Belgrade haut et fort : boîtes de nuit flottantes, scène artistique éclectique et fêtes dansantes nocturnes —

Longtemps perçue comme la nouvelle Berlin, la capitale serbe propage une énergie créative bien à elle.

Là où je me tiens, au troisième étage du Museum of Contemporary Art Belgrade (MoCAB) récemment rouvert, l’image de la ville se précise. L’expo inaugurale, Sequences: Art of Yugoslavia and Serbia, une lecture de l’évolution de l’art serbe jusqu’à nos jours, est un tourbillon kaléidoscopique de photos du XXe siècle : des paysages monténégrins modernes, des abstractions macédoniennes, un maréchal Tito façon pop art. Marina Abramović, la plus célèbre fille de Belgrade, est dans le coin. Mais il y a plus. « C’est un espace ouvert », lance le conservateur en chef Dejan Sretenovi en indiquant les murs de verre sur deux côtés du bâtiment moderne. En col roulé noir avec des boucles noires aux épaules, il a le physique de l’emploi.

11 juil, 2018
Dorćol Platz
De gauche à droite : Au pas : les générations marchent côte à côte devant le Dorćol Platz, dans le nouveau quartier en vogue de Belgrade ; Camarade Tito, Our Violet White, the Young Adore You as Their Light (1969) de Dušan Otaševi.

Mon regard sautille. D’un côté, je saisis des bribes de la chaotique vieille ville, rasée et reconstruite plus souvent que Jérusalem ; de l’autre, la ville nouvelle de Novi Beograd et ses totems brutalistes. J’entraperçois le parc Kalemegdan et sa forteresse (passerelle entre l’Orient et l’Occident depuis 2000 ans), face aux célèbres boîtes de nuit flottantes de la ville. J’embrasse la Save du regard, et la courbe où elle se jette dans le Danube. La capitale serbe est façonnée par ce confluent : toujours en transition, jamais vraiment stable. Bienvenue dans l’entre–deux.

La Serbie n’existe comme État indépendant que depuis 12 ans et cherche encore ses assises après 30 ans de guerre, de bombardements, de sanctions et d’impositions de visas, auxquels s’ajoute aujourd’hui un président ultranationaliste autocrate. Alors que le pays chemine vers son adhésion à l’UE, le slogan « born in the SFRJ » (la République fédérative socialiste de Yougoslavie, disparue en 1992) hante les murs, t–shirts et publications Instagram. Dans ce changement continuel, Belgrade bouillonne d’énergie cinétique, entre gastronomie en progression, collectifs d’artistes éclectiques et vie nocturne innovante et influente. Ce sont les créateurs qui font bourdonner la ville d’activité.

Museum of Contemporary Art
Le Museum of Contemporary Art, nouvellement rouvert, sort du cadre.

Ma première visite à Belgrade date de 2012, et cette fébrilité m’a tenue en éveil les cinq mois que j’y ai passés. Je serpentais dans les rues grises sans jamais savoir, vu l’architecture discordante (immeubles résidentiels postsocialistes, façades art nouveau, églises serbo–­byzantines), ce qui m’attendait au tournant ; une fois, c’était un monumental bureau de poste orwellien. Les jeunes Belgradois étaient engagés et subversifs, aussi désireux de mettre en valeur leur ville que de démanteler le système qui l’asservissait. (Les plus âgés m’ont accusée trois fois d’être une espionne occidentale, ce qui avait un certain charme chargé d’aventure.) Cette fois–ci, un chauffeur de taxi me demande si c’est ma première visite. Je lui réponds que non, mais que six ans ont passé. « Ç’a beaucoup changé », dit–il. En quoi ? « Ben, c’est pas mieux. » Mais ça lui plaît ? « Oh, j’adore Belgrade. Je pourrais fumer ? »

Kalemegdan Park
Tête–à–tête pour une partie d’échecs au parc Kalemegdan.

« Je ne sais combien de fois cette ville a été attaquée, conquise, libérée ; elle a une sorte d’instinct de survie, raconte l’architecte et urbaniste Maja Lalić. Comme une volonté de vivre. » Quand je préparais ce voyage, je voulais rencontrer cette native de Belgrade au Mikser House, le café, bar, magasin concept, galerie, lieu de travail et cetera qu’elle a ouvert avec son mari en 2012. L’endroit était le visage du nouveau Savamala, quartier délabré promis à devenir un pôle d’art et de design. Le hic, c’est que le Mikser House a fermé ses portes l’an dernier et que le néo–nouveau Savamala n’a rien du havre de créateurs issus du peuple qu’on attendait. L’ont envahi la vie nocturne et un complexe de luxe controversé, le Belgrade Waterfront, qui a soulevé l’ire d’opposants locaux à l’embourgeoisement.

On se rencontrera plutôt dans le bas Dorćol, où affluent à présent les créatifs. Je passe une matinée ensoleillée dans la rue Dobračina, passant au Holesterol pour le brunch (pain brioché au beurre garni d’un œuf, de jambon et de kajmak, version serbo–croate de la crème caillée), suivi d’un café au Pržionica D59B, microtorréfacteur ayant ses propres balado et maison de disques et proposant des spectacles hebdomadaires de DJ. Je zyeute les gâteries, babioles et produits dérivés Tesla au centre communautaire Dorćol Platz, puis m’assois parmi une foule de branchés du coin sirotant un espresso, portant des lunettes de soleil et lisant le journal ; je commande à boire pour réaliser que je suis dans un centre d’activités pour enfants.

des Belgradoises prêtes à sortir
De gauche à droite : que la fête commence : des Belgradoises prêtes à sortir ; le photographe berlinois (et ancien videur du Berghain) Sven Marquardt, lors de sa résidence artistique au Kulturni Centar Grad.

Je rejoins Mme Lalić au Smokvica, resto lumineux logé dans une résidence de 1904 signée Jelisaveta Načić, première femme architecte de Serbie. Devant un verre de malvoisie croate frais et fruité, nous parlons de ce qu’il faut pour bâtir du durable. À Belgrade, où les établissements durent le temps d’une saison, le Mikser House se qualifie certainement, après ses cinq ans d’existence (et 1,2 million de visiteurs). « La politique publique se fourvoie, il faut donc se débrouiller tout seul », soupire Mme Lalić. Malgré la réouverture du musée d’art contemporain (retardée pendant des années par des écueils de construction aux relents de corruption), l’État soutient peu la culture, et quand il le fait, les conditions et la paperasserie peuvent prendre à la gorge les mieux intentionnés. À défaut, des initiatives indépendantes (comme la galerie d’avant–garde U10 et le collectif d’artistes alternatifs Kvaka 22) investissent des lieux abandonnés. « La beauté de Belgrade, c’est qu’elle excelle à mener des vies parallèles, fait observer Mme Lalić. D’où son charme, peut–être : on peut y adopter différentes identités. »

Pobednik
Avec un faucon dans une main et une épée dans l’autre, Pobednik (le vainqueur) trône du haut de ses 14 mètres sur le parc Kalemegdan, avec le nouveau Belgrade en toile de fond.

Depuis les turbulentes années 1990, les Belgradois se font un devoir de s’amuser. Durant les guerres yougoslaves, l’hédonisme était une façon de se rebeller et de survivre. Par la suite, le capitalisme naissant a injecté de l’argent frais dans le milieu, qui a grossi jusqu’à inonder la ville et débordé jusqu’à ses cours d’eau, la Save et le Danube, qu’occupent en été quelques centaines de trépidantes discothèques–péniches.

Le Klub 20/44 (dit le Boat) est un lieu de rencontre des créatifs belgradois, attirés par l’ambiance exentrique et intimiste tendue de velours rouge. « On a longtemps été coupés de tout. On voulait seulement interagir avec d’autres lieux, sans frontières, par le biais de la musique », explique Milivoje Božović, en essuyant la sauce barbecue sur ses doigts. Je suis avec lui au Telma (un bar à burgers qui, oui, accueille lui aussi des DJ). La célèbre boîte a ouvert ses portes en 2009 sur une péniche restaurée, un an avant l’assouplissement des exigences relatives aux visas pour les Serbes. Au lieu d’attendre des mois la permission d’aller à Berlin, on a alors pu faire venir des DJ étrangers et créer un milieu où développer les talents locaux.

Milivoje Božović.
Milivoje Božović.

« À l’avenir, cette ville sera plus blanche, plus propre », affirme Božović en faisant allusion au projet du Belgrade Waterfront, qui vise à repeindre certaines façades. « Mais je suis heureux d’avoir été ici quand c’était gris, car la vie n’est pas que blancheur immaculée. Je crois que les gens qui restent ici sont vraiment accros à la ville. »

Le Boat est une valeur sûre tous les soirs, mais mon amie a autre chose en tête : « Tu dois aller au Drugstore, mais pas avant 2 h. » Oui, la vie nocturne débute un peu plus tard ici. Je regarde l’heure en bâillant : 21 h. Mais je me dis qu’en comptant sur le décalage de six heures, je pourrais y arriver.

Je commence par le resto Ambar, où j’étudie le concept de « cuisine balkanique moderne ». Il s’agit d’un terme que j’ai entendu ridiculiser par les Serbes, mais dont je me délecte au bar. Les influences culinaires régionales (grecque, autrichienne, turque, hongroise) sont minimisées, avec des plats traditionnels tels que ćevapi d’agneau et de bœuf et dolmas accompagnés de salsa acidulée aux pommes et de bonnes salades fraîches.

la boîte de nuit flottante
Ça flotte : Milivoje Božović, cofondateur de la boîte de nuit flottante Klub 20/44, dont le nom s’inspire des coordonnées géographiques de la ville.

De là, je suis le son d’une trompette et grimpe l’escalier délabré de la boîte de jazz Bašta, saturé de chaleur, de conversations et d’une version étonnamment sensuelle de Macarena. Je commande un Melon Martini, car je file comme ça. Je me fraie un chemin entre des tapons d’amazones serbes dans un bar situé là où se trouvait le Mikser House (paix à son âme), puis à une soirée hip–hop, entourée de queues de cheval bien tirées, de visages fardés et de quelques chaînes en or, j’accompagne une chanson de Beyoncé en repoussant mes cheveux sous une pluie de faux dollars américains. Je regarde mon téléphone, sans bâiller : il est assez tard pour passer au Drugstore.

Street style
De gauche à droite : La mode de rue se porte bien à Belgrade, de Savamala au parc Kalemegdan au bas Dorćol.

Je traverse la ville jusqu’à un quartier encore en friche sur les rives du Danube, grimpe un escalier de secours et pénètre dans l’ancien abattoir. Là, brutalisant ses platines à l’avant de l’imposante salle, se dresse celle qu’on m’a conseillé de venir voir ce soir : la DJ Sonja Sajzor, une femme trans qui a grandi dans la campagne serbe. À gauche et à droite, des garçons se tripotent et s’embrassent à pleine bouche, et un barman me dit que plus tôt, trois drag–queens locales ont mis le feu sur scène. Dans une ville qui commence à peine à tenir des marches de la Fierté sans incident, c’est encourageant. L’endroit est crasseux et sympa, plein de vie et d’amour, et se tenir au fond de l’immense salle triangulaire, plus large que haute, produit un effet de vision télescopique, comme si on regardait par un viseur quelque chose prendre forme.

Streetcar in Belgrade

Je ne cesse de repenser à ce que Nebojša Bogdanović, programmateur musical du Boat, a lancé au bar à burgers : « L’État nie catégoriquement le potentiel de cette culture underground. » Belgrade figure depuis bientôt 20 ans sur la liste des villes montantes qui se disputent le titre de « la nouvelle Berlin », mais divers facteurs (pauvreté et chômage, corruption, censure, manque d’infrastructures culturelles) l’empêchent de franchir le cap. Mais aussi gros que soient ces obstacles, je sais ce qu’il y a de l’autre côté. Je songe aux hôtels inabordables de Williamsburg, aux visites guidées qui envahissent le Mile–End de Montréal et à la banalisation de la culture. Ces lieux sont moins en ébullition maintenant. Cet entre–deux crée un espace propice à l’épanouissement des artistes et de la créativité, et bien que la Serbie cherche encore son rythme, le changement, c’est peut–être ce que Belgrade fait de mieux.