparaît.

Michalsen est un touche-à-tout. Menuisier de formation, il est aussi cueilleur, plongeur et bricoleur. Aujourd’hui, il cherche des patelles, ces coquilles coniques et crénelées qui adhèrent aux rochers de l’estran, entre terre et mer. Au seuil de deux écosystèmes, elles peuvent survivre deux semaines hors de l’eau. Leurs dents sont un des matériaux naturels les plus résistants qu’on connaisse, et il est quasi impossible pour un prédateur de les décoller des rochers. Mais Michalsen a un couteau.

Morten Michalsen plonge cueillir des laminaires
Morten Michalsen plonge cueillir des laminaires.    

La première fois que je l’ai vu, nous étions tous deux à 5 m de profondeur. Il flottait dans l’étendue turquoise, ballotté par la houle. J’étais au sec, de l’autre côté d’un hublot de 40 m2, au centre de la salle de l’Under, qui se targue d’être le plus grand resto sous-marin du monde. Signé par le célèbre cabinet d’architectes Snøhetta, l’Under offre du moins la plus ambitieuse expérience de restauration sous-marine au monde. (Le resto a ouvert en avril, et y avoir une table demande de l’organisation.) Gainé de béton, il émerge tel un bloc de glace sur un rivage hivernal. Selon Stig Ubostad, copropriétaire avec son frère Gaute, sa construction a coûté environ 75 millions de couronnes (11 millions de dollars canadiens).

Le projet est audacieux : une attraction mondiale dans le paisible quartier maritime de Lindesnes, bâtie dans la mer à une époque où le niveau des océans monte, où les tempêtes se font plus violentes et où la science conseille de s’éloigner des rives. Des ingénieurs ont passé des mois à en tester des maquettes dans une piscine à vagues de Madrid (il fallait tenir compte d’un bon millier de paramètres de charge de compression). Résultat : une structure pouvant résister à l’intensité d’une tempête biséculaire en diffusant la redoutable force de la mer. L’énergie des vagues se dissipe en glissant sur les arêtes arrondies, et le hublot a une certaine élasticité.

La vue depuis la fenêtre de la salle à manger de Under donne sur la mer

La lumière bleu-vert de la mer baigne la salle à manger d’une lueur irréelle.

Quand on descend à la salle de l’Under par l’escalier de chêne, on est saisi par l’irréelle lumière bleu-vert qui inonde les chics tables et chaises en chêne clair d’exploitation locale. Des carreaux de tissu aux murs et au plafond assourdissent les sons, imitant le silence ouaté qui emplit les oreilles d’un plongeur. Au-delà du hublot, des lieus jaunes nagent dans une épaisse forêt de laminaires sucrées ; des vieilles communes en sucent des bouts et les recrachent. Un serveur s’arrête pour regarder une méduse palpiter par le hublot : « Regardez-moi ce gros bandit. » La voix voilée de la chanteuse norvégienne Ary sort des haut-parleurs : « If you ever reach the bottom of the sea / Don’t look for me, I will be dead, long ago. » (Si jamais vous atteignez le fond de la mer / Ne me cherchez pas, je serai morte depuis longtemps.) La musique et le pouls de la mer hypnotisent. On pourrait rester ici des journées, des semaines, et oublier le passage du temps.

Plan rapproché de la terrasse en bois de Under
La terrasse de l’Under offre une vue majestueuse du quartier maritime de Lindesnes.    

Si on peut qualifier l’Under d’expérience, Nicolai Ellitsgaard et Trond Rafoss sont les savants en charge de la mener. Le chef Ellitsgaard vise les étoiles Michelin pour sa cuisine à 20 mains ; l’écologiste Rafoss, conseiller scientifique maison, espère que les clients repartiront avec une meilleure compréhension de l’océan et de ses écosystèmes. Hors du resto, celui-ci est professeur agrégé à l’université Agder et chercheur à l’institut norvégien de recherche en bioéconomie. Il s’implique dans des start-up et projets financés par l’État et a conseillé la Commission européenne en santé des végétaux. Son épouse se plaint parfois : « Tout doit-il être un projet ? »

Rafoss a consacré une bonne part de sa carrière à l’agriculture et est expert en espèces invasives, mais la mer a toujours fait partie de sa vie. Pour un écologiste, terre et mer sont liées. Les changements d’un écosystème se répercutent dans l’autre. À l’Under, Rafoss collabore étroitement avec Ellitsgaard. « Je le texte chaque semaine sur une nouveauté, lance le chef. Ça, c’est comestible ? Et ça ? » Le menu de proximité d’Ellitsgaard propose toutes sortes de créatures sauvages et de créations fermentées et distillées que peu de clients ont déjà goûtées : les patelles et maintes variétés d’algues que Michalsen cueille sur le rivage ; des trouvailles dans les forêts du coin, mousses, pignons et même feuilles en décomposition. Ellitsgaard utilise également des prises accessoires et des découpes négligées, comme les joues de baudroie normalement destinées au rebut.

Une vue extérieure du restaurant Under s'élevant de l'océan
Le resto semble émerger des profondeurs de l’océan.    

La cuisine laboratoire hors site de l’Under est un incroyable mélange de rutilant matériel de labo (ballons de verre, alambics) et d’outils de travail du bois à l’ancienne. Il y a des branches encore couvertes d’écorce et du bran de scie par terre. Dans un coin, on peut voir un sous-chef gossant du bois ou faisant sécher des bols en bois au déshydrateur ; dans un autre, Patrik Hemstrøm (« notre maître de la fermentation ») cultive des microbes à des vitesses et températures soigneusement calibrées. Par là, un troisième sous-chef distille l’essence de fraises vertes dans un éclatant évaporateur rotatif Heidolph.

Le travail du chef Ellitsgaard cadre avec l’un des grands rêves de Rafoss : réduire la dépendance de la pêche mondiale vis-à-vis des grands prédateurs comme le thon et le saumon. Même en Norvège, baignée par l’océan, les menus se basent principalement sur deux espèces au sommet de la chaîne alimentaire : la morue et le saumon. « C’est très gênant », avoue Stig Ubostad. Algues et mollusques demandent bien moins d’énergie pour nous nourrir. Un des doctorants du Pr Rafoss travaille à un projet visant à augmenter l’efficacité de l’algoculture. « Le chef et son équipe sont des partenaires intéressants, car ils augmentent la disponibilité de ces aliments », lance Rafoss en parlant de la cuisine qui peut transformer un ingrédient à peine comestible (comme la coriace laminaire sucrée) en mets délectable.

Michalsen cueille des algues sur les murs de l’Under
Michalsen cueille des algues sur les murs de l’Under, qui font office de récif artificiel.    

Nu et profilé hors de l’eau, l’Under est sous la surface un jardin grouillant d’ulves et de méduses. Côté mer, Michalsen fixe une ventouse au hublot pour éviter d’être emporté par la houle pendant qu’il le nettoie. À quelques mètres de lui, une petite étoile de mer adopte la même stratégie. Tous deux se déplacent lentement, en décollant les algues vertes accumulées sur la surface.

Rafoss attend au sec que Michalsen atteigne la caméra de surveillance à côté du hublot, qui diffuse en continu des images de l’écosystème. Il regarde les créatures marines. « Voyez ce scintillement dans l’eau ? » demande-t-il, les yeux plissés et les joues rondes de plaisir. « C’est l’eau douce qui se mêle à la salée. Après la pluie d’hier soir. »

Rafoss a fait la connaissance des frères Ubostad, hôteliers de quatrième génération de la commune voisine de Lyngdal, quand il s’est impliqué avec Gaute dans un autre projet expérimental : une passe migratoire aux chutes Kvåsfossen qui prolonge de 15 km la montaison du saumon sur la rivière Lygna. Les visiteurs peuvent voir les saumons par quatre grandes fenêtres ou marcher 60 m en montagne pour les regarder sauter de bassin en bassin, remontant le cours dans le vacarme de la cascade.

Feuilles et mousses en décomposition dans un bulbe géant
Feuilles et mousses en décomposition du sol forestier local sont transformées en sauce onctueuse.    
Galathée servie sur un lit d’algues
Galathée servie sur un lit d’algues.    
Feuilles et mousses en décomposition du sol forestier local sont transformées en sauce onctueuse.    
Galathée servie sur un lit d’algues.    

Le scientifique aimait l’idée de travailler avec l’Under pour changer le rapport à l’océan des clients et du public en général. Former les serveurs à jouer aux interprètes de la faune est l’une des stratégies. Diffuser en continu des images de la vie sous-marine en est une autre. Un concours public pour identifier les espèces qu’on y voit sera lancé d’ici la fin de l’année. Rafoss souhaite utiliser les données pour programmer un algorithme qui identifierait et suivrait les espèces en tout temps. Il suit aussi les clients sur les médias sociaux. Il s’intéresse à la fréquence, mais aussi au contenu, de leurs partages : « Partagent-ils des informations sur les espèces ? »

L’an prochain, l’Under prévoit ouvrir un centre d’interprétation où l’on pourra se renseigner sur la diversité et l’abondance côtières. Les deux parents du Pr Rafoss étaient enseignants. « Comme scientifique, plus les clients comprennent l’océan et l’écosystème, c’est pour moi le principal facteur de succès. »

Nicolai Ellitsgaard a eu l’idée du premier service de l’Under en cueillant des algues avec sa conjointe, Cathrine Møll. Le premier est danois (il est venu en Norvège en 2011 pour travailler au célèbre resto Måltid), mais la seconde a grandi à 40 minutes d’ici, à Mandal, où ils vivent présentement. Elle lui a demandé s’il pourrait cuire les coquilles coniques adhérant aux rochers du littoral.

« J’en avais souvent vu, sans jamais leur accorder une pensée. J’ignorais même leur nom », se rappelle Ellitsgaard. Sa blonde lui a dit que les femmes qui allaitent s’en servent pour soulager leurs mamelons endoloris. Qu’on les appelle des « coquilles à tétons » par ici. Il a appelé Rafoss. Que savait-il des coquilles à tétons ? Ça se mange ?

Nicolai Ellitsgaard récolte des algue
Nicolai Ellitsgaard récolte des algues (un des plats du soir est un dessert à base de cinq variétés).    

Rafoss, bien plus inhibé de nature qu’Ellitsgaard, n’avait aucune idée de quoi celui-ci parlait. Le chef lui a envoyé une photo. « Ah ! a-t-il fait. Tu veux dire des patelles. » Oui, comestibles, mais coriaces et caoutchouteuses. Il a fallu des heures avant d’accoucher du plat en cuisine : une purée de patelle « mélangée avec crème, beurre et échalotes », servie dans une coque croustillante et comestible laquée de colorant végétal, sur un galet calé dans une mare de sable humide.

« Ça me paraît logique de commencer un repas ici par un truc du rivage », déclare Ellitsgaard. Michalsen cueille à présent 300 patelles par semaine pour l’Under.

Pour moi, restos haut de gamme et maisons de haute couture font la paire : peu de ce qui s’y crée convient à la culture de masse, même si parfois un concept y fait son nid. Dans l’ensemble, un repas à l’Under semble assez radical. Un dessert de cinq algues (dont l’une est croquante et sucrée « comme des céréales Kellogg’s Corn Flakes », dixit Ellitsgaard) fascine, mais ses saveurs marquées et saumâtres peuvent rebuter certains clients.

Un de mes plats préférés au menu est un confit de filet de morue, servi avec huile d’écorce de bouleau et « une sauce de sous-bois ». Cette description est à prendre au sens propre : la cuisine se sert de la litière de feuilles en décomposition depuis des années et en voie d’humification. Dans un grand ballon de verre, les feuilles et mousses noircies sont essorées à l’évaporateur et mises à bouillir dans du bouillon de poulet. Ce « thé » sylvestre est ensuite distillé en un liquide limpide dont le goût évoque fortement le sol forestier. Au fil des saisons et du temps qu’il fait, les saveurs changent. « On ignore le goût qu’aura une sauce ; ça dépend s’il pleuvait la veille ou si le temps était sec », explique George Papazoccharias, qui, avec Arnold Egelid et Patrik Hemstrøm, a collaboré étroitement avec le chef Ellitsgaard à la création du menu de l’Under.

Ellitsgaard sert un filet de morue avec de l’huile d’écorce de bouleau et une « sauce de sous-bois »
Le chef Ellitsgaard sert un filet de morue avec de l’huile d’écorce de bouleau et une « sauce de sous-bois ».    
Un tas de crabes frais
Des crabes frais pêchés.    

Dans tout ça (la cuisine expérimentale, la saisissante architecture, les ambitieux projets de science citoyenne), le resto a transformé ceux qui y travaillent. Le personnel passe ses journées de congé à pêcher au harpon en apnée ou à hisser des casiers à homards dans les fjords à bord du nouveau bateau de pêche de Gaute Ubostad. « Si je n’étais pas entrepreneur, je serais pêcheur », dit celui-ci. Tout le monde a (ou a développé) un lien profond avec la mer.

Ellitsgaard ronchonne qu’il n’a plus de temps pour la cueillette sauvage : « Cueillir, c’est thérapeutique, pour moi. » Pourtant, il arrive à aller en forêt deux ou trois fois la semaine. Le coffre de sa voiture contient des bottes-pantalon, une canne à mouche et un panier à champignons de la grand-mère de sa conjointe. Divers employés ont essayé de vivre de la terre et de l’eau. « On apprend à respecter la nature, à respecter la mer, dit Stig Ubostad. Ça fait réfléchir à la petite place qu’on occupe. »

Morten Michalsen remonte avec une poignée d’algues. L’eau lui glisse des épaules ; des ondes concentriques blanches rayonnent. Il se hisse sur les rochers.

Comme les patelles qu’on servira ce soir, comme la Norvège elle-même, l’Under est à la frontière de deux mondes. Les seuils sont des lieux de vulnérabilité et d’instabilité. On nous déconseille de les franchir. Là-dessus, les vieux conteurs et les scientifiques du GIEC s’accordent : ce sont des lieux dangereux. Mais ce sont aussi des lieux de changement et de possible. L’Under nous rappelle que l’avenir de l’océan dépend de nous, et que l’inverse est aussi vrai : nous dépendons de la mer.