Douce Istrie

Version croate de la Toscane, sans les touristes

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On prend la vie du bon côté en Istrie, presqu’île de l’Adriatique regorgeant de vins et de truffes.

Depuis le large en mer Adriatique, l’amphithéâtre se profile de manière impressionnante. Ses vastes arches de calcaire sont illuminées, comme pour souligner la magnificence de la Rome ancienne. Érigé au premier siècle après Jésus-Christ, il s’agit de l’une des plus grandes arènes romaines encore debout dans le monde. Et si on se force un brin, on peut presque sentir l’atmosphère qui régnait alors que 20 000 spectateurs s’y massaient pour les combats de gladiateurs. C’est un peu plus calme aujourd’hui. Au lieu des cris d’un public assoiffé de sang, des propos italiens ponctuent la quiétude des lieux, qui accueillent maintenant concerts et escadrons de touristes plus paisibles. Des fleurs décorent les balcons de fer forgé, ajoutant de la vie à des façades aux couleurs safran, menthe et citron. Les gens du coin s’attardent dans les cafés devant un expresso ou déambulent, gelato en main. On se croirait à Venise ou à Florence, dolce vita incluse. Mais ici, les gens appellent pomalo cette manière délibérée de vivre.

En Istrie, c’est olives vertes…    
…et ciel bleu à l’infini.    

Parce que ce qui, au premier abord, a l’air, sonne et goûte comme le sud de l’Italie est en réalité la Croatie. Et cette ville, c’est Pula, en Istrie, une péninsule en forme de diamant qui s’avance dans l’Adriatique. Si l’Italie et la Slovénie s’imposent au nord, c’est à la Croatie qu’appartient le plus clair de la péninsule, y compris les villes côtières couleur terre cuite qui ont conquis les touristes. Mais le trésor caché de l’Istrie se trouve dans ses terres boisées, parsemées de villages médiévaux, de vignobles en vallons et d’oliveraies anciennes. Le mode de vie de toute la région reflète celui de la côte, l’Istrie étant plus andante que le reste de la Croatie. Ici, pomalo, qui veut dire « peu à peu » ou « y aller mollo » en dialecte istrien, invite au lâcher-prise et sert de formule d’accueil. Avec aussi peu que 200 000 habitants et beaucoup moins de touristes, pas étonnant que la région soit surnommée la nouvelle Toscane (à une fraction du prix). Ajoutez à cela la nourriture, elle-même tout à fait pomalo.

Les toits rouges de Rovinj.    

Délaissant la côte, je roule vers les terres en quête de la Sainte Trinité de la cuisine locale (truffes, huile d’olive et vin) produite dans les zones rurales, en Istrie verte, comme la nomment les gens d’ici. Depuis trois ans, Flos Olei, le guide italien annuel de l’huile d’olive, proclame l’Istrie meilleure région productrice d’huile d’olive au monde. À 15 km de la côte, la ville de Vodnjan, par exemple, est depuis l’ère romaine un endroit clé du « triangle d’or » de l’huile d’olive. Premier arrêt : Chiavalon, petite ferme familiale qui a récolté les plus grands honneurs lors de concours internationaux pour son pressage d’huile d’olive bio extra-vierge.

« L’olivier est un arbre sacré en Istrie », me confie ma guide, Giorgia Grbac, alors que nous marchons à l’ombre d’une oliveraie où, en 1997, le jeune Sandi Chiavalon, 14 ans, a planté 100 arbres en l’honneur de ses grands-parents. « C’est une tradition ici. À Vodnjan, chaque famille possède au moins une douzaine d’oliviers et presse sa propre huile », dit-elle. Le domaine comprend maintenant 7500 arbres sur quelque 25 ha et produit 60 000 bouteilles par année, desquelles se distinguent les aspects fruité, herbacé et épicé de la récolte d’olives de la région.

De gauche à droite : le copropriétaire Tedi Chiavalon examine les fruits de son labeur.    
Or liquide : de l’huile d’olive de Chiavalon, une petite ferme familiale.    

Alors que l’Istrie est plus au nord que la plupart des grandes régions oléicoles de Grèce et d’Italie, expose Mme Grbac, la fraîcheur de son climat favorise une récolte plus riche en polyphénols. Bons pour la santé, ces antioxydants sont la principale raison pour laquelle les importateurs chérissent l’huile d’olive istrienne. Les variétés locales du fruit sont aussi très aromatiques. La buža est douce et savoureuse, tandis que la bjelica ajoute un petit côté piquant, bien présent dans l’Ex Albis, le produit phare de Chiavalon, un mélange de cinq cultivars indigènes d’oliviers.

De l’autre côté de la ville, Brist allie méthodes ancestrales, techniques agricoles durables et produits sans agent conservateur. L’expatrié irlandais Paul O’Grady et sa femme istrienne, Lena Puhar, ont rejoint les parents de celle-ci dans l’entreprise familiale en 2010, quand ce qui n’était alors qu’un loisir n’a plus suffi pour répondre à la demande. Aujourd’hui, les 9 ha de Brist, de même que les 7 ha cultivés par d’autres, permettent de produire environ 30 000 bouteilles d’huile par an, dont la Sta. Margherita, une huile haut de gamme faite à 100 % d’olives buža fruitées de Vodnjan.

De gauche à droite : Carrefour croate.    
Les touristes ont remplacé les gladiateurs à cet amphithéâtre vieux de 2000 ans.    

Paul O’Grady, un ancien architecte de Dublin, a été attiré en Istrie par le mode de vie pomalo. Comme nous arpentons l’oliveraie, il explique que le sol riche en nutriments ainsi que le microclimat qui offre la bonne quantité de soleil, de pluie et de vent frais de la mer rendent la région propice à la culture des olives. Mais les hivers froids apportent leur lot d’épreuves, dit-il en esquivant les ramures d’un arbre jadis gelé et fissuré, qu’il a réhabilité en l’émondant.

Nous arrivons au bout du boisé, derrière une chapelle du XIIIe siècle ; le soleil plonge dans l’Adriatique. Les rayons dorés intensifient le rouge terre cuite du sol, et les feuilles d’un vert argenté bourdonnent de cigales. Au loin, j’aperçois en pleine mer une île couverte d’arbres. « C’est le parc national de Brioni, m’informe Mme Puhar. C’est là que se trouve le plus vieil olivier de la région. Il a 1600 ans et porte encore ses fruits. »

Bain de soleil à la plage Baluota (Monte) dans le port de pêche de Rovinj.    

Les flancs vallonneux de l’Istrie se prêtent aussi à la culture des raisins de cuve, surtout autour de Grožnjan, un village au sommet d’une colline à une heure au nord-ouest de Vodnjan. Les températures nocturnes fraîches durant la saison de croissance et la froide bora qui souffle pendant les vendanges augmentent l’acidité et la teneur en tanin des raisins. Le sol blanc, riche en calcaire, leur confère de la minéralité et justifie le nom donné à la région, l’Istrie blanche.

Giorgio Clai est le fondateur du domaine Clai Wines, végane et naturel. Sur une terrasse avec vue sur le vignoble, je m’assois avec lui et son directeur de l’exploitation, Dimitri Brečević (lui-même viticulteur sous l’étiquette Piquentum). Nous jasons autour d’olives, de fromages, de porc séché maison et de salsa tomate-concombre, et rinçons le tout avec une variété de vins du domaine, dont le blanc sec malvasia, classique régional, et un refosco, un rouge léger. M. Clai est vigneron par vocation. Lorsqu’il a appris qu’il héritait d’un vignoble à Krasica, son village natal, à 5 km de Grožnjan, il a quitté son emploi de chef à Trieste sans jamais regarder en arrière, et se passe de vacances depuis un bail. « Si on aime son boulot, si c’est une passion, alors ce n’est pas du travail, dit-il. Je suis en paix avec ça. » Voilà qui est tout à fait pomalo.

Si on aime son boulot, si c’est une passion, alors ce n’est pas du travail, dit-il. Je suis en paix avec ça.

Le fermier de truffe Ivan Karlić, fils des fondateurs de Karlić Tartufi Goran et Radmila, creuse à la recherche d’un trésor avec un chien de la meute familiale.

L’Istrie blanche est aussi la scène d’un mouvement culinaire bien caché. À 25 km à l’est se trouve Buzet, une ville forestière au cœur du territoire istrien de la truffe. C’est ici que le plus gros spécimen au monde (4,8 kg) a été déniché en 2018. On traque ce précieux aliment depuis des siècles, et jusqu’à tout récemment, les truffes blanches d’ici étaient vendues comme étant des truffes italiennes d’Alba. Les choses changent depuis que les Istriens tirent avantage de la provenance des leurs. Prenons Karlić Tartufi, une ferme familiale de truffes fondée par Goran et Radmila Karlić en 1994 en périphérie de Buzet. « Quand mon grand-père était petit, les fermiers méconnaissaient la truffe, me dit Ivana Karlić, la fille des proprios. Ils l’appelaient “patate du diable” parce qu’ils ignoraient comment l’apprêter. » Les Karlić fournissent maintenant plus de 350 restaurants en Croatie et exportent une variété de pâtés et de purées de truffe.

Une chanson guillerette sur les truffes tourne à la radio pendant qu’Ivana et sa mère, Radmila, servent un déjeuner aux truffes à faire éclater la panse. Toasts Melba avec purée truffe et olive, fromages et saucissons à la truffe, pâté de cèpe et truffe, tartinade de truffe blanche et, l’une des plus récentes et des plus originales créations familiales, truffes au chocolat blanc ou noir. Pour le plat principal, Radmila prépare des œufs brouillés avec du parmesan râpé et des truffes blanches, ainsi qu’un risotto végane à la truffe blanche.

Le vin est vraiment fait à la main au vignoble de Giorgio Clai.    
Les délicieuses truffes istriennes sont à la hauteur de n’importe quelle truffe italienne.    
Le vin est vraiment fait à la main au vignoble de Giorgio Clai.    
Les délicieuses truffes istriennes sont à la hauteur de n’importe quelle truffe italienne.    

Repus, nous marchons vers la forêt avec le cueilleur de truffes Sanjin et deux des douze chiennes, les femelles étant des chasseuses plus efficaces, de la famille. Betty et Zara sont des chiens d’eau romagnols blancs et bouclés, reconnus pour leur capacité à sentir la truffe sous les chênes et les noisetiers. Ces boules de poils sont ravies d’être lâchées lousses dans les bois, mais pas facile de les mettre au travail par cette chaleur. En formation, Zara se fait gentiment ramener à l’ordre parce qu’elle s’épivarde. Betty, aînée et chouchou des maîtres, repère quelques pépites foncées, de la taille d’une balle de golf. Les truffes noires se trouvent à l’année, alors que les convoitées truffes blanches ne sont cueillies qu’à l’automne. Chaque fois que Sanjin voit Betty enfoncer son museau dans le sol, il accourt à ses côtés avec sa pelle : « Si je n’arrive pas assez vite, elle les mange. Les chiens aiment les truffes, eux aussi. »