Une aventure en hors saison magique sur Haida Gwaii

Dans l'archipel Haida Gwaii, au nord de la Colombie–Britannique, les routes des fées, les mâts totémiques et les épaulards paraîssent plus grands que nature en hors saison.

L’article « Haida oh ! » a été publié à l’origine dans le numéro d’avril 2017 d’Air Canada enRoute.
 

Le temps est calme, ensoleillé et frais et le Haida Gwaii Highlander s’éloigne doucement du port de Queen Charlotte avec Trent Moraes à la barre. Il se trouve que cet après–midi le chef haïda du clan Gidins de Skidegate veut vérifier ses casiers à crabes, et nous allons le chercher. Pilotant le bateau de débarquement au creux d’une baie et jusqu’à la rive, Moraes m’apprend que la famille royale a pris la même embarcation quand elle a visité les îles à l’automne lors de sa tournée canadienne. « Et vous voilà avec la royauté haïda ! » ajoute–t–il, souriant. Quand le chef Wiigaanad (dont le nom anglais est Sidney Crosby) monte à bord, décontracté dans sa tuque rouge à pompon turquoise, ses lunettes à monture foncée et ses bottes de caoutchouc, j’oublie la révérence et me mets à bavarder. Nous longeons la côte de Skidegate, une des plus importantes collectivités de cet archipel septentrional, et Wiigaanad me montre son mât totémique, le premier érigé par un chef en 100 ans. Il remonte ses cages sur 20 m, rejette les femelles couvertes d’œufs corail et les crabes plus petits que la main, et voici notre souper sur le pont. En guise d’appât, il utilise un morceau de flétan qui mettrait un poissonnier en émoi. Pas étonnant qu’on dise par ici que les îles pourraient nourrir le Canada au complet. Un sentiment d’abondance prévaut ; c’est comme si tout et n’importe quoi était là.

22 avril 2020
Bateaux amarrés dans le port de Queen Charlotte à Haida Gwaii
Un totem sculpté par Ron Wilson à l'extérieur du Haida Heritage Centre à Haida Gwaii
Douce lumière dans le port de Queen Charlotte (jusqu’en 2010, Haida Gwaii portait le nom d’« îles de la reine Charlotte »).
Un totem sculpté par Ron Wilson touche le ciel au Haida Heritage Centre.

Avec plein d’otaries dans la région, les épaulards aussi se régalent ; il se peut même qu’on voie des baleines grises et à bosse, friandes de krill. À l’entrée des Narrows, des bras de mer balayés par les arbres, notoirement peu profonds et agités de remous entre les îles Moresby et Graham, je scrute l’eau en tâchant de ne pas trop avoir d’attentes. Et les voilà, droit devant : masses sombres émergeant des flots sombres. Des nageoires dorsales fendent l’eau en décrivant des arcs, deux jeunes orques suivant leur mère, qui doit faire 6 m de long et peser des tonnes. Lourdes et agiles, avec ces taches m’as–tu–vu de blanc éclatant et de noir luisant qui leur sont propres, elles se montrent quelques minutes avant de descendre dans les profondeurs. « En mode furtif », lance Moraes en précisant qu’elles peuvent filer à 50 km/h.

Le chef Wiigaanad à la recherche du crabe dormeur

Wiigaanad, chef du clan Gidins de Skidegate, pêche le crabe dormeur.

De retour au quai, j’emprunte un seau pour mes crabes dormeurs et rédige une courte liste d’épicerie. N° 1 : beurre. N° 2 : vin. Après avoir fait nos courses à Queen Charlotte (« Pas de chemise, pas de service », lis–je en vitrine), mon ami et moi faisons route au nord vers Highwater House, notre chalet en bord de mer près du village de Masset, où nous arrivons sous une nuée d’étoiles. Mettre les crabes dans la marmite d’eau de mer brûlante dérape un peu (comme dans la scène des homards dans Annie Hall), mais ils s’avèrent si délicieusement frais qu’on n’a même pas besoin de beurre.

Une petite tempête de neige sur le détroit d'Hécate
Du Haida Heritage Centre, dans la collectivité de Skidegate, on aperçoit une brève tempête de neige au–dessus du détroit d’Hecate.

Parfois appelées les Hawaii du nord, voire les Galápagos du nord, ces luxuriantes îles sur la côte nord de Colombie–Britannique sont incontournables pour qui veut communier avec la Terre. Du parc national Gwaii Haanas en bas jusqu’à la pointe de l’île Graham en haut, la nature sauvage canadienne est ici dopée aux stéroïdes : thuyas géants, cyprès de Nootka, épinettes de Sitka, vagues, vent, roches. Dès l’atterrissage à Sandspit, on sent qu’on fait partie de quelque chose de plus grand. La plupart des gens viennent en été, mais la basse saison a sa magie propre. Les vagues se dressent, rugissent et rejettent des couteaux sur la rive ; observation des tempêtes et surf sont géants d’octobre à mai. Avec moins de visiteurs, il y a peut–être plus de place pour les heureux hasards : Haïdas, hippies et bûcherons locaux (4760 habitants en tout) ont plus de temps pour les étrangers en ces terres inconnues. C’est aussi bien, car la couverture cellulaire s’envole avec le vent. Voyant disparaître les barres de réception de mon cell, je passe par des états d’âme de citadine : colère, déni et enfin acceptation. Bientôt, j’arrête de regarder l’heure.

Golden Spruce Trail, Haida Gwaii
Les arbres de la forêt ancienne de Haida Gwaii sont impressionnants, comme ici, sur le Golden Spruce Trail.
Cimier de gardien en bois à Haida Gwaii
Idoles sacrées et gardiens haïdas veillent sur les hauts lieux naturels et culturels de l’archipel.
Les plaques de rue à Old Massett, sur l’île Graham
Les plaques de rue nous mènent en bateau à Old Massett, sur l’île Graham.

Il n’y a que 120 km de routes asphaltées sur Haida Gwaii ; les autres sont des chemins forestiers débouchant sur des points d’interrogation. Enfoncez–vous dans les bois et qui sait ce que vous trouverez : des canots, fabriqués sur le site d’abattage du bois puis abandonnés avant leur portage jusqu’à un cours d’eau menant à la mer ; ou peut–être un camp de bûcherons du début du XXe, dans une clairière de souches d’aulne. Il n’est pas conseillé de rouler trop loin en forêt sans un camion, une radio et un pneu de secours, mais un bon guide comme Alan Lore, basé dans une auberge de jeunesse à Port Clements, vous indiquera en plus les détails tels qu’une pierre laissée sur une souche par un corbeau pour vous rappeler que lui aussi vit ici (dans la mythologie haïda, le corbeau a créé cet endroit).

Nicole Robinson avec son chien sur la côte est de l'île Moresby
La spécialiste des baleines Nicole Robinson, de Hartley Bay, en Colombie–Britannique, prend une marche avec son chien sur la côte de l’île Moresby.

« On appelle ça la route des fées », déclare Lore en montrant devant nous ce qui est manifestement un portail vers une autre dimension. Il a garé la voiture au bout d’un de ces chemins pour nulle part. Repoussant ses dreads, il s’engage sur un sentier tapissé d’une mousse si épaisse que mes pieds s’y enfoncent quand je lui emboîte le pas. Nous cheminons sous une voûte infinie d’épinettes et de thuyas de seconde venue, franchissant des ruisseaux impétueux en équilibre sur des troncs glissants fortuitement tombés en travers, et l’air est si rafraîchissant que j’en boirais. Tout ce paysage de vert solidaire a repoussé depuis le déboisement de la région il y a 50 ans, et c’est absolument magique. Bon, je ne prétends pas avoir vraiment vu des fées. Mais si jamais des lutins avec leurs petits baluchons hantaient cette forêt, ce serait totalement logique qu’ils viennent d’Irlande en vacances. Tout semble possible à Haida Gwaii.

Dans cette abondance, vigilance ; les Haïdas régissent cet archipel depuis 14 000 ans, ayant surmonté exploitation forestière et pêche commerciale, épidémies de variole, pensionnats autochtones et tout le reste. Ces jours–ci, des signes positifs. Du succès au basket : les Saints de Skidegate joueront encore cet été au World Indigenous Basketball Challenge contre des équipes maorie, haïtienne et soudanaise. Un long métrage haïda : le tournage, campé au XIXe siècle et filmé en dialectes haïdas par les producteurs du film inuit Atanarjuat : La légende de l’homme rapide, débute bientôt. Une nouvelle entreprise de pêche et de cueillette alimentaire durables : Haida Wild s’inspire du yahguudang, l’idée de respect pour tout être vivant.

Un chemin en bois traverse les forêts du parc provincial Naikoon
Alan Lore à Port Clements
Chacun sa route dans le parc provincial Naikoon, sur la côte nord.
En basse saison, Alan Lore organise des visites près de la collectivité forestière de Port Clements.

Autre objet de fierté, le Haida Heritage Centre, série de maisons longues reliées entre elles sur le site d’un ancien village, a ouvert il y a 10 ans pour promouvoir ce que les gens d’ici appellent la « culture vivante » : artéfacts, oui, mais aussi œuvres d’art, danse et artisanat. « L’art haïda est notre version d’une encyclopédie ; les images et nos traditions sont liées », affirme l’ambassadrice culturelle Erika Stocker en me faisant voir un éventail des mâts totémiques, chapeaux tressés, masques, boîtes en planche pliée et canots géants (« superbes, mais instables ; j’y suis montée quelques fois », rigole–t–elle). L’art haïda nous fait voir l’invisible. Ses manifestations sont majestueuses et merveilleuses : l’ours qui dilate ses narines devant un délice quelconque, la loutre de mer que ravissent les piquants d’un oursin sur son ventre, la grenouille entre fou rire et saut. L’aigle et le corbeau sont plus sérieux, bien sûr, mais on sent aussi leur joie. « Pour nous, les animaux sont en gros des gens en costumes d’animaux, et il faut les voir comme faisant partie de nous », explique Mme Stocker. Vient d’arriver : une énorme oreille d’un totem antique, trouvée à l’encan, que le conservateur Sean Young a identifiée comme provenant de Yaku, collectivité inhabitée depuis les années 1850. Un bien volé, rendu aux siens. Les œuvres à l’aéroport de Vancouver sont magnifiques, mais dans leur cadre naturel, elles sont encore plus magistrales. Un autre jour, nous tombons sur Christian White, maître sculpteur à Old Massett, en train de travailler sur un mât de 20 m, dont je mesure l’immensité quand il explique que 3 m du mât seront sous terre et qu’il nous dominera quand même. Cette réplique d’un mât totémique historique qui se dressait au village de Hiellen il y a 150 ans est censée être érigée au parc provincial Naikoon en juin ; White et ses huit jeunes apprentis ont du pin sur la planche.

Mollusques du Pacifique servis au Copper Bay Lodge
Les crustacés frais du Copper Bay Lodge s’ouvrent à d’autres possibilités.
Christian White travaille sur un mat de 20 m à Old Massett
Christian White travaille sur un mat de 20 m à Old Massett, une collectivité où se dressent 17 mâts totémiques dus à des maîtres sculpteurs.

Même si l’hiver ne nous congèle pas, on ne peut oublier qu’on est au nord. Le soleil ose percer l’horizon vers 9 h et ne dépasse la cime des arbres qu’en début d’après–midi. Les ombres sont épiques, du matin au soir. Pour moi qui suis encore à l’heure normale de l’Est, la période entre 5 h et le lever du jour porte à l’introspection. C’est donc en quête d’extrospection que je mets une lampe frontale, descends l’escalier hors du chalet et fonce en pleine nature. On pourrait croire que quelqu’un a ouvert la porte d’un frigo géant sur la côte. Le vent fait bruire la forêt, glisse sur la végétation rabougrie des dunes et sur les platiers et se perd dans le flux et le fracas de la mer. Le bois flotté se détache en formes sombres sur le sable. Les coquillages craquent sous les pas, les flotteurs des algues éclatent. Alors que je bats la grève, entre le fleuve Sangan et South Beach, un rai éclaire des empreintes de pattes : les griffes s’enfoncent profond et je dois ravaler la pensée qu’ ici, les ours n’hibernent pas toujours. Dans l’aube rose, je trouve une pierre tout à fait parfaite. Fraîche, sombre, lisse et épousant la forme de ma main, c’est un antistress sur mesure. Le temps de rentrer, on distingue l’Alaska au loin et une tasse de Folgers m’attend.

Le dernier jour, nous avons Tow Hill Road pour nous seuls ; en été, on ferait la course aux VR pour avoir le meilleur emplacement de camping au parc Naikoon, à l’extrémité nord des îles. Des sentiers montent dans un paysage paisible d’arbres gigantesques (rien que mon souffle et les poumons de la planète) vers des falaises volcaniques. Les panneaux aux points d’observation racontent des légendes d’araignées géantes et de créatures sous–marines et précisent que les récits haïdas « remontent à l’époque du surnaturel ». J'en finis presque par oublier ma propre époque.