Au rythme des sons brésiliens d’hier et d’aujourd’hui
Bienvenue à Salvador.
Doux petits trilles, sursauts de percussion. Je suis sur un promontoire au-dessus de la sombre et paisible baie de Todos os Santos. La musique monte jusqu’à moi dans le calme de la nuit.
Tous les riffs, airs et jams de Salvador, sans conteste la capitale musicale d’un des pays les plus musicaux du monde, méritent qu’on s’y attarde. Alors bien sûr, je veux redescendre jusqu’à l’origine de ces sons envoûtants. Mais entre la baie et moi, c’est la noirceur.
Puis, sur ma gauche, je découvre un chemin sinueux. Les mollets endoloris par la descente (c’est la plus pentue des villes), je traverse la nuit, guidé par la musique. Près d’une sorte d’entrepôt abandonné, j’aperçois une dame dans une petite cabine, qui vend des billets pour huit réaux (trois dollars). Je continue la descente, la musique accélère. Au tournant d’une rue, me voici plongé au milieu de 500 personnes, bières et caïpirinhas à la main, se balançant au son d’un orchestre de jazz qui pétarade avec verve sur une scène à 10 m de la mer.
En fait de concert, on trouve difficilement mieux. C’est un sublime mélange : musique, chaleur, esprits légers et tapageurs, brise marine et ciel immense. Dans l’éclat de ses contrastes, avec des notes tristes au cœur d’une mélodie festive et joyeuse, la scène est typique de la ville.
Salvador est sensuelle, mais rarement douce. Les lourds nuages presque toujours suspendus au-dessus de la grande baie pourraient être ceux de son histoire, couvant une ville qui a connu tous les aléas de la vie humaine. L’économie coloniale qui a fait naître l’architecture salvadorienne a arraché des centaines de milliers de personnes libres d’Afrique de l’Ouest pour les forcer à peiner dans les plantations de canne à sucre du Recôncavo, le vaste arrière-pays. Les ancêtres d’une partie importante de la population actuelle de Salvador y sont arrivés enchaînés et ont vécu le reste de leur vie comme des marchandises. À ce jour, l’héritage afro-brésilien est ici ce qui distingue le plus l’art, la cuisine et la vie sociale. Plus de 80 % des trois millions d’habitants sont noirs ou métis, ce qui en fait la ville comptant le plus de descendants africains hors d’Afrique.
Salvador, une des villes les plus anciennes des Amériques, a été fondée en 1549 sur deux niveaux bien définis, reflétant les deux catégories de personnes qui y vivaient : la basse ville animée, ou Cidade Baixa, centre portuaire et commercial et marché aux esclaves, et la fastueuse haute ville, ou Cidade Alta, où se dressent fortifications, résidences cossues et églises. Avec ses vues époustouflantes sur la vaste et paisible baie, ses riches églises coloniales pleines à craquer le dimanche matin et les jours saints, ses rues pavées et ses habitants vêtus de couleurs vives, Cidade Alta est une fête pour les sens. Vers le nord et le sud, la ville s’étend en serpentant le long de la mer, offrant des kilomètres de vues imprenables. Une partie est décrépite, mais ponctuée d’anciens villages de pêcheurs et d’îlots affichant prospérité embourgeoisée et vie sociale hipster, le tout bordé par un vaste arrière-pays où les classes laborieuses vivent dans des quartiers très denses.
Le centre historique surplombe la baie qui donne à la localité son nom complet de Salvador da Bahia de Todos os Santos. On l’appelle le Pelourinho, référence au poteau de flagellation érigé jadis sur la place principale de Salvador pour châtier publiquement les esclaves indociles. (Dans le Pelourinho plus que partout ailleurs, la cuillerée de sucre qu’on ajoute à son café ne suffit pas vraiment à en masquer l’amertume.) Amour, plaisir, rire, liberté… toutes ces choses sont aigres-douces ici, parce qu’elles avaient un prix élevé. Mais c’est peut-être pourquoi Salvador, dont le simple nom évoque la transcendance, est aussi plus ouvert que tout autre lieu aux possibilités rédemptrices de la communion et de la fête, en particulier à travers la musique : l’un des rares bagages des esclaves dont on n’a pu les déposséder.
L’air est chargé d’un son. Pas le ronflement de la vie urbaine, mais un son volontaire et expressif. En une semaine, j’ai appris à aimer le tintement de l’omniprésent bérimbau à une corde ; quand j’arpente les pavés escarpés du Pelourinho (foyer de la célèbre école de percussion Olodum), mes oreilles et mes jambes sont attirées par les rythmes imitant la grêle et les battements sonores des percussionnistes costauds qui envahissent les rues comme des bancs de poissons, faisant battre le sang de tous les passants et semant de petites mélodies qui vous accompagnent le jour durant. (J’ai rencontré très peu d’hommes à Salvador ne sachant pas jouer avec adresse des percussions.) Il y a aussi les radiocassettes stridents sur les places et dans les restaurants, parfois même sur les vélos qui vacillent doucement dans les rues escarpées, tous jouant de l’axé, la pop locale endiablée et festive.
« Dans l’État de Bahia, m’a confié le poète local Alex Simões, nous avons un dicton : Salvador fait partie du Brésil, et Salvador est plus grand que le Brésil. » Ce charmant paradoxe résume bien la place particulière et déterminante de cette ville dans l’histoire brésilienne. Le touriste aura une meilleure mesure du pays en commençant son voyage à Salvador plutôt qu’à Rio ou à São Paulo, dans le sud.
À Salvador, lorsqu’on se réunit, tout le monde est de la famille. Le côté sans façon de l’hospitalité festive bahianaise rassure le visiteur inquiet des codes sociaux dans un monde inconnu. Cas de figure : le restaurant bahianais Cadê Q’Chama ? dans Santo Antônio, qui ne consistait à l’origine qu’en une table au rez-de-chaussée de la maison où le propriétaire Alex Carmo vit avec sa mère, Dona Norbelia. Les clients y affluent pour goûter sa cuisine maison sous les longues poutres blanches de la vieille demeure : moqueca de poisson, vatapá (pâte de crevettes moulues, lait de coco, arachides et huile de palme) et feijoada, un ragoût de porc et de haricots. Le nom même du Cadê Q’Chama ? (qui veut à peu près dire « Hé ! Pourquoi je suis pas invité ? » avec sa réplique implicite : « Entre ! ») illustre la sociabilité et le rire bahianais. « Beaucoup de Salvadoriens sont venus naguère d’autres régions de l’État de Bahia, et ils ont la nostalgie de la cuisine campagnarde, me dit Alex Carmo. C’est ce que nous essayons de leur offrir ici. »
Dans le domaine des arts, Salvador a trouvé une façon de créer une beauté, une liberté et une synthèse qui démentent les rapports de force inégaux de la vie sociale et économique. Plusieurs des plus grands artistes du Brésil moderne, dont les auteurs-compositeurs-interprètes Caetano Veloso, Dorival Caymmi, Gilberto Gil et Tom Zé, le percussionniste Carlinhos Brown et les ensembles de percussions Ilê Aiyê et Olodum, le romancier Jorge Amado, le peintre et sculpteur Carybé, le photographe Pierre Verger, sont soit originaires de Salvador ou s’y sont installés. La samba, forme musicale la plus caractéristique du Brésil, a ses origines dans le Nordeste, à l’instar du tropicalisme, mouvement musical du milieu des années 1960 qui a fait émerger le Brésil sur le plan mondial.
Même aujourd’hui, Salvador continue de proposer une variété de styles en constante évolution qui provoquent et ravissent l’oreille. Les soirs de fin de semaine, les bars et cafés du nouveau quartier chic de Rio Vermelho, au sud de la vieille ville, proposent des concerts sur un continuum qui va du fado au funk et de la bossa-nova au rap. Ailleurs, près de la baie, sur le site du musée d’art moderne (un ancien manoir du XVIIe siècle devenu incubateur musical), le percussionniste salvadorien Ivan Huol organise deux fois par mois depuis 10 ans des soirées de jazz brésilien intitulées JAM no MAM (« jam au MAM »).
Le concert sur lequel je suis tombé était en fait une des fameuses soirées d’Ivan Huol. Après sa prestation, il a expliqué que le jazz afro-brésilien se caractérise par son atmosphère langoureuse imprégnée de bossa-nova (« doux balancement plutôt que swing ») et sa mise en valeur de la virtuosité percussive et des hallucinantes syncopes. « Les solistes de JAM no MAM varient d’une session à l’autre, explique-t-il, mais notre formation de base, Geleia Solar, est de toutes les performances. Ce qui définit notre style, c’est une forme non inféodée du jazz, qui tire ses racines dans notre jeu afro-brésilien et dans la vigueur de nos percussions. Cela donne de la force à notre musique, la rend parfois bruyante et toujours communicative. »
Depuis ce creuset de sons d’avant-garde près de la mer, la musique de Salvador s’élève et se ramifie. En février, des milliers de gens affluent de toutes les régions du Brésil et du monde entier pour assister à la plus bruyante et plus joyeuse fête de rue brésilienne, qui s’étend dans toute la région du Pelourinho : le Carnaval. Mais plus impressionnante encore que ce crescendo (qui est l’attrait touristique par excellence), c’est l’atmosphère quotidienne. Même si la ville est pauvre à l’échelle brésilienne, il y a quelque chose de carnavalesque dans la démarche humaine, la mentalité et la gestuelle à Salvador. La musique jaillit spontanément de toutes les situations. Mon souvenir le plus durable d’une manifestation qui se tenait au vieux phare, Farol da Barra, est celui d’un marchand de noix de coco agé, maigre comme un lampadaire, tournoyant au son d’un radiocassette au milieu de la foule en mouvement, bien après la fin officielle de la soirée, son chapeau abaissé sur sa tête. « La Bahia est toujours en fête », écrit Jorge Amado, la grande voix littéraire de la ville, emblématique de cet esprit chaleureux et plaisant. « Les festivals sont une façon particulière de dire que les gens sont plus forts que l’oppression et la misère. »
Tandis que le Brésil lui-même change (bientôt 30 ans de démocratie et d’horizon historique dans un nouvel esprit de résilience, de mémoire et de réconciliation), Salvador revient dans l’imaginaire brésilien traditionnel non pas comme une curiosité perchée sur la côte, mais comme un rite de passage nécessaire, une passerelle tant pour les Brésiliens que pour les touristes. De la musique qui s’élève d’un amphithéâtre sur le rivage jusqu’aux percussionnistes qui envahissent les rues, en passant par les amuseurs publics et les radiocassettes, un paysage sonore exalté incite à une grande ouverture d’esprit et à la chute des murs inhibant la communion humaine.
Le Brésil est né à Salvador. Et c’est là qu’il renaît.
Carnet de voyage
Où loger
La Villa Bahia Calicut, Ormuz, Timor : chaque pièce de ce bâtiment du XVIIe situé au cœur de la haute ville porte le nom d’une possession de l’empire portugais. Les couples et les familles adorent les hautes fenêtres et le mobilier rétro de la chambre Cochim (à deux paliers) ; le voyageur solitaire peut se retirer dans la São Tomé aux allures de grenier, dotée d’un balcon privatif pour les siestes en hamac et l’observation des nuages. Terminez la journée en beauté avec un homard grillé au resto du rez-de-chaussée, l’un des meilleurs en ville.
Gastronomie
Feira São Joaquim Ouvert dès l’aube, ce marché près de la gare maritime propose un hallucinant méli-mélo : produits liquides, tonnes de fruits et légumes, montagnes de viande et de crevettes séchées, statues de saints catholiques et de divinités du candomblé (il y a même du bétail). Terminez avec un café tout en contemplant l’arrivée des navires.
Fera Palace Hotel Les couchers de soleil de Salvador sont spectaculaires, et il n’y a pas meilleur endroit pour les admirer que le bar sur le toit de ce nouvel hôtel de la haute ville. Mais il faut se décider entre caïpirinhas et negroni, et tabouret de bar ou longue et luxueuse pataugeoire, ce qui n’est pas facile.
Quoi faire
A Casa do Rio Vermelho On ne peut embouteiller l’esprit de Salvador, mais on peut le retrouver dans les romans sensuels et foisonnants de Jorge Amado, son plus grand écrivain. L’ancienne résidence d’Amado et de son épouse, Zélia Gattai, est aujourd’hui un musée, où l’on peut découvrir leur monde de l’intérieur : correspondance intime, photos de voyage, projections vidéo et même chapeaux du maître. Puis, marchez jusqu’au Largo de Santana, où un banc de pierre parmi des statues du couple et de leur chien vous laisse à peine assez de place pour prendre le café en leur compagnie.