Mercredi 22 mai. Toronto. Mon aventure commence à Toronto, où j’habite, par 8 repas dans les 10 derniers jours de mai. Après avoir avalé des plateaux de délices au pouvoir addictif au Seoul Shakers de Leemo Han, mon invité, un professionnel du vin et athlète de haut niveau, contemplant la route pavée de foie gras et de moelle qui m’attendait, m’a regardé avec empathie et déclaré : « Nancy, je ne t’envie vraiment pas. »
Mardi 28 mai. Toronto. Devant des frites triple cuisson croustillantes, un steak et une côtelette de porc au Swan, mon quatrième resto, je discute avec mon amie Kate des options dans la catégorie des vêtements à taille élastique (dad jeans pour critique culinaire). Elle suggère H&M, mais je suis déchirée. Puis–je temporairement faire entrave à mon boycottage de la mode éphémère (et abordable) pour m’accommoder durant le marathon des Meilleurs nouveaux restos canadiens ?
Mercredi 29 mai. Thornhill, Ontario. Toutes mes réservations sont faites sous un pseudonyme. Mais ce soir, dès mon arrivée au Frilu où un ambitieux chef fusionne les cuisines nordique et japonaise, j’aperçois une connaissance, un représentant de saké, en compagnie d’un brasseur japonais. S’ensuivent les présentations d’usage et un échange de cartes professionnelles, tout ça devant le directeur de l’établissement. Je suis démasquée !
Samedi 1er juin. Bloomfield, comté de Prince Edward, Ontario. Mon mari et moi sommes sous le charme de la cuisine franche sur feu vif du chef Hidde Zomer du Flame and Smith. On remarque que la gent féminine, dans cette ville d’escapades, est bien plus nombreuse que son pendant masculin. Devant un brunch de gaufres et poulet au Bloomfield Public House, le ratio est de 30 femmes pour 4 hommes. « Enterrements de vie de jeune fille », explique notre serveur. « C’est connu : “Ce qui se passe à Bloomfield reste à Bloomfield”. » Le groupe de quatre femmes à nos côtés est sorti dans un bar en vogue la veille, où la clientèle était massivement féminine. C’était bruyant et empreint d’ivresse. « Il fallait participer à fond ou partir », nous dit l’une d’entre elles. « Trop d’estrogènes au même endroit. On est parties. » Mais pas sans avoir remarqué deux hommes en plein repérage. « Ils savaient exactement ce qui se passait », nous dit–elle. Garçons sans honneur, version campagne ontarienne.
Lundi 3 juin. Toronto. Mon voyage commence pour vrai ! C’est grisant de descendre de l’UP Express à l’aéroport Pearson en vue de mon premier vol, à destination de Vancouver. Rien ne remplace ce sentiment de liberté propre aux départs. À mi–chemin vers l’aérogare, je réalise que je n’ai pas mon téléphone. Les membres de ma famille ne s’en étonneront pas, mais mon premier périple a commencé il y a 40 minutes, et j’ai déjà perdu quelque chose. Et pas n’importe quoi. Tout le dossier des Meilleurs nouveaux restos y est contenu : mon itinéraire, mes notes, mes photos. J’en ai des sueurs froides. Je retourne vers le quai UP Express en courant où un préposé me tend l’objet de ma quête. Selon mon expérience, le Canada arrive tout juste derrière le Japon pour la restitution des biens perdus. J’ai retrouvé mon portefeuille (oublié dans un siège Air Canada), mon chapeau, mes gants et, oui, mon téléphone, plus souvent qu’à mon tour. Durant mon itinéraire complet pour les Meilleurs nouveaux restos, je n’ai perdu qu’un seul truc, et m’en suis fait expédier un autre. Pas mal (en ce qui me concerne).
À ma gauche, dans l’avion vers Vancouver, une femme de 90 ans lit attentivement un exemplaire abondamment annoté d’Hamlet. Elle se rend à l’Oregon Shakespeare Festival pour assister à une représentation de la pièce, qu’elle a jadis enseignée. Encore aujourd’hui, elle affirme : « Chaque fois que je la lis, j’y découvre quelque chose de nouveau. » La longévité court dans sa famille, me dit–elle, mais elle ne souhaite pas vivre aussi longtemps que certains de ses ancêtres. « Cette idée de ne rien faire, dit–elle, va trop loin. Ils nous gardent en vie trop longtemps. Puis, on s’en va et ils essaient de nous ramener ! » À ma droite, une femme dans la cinquantaine répète assidûment un discours. « C’est très technique, me dit–elle, sur l’égalité hommes–femmes dans le vote par procuration. » Et je m’en vais en Colombie–Britannique pour me bourrer la face, me dis–je. Mais nous sommes toutes trois des femmes mues par une passion, un travail, un objectif, qui essaient de contribuer à la société tout en évoluant sur le plan personnel. Et cette idée me remplit de joie.
Je soupe ce soir à l’Ugly Dumpling, un resto rustique de cuisine asiatique réconfortante sur Commercial Drive qui ne paie pas de mine, mais vaut son pesant d’or. À la table à côté, un groupe de six, certains sourds, d’autres non, communique allègrement en langage gestuel avec notre serveuse. Il s’agit en fait de la mère de celle–ci avec sa conjointe, ses trois sœurs et sa propre blonde, qui connaît le langage des signes parce que son ex était sourde. « La blonde idéale », dit notre serveuse avec admiration. Elles célèbrent l’anniversaire de l’une des sœurs. Un gâteau de fête, bougies allumées, arrive à table. Tout le monde lève les bras et agite les mains dans une vague de rires et d’applaudissements marquée par le silence. Mon compagnon de table et moi, nous nous délectons, égayés par leur bonne humeur.
Jeudi 6 juin. Burnaby, Colombie–Britannique. Je déjeune aux sardines Ramón Peña à l’huile d’olive (des restes de mon souper d’hier au Como Taperia) sur du pain aux tomates passé au micro–ondes. Mon séjour dans un Airbnb du joli quartier Heights est compliqué par le fait que la ville n’offre pas de services de covoiturage et que les taxis sont difficiles à réserver si on n’a pas de compte courant avec une compagnie. Aucun taxi ne peut venir me chercher à Burnaby. Yellow Cab et Black Top ne desservent pas le secteur. Après 13 minutes d’attente au téléphone, la compagnie de taxi locale me dit que ça prendra au moins 25 minutes. Je demande au répartiteur, qui est sur le point de raccrocher, un appel de confirmation. « Oh oui, je vois votre numéro », m’assure–t–il. Incrédule, je commence à marcher sur Hastings Street pour prendre le bus vers le centre–ville. Le taxi, bien sûr, n’a jamais rappelé. Mon invitée renchérit : elle a manqué plusieurs vols à cause du service de taxi peu fiable de la ville. Même au centre–ville de Vancouver à l’heure de pointe, une attente de cinq minutes peut s’étirer outrageusement. Tandis que plusieurs ont vanté les nombreux avantages d’une ville sans entreprises de covoiturage, il semble que même Vancouver soit sur le point de céder.
Vendredi 7 juin. Whitehorse, Yukon. Dans l’avion vers Whitehorse, je suis assise à côté d’une infirmière semi–retraitée qui consacre du temps à des personnes âgées en résidence. Les gens migrent vers le sud à la retraite, me dit–elle, mais un nombre étonnant d’entre eux reviennent. « Les services de santé sont extraordinaires ici. En fait, plusieurs font venir leurs parents », dit–elle. Après l’atterrissage, elle me souhaite un bon séjour et ajoute : « Vous savez ce qu’on dit : “Visitez le Yukon et vous y reviendrez !” »
Mon invitée, écrivaine et auteure de livres de cuisine, le confirme. Elle est venue voir sa sœur et a fini par s’y installer à force de revenir. À lui seul, le souper à la Wayfarer Oyster House pourrait me convaincre de rester. Autour de cocktails, ma nouvelle amie et son mari, spécialiste en prévention des avalanches et guide de rivière, me décrivent le mode de vie du Yukon. « Tant de personnes passent par ici pour aller pêcher ou faire de la randonnée. Ils ont une crevaison ou une panne. Dix à quinze pour cent finissent par rester. Quand on les voit, pantalons larges et cheveux longs, on se dit : “Voilà la prochaine génération !” »
La ville est jeune, et plusieurs occupent plus d’un emploi : un biologiste aussi bûcheron, des touche–à–tout du secteur des technologies. Notre rayonnante serveuse est barmaid, chanteuse et guitariste, et mes compagnons de table l’ont rencontrée alors qu’elle était peintre en bâtiment. Maintenant, elle vit à Squatters Row, dans le bois, qui a vu le jour avec les cabanes de squatteurs. Elle dort dans une tente rectangulaire de 4 m2 équipée d’un poêle, et descend la côte en vélo pour se rendre en ville en 10 minutes. Une autre de leurs connaissances travaille dans un bureau en ville, mais débarque chez ses amis pour recharger son téléphone. Comme plusieurs ici, elle vit hors réseau.
Samedi 8 juin. Whitehorse, Yukon / Victoria, Colombie–Britannique. Le matin de mon départ de Whitehorse, je passe par l’Alpine Bakery pour le meilleur scone au monde, à la farine d’épeautre avec morceaux d’orange séchés et chocolat noir. Avec un peu de beurre du géant bloc qui repose sur le comptoir, je vais tenir (j’espère !) jusqu’au souper à Victoria. J’arrive sur l’île de Vancouver en milieu d’après–midi et découvre qu’elle est frappée d’un avertissement de sécheresse de stade trois, l’un des nombreux signes du niveau dangereusement bas de l’eau dans l’Ouest. Je trouve le temps de faire une promenade le long de Dallas Road, en bordure de l’eau. Une dose de ciel bleu, de vent frais, d’herbes hautes et de bateaux de croisière au loin... Voilà le problème avec le réchauffement climatique : la beauté de la nature peut éclipser ses terribles avertissements, nous laissant verser dans un excès d’optimisme.
Dimanche 9 juin. Ucluelet, Colombie–Britannique. Je soupe ce soir avec un Nippo–Canadien de quatrième génération dans l’un des plus éloignés et des plus ravissants coins du pays. Son grand–père, pêcheur, a été évacué de Tofino et emprisonné dans un camp pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré le climat anti–japonais persistant, il est revenu en 1950 et a acheté huit hectares dans le secteur, qu’il a vendus en partie dans les années 1990. La grand–mère de mon invité vit encore sur l’île, dans une maison munie d’un poêle à bois, pas très loin du Pluvio, le resto haut de gamme d’Ucluelet à l’horaire ce soir. Tandis que nous goûtons le saumon confit à la truffe des mers, mon invité se rappelle que son père, aussi pêcheur, étendait des lanières de saumon à sécher sur le bateau, et à quel point c’était délicieux. Les heures qu’il a passées à regarder l’eau derrière le bateau, me dit–il, nourrissent son travail d’artiste contemporain basé à Vancouver.