L’époustouflante beauté des Hébrides extérieures écossaises
Villages maritimes érodés. Vues d’un autre monde. Une langue presque éteinte. Une odyssée de sept jours et un dépaysement total dans les Hébrides extérieures.
Les Hébrides extérieures sont écossaises sans l’être. Elles reposent au large de la côte nord-ouest de la Grande-Bretagne telles les vertèbres d’un crocodile à moitié submergé. Archipel de 40 îles, dont seulement 15 sont habitées, et d’innombrables îlots, les Hébrides extérieures marient les eaux turquoise limpides des Antilles, la grise rigueur de l’Islande et, chez les habitants, la persévérance effacée des Scandinaves. Et il y a les falaises côtières, qui plongent dans le fracas de la mer, droites et rouges, leur caractère sauvage reflétant une culture stoïque et immuable, malgré les assauts incessants.
L’histoire de l’archipel (avec les Hébrides intérieures, plus proches de la côte) est marquée au sceau des épreuves et des conflits, suscités tant par les éléments que par les hommes. Une révolte paysanne antiféodale y éclata en 1884, et c’est de l’île d’Eriskay que Charles Édouard Stuart, surnommé Bonnie Prince Charlie, lança en 1745 sa rébellion jacobite qui allait échouer à renverser le trône d’Angleterre. À la même époque, les Highland Clearances, un siècle de déplacements forcés à partir du milieu du XVIIIe, affaiblirent le système clanique gaélique et forcèrent la population à subsister sur de petites parcelles, ou crofts. Beaucoup choisirent d’émigrer au Canada, dans les Maritimes, où la langue et la culture gaéliques survivent encore par endroits. Les crofts abandonnés pour une nouvelle vie sont tombés en ruine, leurs murets de pierres écroulés et à demi couverts de mousse. Mais ça pourrait bientôt changer.
De nos jours, les Hébrides extérieures sont à l’aube d’un renouveau. Lancée en 2020, la campagne Become an Islander les présente comme un lieu de paix et de possibilités, comme l’endroit N° 1 où vivre en Écosse. Il y a deux ans, une fois installés en Écosse continentale, ma femme et moi avons décidé de partir à la rencontre de cette altérité voisine. Nous avons pédalé sept jours dans ces îles, au départ de Vatersay, à la pointe sud de la queue du crocodile, roulant direction nord sur la colonne vertébrale d’Uist jusqu’aux narines du Butt of Lewis, une distance de quelque 300 km sur la Hebridean Way.
Notre périple a débuté sur la rude émeraude de Barra, où la différence culturelle entre les Hébrides et l’Écosse continentale est si manifeste qu’après cinq heures à tanguer sur le traversier, dans les eaux sombres du Minch, j’étais prêt à présenter mon passeport. Oubliez les clichés de Walter Scott sur les cornemuses, les kilts de tartan et le haggis qui ont cours sur le continent. L’habituel rude parler écossais cède la place à un doux accent norrois si mélodieux que j’avais envie de chanter en harmonie avec un pêcheur qui se plaignait de sa maigre prise d’aiglefins sur la jetée de Castlebay. Il me parlait en anglais, mais passait sans hésiter au gaélique écossais en présence d’un autre insulaire. Cette langue méconnue est toujours majoritaire dans ces îles. Le gaélique est une langue délicate, et les habitants le parlent doucement, comme s’ils craignaient de briser les mots. Cette douceur tranche en apparence avec la dure réalité de la vie dans l’archipel. Face aux cinglantes rafales salées, les Hébridais doivent s’endurcir pour tirer leur subsistance de la mer ou de la mince couche de terre rocheuse. Les poèmes et chants locaux expriment cette vie difficile, comme l’air gaélique Balaich an Iasgaich, qui parle d’un pêcheur, engourdi par le froid, qui se couche au pied du mât de son voilier.
Mais l’isolement et la rudesse du paysage ne sont pas pour autant rédhibitoires. L’archipel est aussi devenu un havre pour des artistes du monde entier, qui s’évadent de leurs villes animées pour venir cuire des poteries à North Uist et fabriquer des bijoux à South Uist. Ici, comme sur bien des îles, ces blow-ins (comme disent les Gaëls) sont les plus bavards. « Je vis ici depuis 20 ans, m’a dit une peintre à Barra. Et on m’appelle encore “la nouvelle”. » Cette perception tordue du temps qui passe, typique des campagnes, prend un autre sens dans les Hébrides. Les ruines séculaires qui bordent les côtes de Barra semblent encore plus anciennes que les sites néolithiques disséminés dans l’archipel. Vieux de 5000 ans, l’ensemble mégalithique de Callanish, dans l’île de Lewis, rivalise en âge avec Stonehenge, mais ses menhirs sont aussi sculpturaux et beaux que tout ce que propose le Tate Modern, et l’imposante statue de la Vierge à l’Enfant sur la colline de Heaval à Barra semble tout à fait grecque.
De Barra, nous avons pris le traversier pour la petite île d’Eriskay, où nous sommes tombés sur une petite bande de poneys indigènes grignotant du lichen entre les murs d’une grange en pierre délabrée. Vestiges des Highland Clearances, beaucoup de ces granges à l’abandon sont à présent mises en valeur pour servir l’industrie touristique en plein essor. Malheureusement, ce n’est pas toute l’histoire locale qu’on met en valeur pour les visiteurs. À notre passage au pub d’Eriskay afin de nous réhydrater, la jeune serveuse nous a seulement laissé jeter un œil à une bouteille de whisky centenaire sauvée d’une épave voisine, avant de la reprendre et de la cacher sous le comptoir.
Après deux jours de vélo, nous étions sur l’étroite bande de South Uist, trois îles au nord. Sous un ciel radieux, nous pédalions contre un fort vent d’ouest, la tête rentrée dans nos manteaux. Nous nous mettions souvent à l’abri de ruines, pour avaler bouchées de saumon fumé du terroir, tranches de boudin noir et fromage en admirant un ciel toujours rempli d’oiseaux : corbeaux et mouettes, courlis à long bec, cormorans reptiliens au long cou et, tout là-haut, pygargues aux ailes tenues à plat.
Il y a peu de meilleurs endroits qu’Uist pour un ornithologue amateur. À la réserve naturelle de Balranald, nous nous sommes assis sur les ammophiles et avons regardé des colonies de pluviers dodelinant, de vanneaux et d’huîtriers courir avec les flots, suivant le flux et le reflux des déferlantes. Vers l’intérieur des terres, nous avons observé les oiseaux planant au-dessus du machair, pré côtier de pâquerettes, de boutons d’or, d’orchidées, de centaurées, d’euphraises et de thym. Dans les coins plus tourbeux poussaient bruyères, polygales et grassettes. Voir les fleurs est un plaisir de touriste ; les connaître par leur nom en est un de résident. La bruyère était en fleur, et semblait abrier North Uist d’un riche couvre-lit mauve. À camper ce soir-là sur un moelleux matelas de bruyères, nous étions bien mieux que le pêcheur gaélique de la chanson. Au réveil, nous avons trouvé à marée basse une forêt d’algues comestibles recouvrant l’estran : pelvéties, truffes de mer, haricots de mer, dulse poivrée.
Aux Hébrides, les vrais arbres sont rarissimes ; ceux qui arrivent à s’accrocher à la maigre couche de terre sont noueux et tordus par le vent. L’archipel est dominé par l’absence, spectaculaire paysage tourbeux qui s’étend jusqu’à l’horizon et qui, vu de plus près, semble gorgé d’eau. Quand nous avions soif, nous n’avions qu’à enfoncer nos mains en coupe dans la terre pour y recueillir une eau couleur de thé léger. Sur une terre privée d’arbres, la tourbe tient lieu de bois de chauffage ; un feu de tourbe est ici aussi chaleureux et accueillant qu’un verre de uisge beatha, le whisky local.
Mais tout n’est pas plat. North Uist est sauvage, avec des montagnes en dents de scie telles des escarres de terre, et plus au nord, sur Harris, se dresse le sommet arrondi du Clisham. Nulle étendue sauvage d’Écosse ne nous avait préparés à Harris. Alors que les îles au sud sont définies par la lumière et les grands espaces, Harris est violente, sombre et lunaire, la plus crocodile de toutes les Hébrides, avec de petites maisons accrochées aux rochers déchiquetés. Si Harris est la Lune, Lewis, peu élevée et piquée de petits lochs, a été balayée par un plumeau cosmique moins brutal. C’est la plus grande île de l’archipel, et la plus déserte. Une semaine après notre départ de Barra, nous étions comme deux puces sur le dos d’une grande hyène, deux pédaleurs tourmentés par le vent traversant un paysage moucheté d’orange, de mauve et de brun lichen. Ces couleurs, ainsi que l’odeur de la parmélie saxatile, font partie intégrante du Harris tweed, une étoffe célèbre dans le monde entier, mais synonyme des Hébrides extérieures, seul endroit où on peut la tisser ; son authenticité est certifiée par une marque à la sphère emblématique.
Chaque génération qui visite les Hébrides extérieures s’imagine voir la fin d’un monde, les vestiges d’une vie archaïque, mais ce n’est que vanité de voyageur. Il est peut-être difficile de retenir les jeunes aux îles, mais ils y reviennent souvent à l’âge adulte avec leurs propres enfants, attirés par l’immensité du ciel et la lumière resplendissante. Le mot gaélique dùthchas décrit leur lien ancien et intime avec la terre. À mesure que les gens se réinstallent dans l’archipel, l’artisanat local (le fermage sur les crofts, la pêche, le tissage, la fabrication de gin) vit une renaissance. Les nouveaux arrivants adoptent rapidement les coutumes insulaires et s’endurcissent dans le sel et les embruns.
Au Butt of Lewis, nous nous sommes approchés du phare conçu par David Stevenson (oncle de l’auteur de L’île au trésor, R. L. Stevenson), dont les phares ornent je ne sais combien de côtes rocheuses dans toute l’Écosse. Ici, le sombre éclat de l’Atlantique se dilue dans la houle du Minch, et des vagues écumantes s’écrasent contre la roche des écueils et des criques dentelées en contrebas. « Voyager plein d’espoir vaut mieux que d’être parvenu à destination, écrivait le jeune Stevenson, et la réussite authentique n’est que dans la peine qu’on se donne. » Fourbus mais heureux, nous éprouvions ces mots dans nos muscles endoloris après une semaine à pédaler contre le vent par monts, landes et machairs. Mais ce sont les travailleurs des îles rencontrés (cultivateurs labourant leurs crofts, tisserands colportant leurs métiers, artistes penchés sur leurs chevalets) qui donnent raison à l’auteur.
Sur place
Hébrides extérieures, Écosse
Gearrannan Blackhouse Village, Lewis
Ces maisons traditionnelles servaient aussi de granges, animaux et familles de cultivateurs de crofts dormant sous leur toit de chaume. Les intérieurs chaleureux portent le nom des familles qui y ont vécu.
The Anchorage, Harris
En plus des poissons et fruits de mer pris de la jetée voisine, ce resto sert des classiques hébridais (boudin noir de Stornoway, Cullen skink, bœuf highland) et des jams de musique gaélique jusque tard dans la nuit.
Harris Tweed, Harris
La laine à tweed est produite sous l’égide de la Harris Tweed Authority dans trois filatures de l’archipe ; l’étoffe est ensuite tissée à domicile par 200 tisserands des îles ou moins. Visitez la boutique de Tarbert pour une démonstration et repartez avec votre propre pièce de tweed.
Isle of Harris Distillery, Harris
Embouteillé à la main, le gin primé Isle of Harris est distillé de façon durable dans un petit alambic en cuivre à partir de laminaire sucrée provenant de lochs avoisinants et de l’eau d’un ruisseau voisin.