Une descente sauvage de la rivière Firth à Ivvavik, le parc primitif du Canada

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La rivière Firth est si limpide qu’en la survolant, on voit nager les poissons sous sa surface. Alors que le Twin Otter descend se poser sur le rivage, des ombles du Pacifique fendent le courant en rubans verts et roses, minces fils de trame scintillants dans la tapisserie du parc national Ivvavik, une bande de terre sauvage tendue sur l’extrême nord-ouest du Yukon. Au centre du parc, les monts Britanniques, érodés, révèlent un passé millénaire. Il faut la secousse de l’atterrissage pour me ramener au présent.

J’entreprends un rafting de 13 jours avec Canadian River Expeditions, une descente de la plus vieille rivière au pays, avec l’occasion de contribuer à sa conservation. Ma tente montée, je me joins aux 12 autres participants pour prendre le thé et un mélange montagnard. La plupart viennent ici pour l’aventure de leur vie dans cet arrière-pays qui ne reçoit que 100 visiteurs par an, mais notre expédition est la seule qui se fasse en association avec Parcs Canada. Chaque année depuis l’été 2016, l’agence gouvernementale envoie une équipe de scientifiques et d’interprètes culturels inuvialuits recueillir des données environnementales pour mieux comprendre, et protéger, cette zone vierge de l’Arctique.

Un homme installe son équipement de camping au bord de la rivière
Le rafting sur la rivière Firth est un voyage dans les temps géologiques, les strates rocheuses de couleurs diverses révélant un lointain passé.    

Au contraire des autres rivières du pays, dont le cours a été détourné à répétition par les glaciations, la Firth fait son lit au même endroit depuis plus de deux millions d’années. La majeure partie du parc Ivvavik a échappé à l’avancée des inlandsis et à leur érosion caractéristique, d’où son paysage sculpté par les vents aux anciennes vallées non glaciaires en forme de V. Ce refuge glaciaire à l’érosion lente abrite des paysages absents du reste du continent et des plantes et animaux uniques, tels boykinies de Richardson, mouflons de Dall et bœufs musqués, qui côtoient des caribous si nombreux que leurs migrations ont durablement marqué le décor.

Vent dans les arbres 
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Un groupe d'épinettes noires
Le parc Ivvavik, dans l’ouest de l’Arctique canadien, est principalement au nord de la limite forestière. Toutefois, des épinettes noires s’entêtent çà et là.    

Pour comprendre cette bande de terre sauvage, nous irons du lac Margaret jusqu’à la flèche Nunaluk, sur l’océan Arctique. Notre convoi, mené par quatre guides de rivière, traversera 150 km de larges vallées, d’étroits canyons et de passages avant d’aboutir à la mer de Beaufort. Le premier soir, au début du souper, Paden Lennie, un jeune Inuvialuit spécialiste des rapaces qui identifie aigles et faucons à d’étonnantes distances, résume le travail de l’équipe de Parcs Canada. Il explique qu’en chemin, elle va recueillir des échantillons d’eau et des invertébrés aquatiques pour évaluer la santé de la rivière. « On a besoin de bénévoles », lance-t-il, et 13 fourchettes se lèvent. La Firth irrigue déjà nos rêves.

Un homme dans une casquette et une cagoule
Ombles du Pacifique

Après quelques jours sur la Firth, j’en viens à compter sur le bruit du réchaud qui s’allume à 6 h 30 pour l’eau du café à bouillir, suivi d’un joyeux « Bonjour ! Bonjour ! » Dave Evans, chef de l’expédition, nous convie au briefing quotidien. Il déploie une carte et trace l’itinéraire prévu : un jour, c’est un saut de puce de 3 km avant d’établir le camp aux périlleux rapides Sheep Slot pour attendre une décrue après une série d’averses, ce qui laisse plus de temps pour grimper des crêtes semées de ces tours calcaires qu’on appelle tors. Un autre jour, c’est une mission de 30 km en eaux vives dans des canyons étriqués qui vire en montagnes russes.

Pour les guides, la rivière a un sens plus profond. « La Firth ne se résume pas aux rapides, aussi emballants soient-ils », lance Evans. Il en sait quelque chose, ayant été guide pour plus de 50 expéditions ici. « Il reste si peu d’écosystèmes intacts sur Terre », dit-il en laissant glisser son regard sur la rivière. « Ivvavik en est un. »

Un homme qui monte Engigstciak, un sous-sol calcaire
Les affleurements calcaires le long de la rivière Firth, dont Engigstciak, ou « jeune montagne » en inuvialuktun, ajoutent du relief au paysage et des défis aux randonnées quotidiennes.    

Tout lieu a ses rituels et ses références dont on retire un sentiment d’infaillibilité. À Ivvavik, les migrations des caribous et le retour des ombles du Pacifique pour la fraie sont signe que tout se passe comme prévu. La rivière Firth prend sa source dans la chaîne Brooks, en Alaska, au refuge faunique national arctique (ANWR) créé en 1980 pour protéger de l’activité humaine la zone entre les montagnes et la mer de Beaufort. Premier parc national canadien découlant d’une entente de règlement d’une revendication territoriale autochtone (la Convention définitive des Inuvialuit, de 1984), Ivvavik est aussi le fruit d’efforts de protection. Comme l’ANWR, il sauvegarde l’habitat du caribou et d’autres animaux et garantit la pêche et la chasse traditionnelles des Inuvialuit.

Une compilation d'images de la population et des paysages d'Ivvavik

Un soir, en prenant une bouchée, Lennie et Mervin Joe, l’autre Inuvialuit de l’équipe de Parcs Canada, font part de leurs inquiétudes quant à l’avenir de cet écosystème. Si une clause du budget des États-Unis de 2017 autorisant l’extraction de pétrole et de gaz dans la plaine côtière de l’ANWR est approuvée, des aires de mise bas d’ours blancs et de caribous pourraient être perturbées. Autochtones, écologistes, scientifiques et pourvoyeurs soucieux de protection de la nature, dont Canadian River Expeditions, assurent que le développement industriel nuirait au fragile biome arctique, ce qui aurait des répercussions à Ivvavik, par où passe la migration du plus grand troupeau de caribous du continent.

Dans ces zones protégées aux infrastructures minimales, le troupeau de caribous de Grant dépasse les 200 000 individus, en hausse depuis que l’ANWR et le parc Ivvavik sont protégés. Ivvavik signifie « lieu de naissance » en inuvialuktun, en référence aux aires de mise bas du caribou de la région. Mettre en danger ce troupeau, c’est risquer de détruire la pierre angulaire d’un solide habitat.

Crooked Creek 
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Un groupe de personnes fait du rafting entre les rochers de la rivière Firth

Mesurer ce fragile équilibre écosystémique est ce qui motive l’équipe scientifique de Parcs Canada à Ivvavik. Artère irriguant un réseau de vie, la rivière Firth fournit un instantané de la santé globale du parc ; tout changement hydrochimique peut affecter les invertébrés aquatiques, et donc les poissons qui s’en nourrissent, et par conséquent les rapaces, grizzlis et autres animaux qui mangent les poissons. Chaque jour, l’expédition même est un microcosme d’interdépendance, où la science dépend du savoir-faire hydrologique des guides. Évaluant sans cesse courants et contre-courants, Evans et son équipe nous mènent en toute sécurité aux sites de prélèvement sur la rivière, où ils nous débarquent avec seaux, filets et calepins.

Lennie, chaussé de bottes-pantalon, entre dans l’eau à la dernière halte scientifique avant que la rivière se divise en un dédale de chenaux entrelacés dans la plaine côtière. Il y plonge une sonde qui enregistre pH, turbidité et oxygène dissous. Hayleigh Conway, une autre chercheuse, le suit pour attraper des invertébrés benthiques. « Nous sommes à l’affût de variations dans le temps », explique-t-elle, une diminution du benthos pouvant indiquer un changement dans la santé globale du cours d’eau. Si la sonde mesure l’état de la rivière sur le plan chimique, l’ensemble des organismes vivants montre comment la nature réagit à cette chimie.

Une seule corne de caribou se dresse au milieu du feuillage
Un homme domine la vaste étendue de terre que traverse la rivière Firth

Notre équipe de citoyens scientifiques suit vaillamment ; nous aidons à évaluer la distance d’une berge à l’autre et prenons des notes sur la végétation littorale, en plus de mesurer la taille des roches pour déterminer les débits fluviaux de pointe et de racler le fond de la rivière à la recherche d’invertébrés. Mme Conway nous observe alors que nous rangeons nos calepins et hissons filets et seaux à bord des embarcations. « Vive la science ! » lance-t-elle, poing levé.

Le regard scientifique braqué sur Ivvavik met en lumière un musée de terrain qui éclaire non seulement l’hydrologie et la biologie, mais également la géologie et l’archéologie. L’expédition chemine parmi un ensemble de ruptures continentales et de coulées de boue sous-marines solidifiées en substrat rocheux au fil de milliards d’années. À un moment, les rafts passent devant un rideau pétrifié, projection aérienne du fond marin ondulé. Plus tard, nous dérivons devant un anticlinal, gigantesque gâteau calcaire étagé soulevé par en dessous pour former une arche lentement grugée par la rivière. La Firth porte en elle des millions d’années d’histoire. Pour ses rapides, cependant, la présence humaine n’est qu’un remous.

Marcher sur la plage 
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Un homme tient la défense d'un animal sur la plage

À l’approche de la mer de Beaufort, ce remous devient plus visible, en premier lieu à Engigstciak, une saillie rocheuse qui sert de point d’observation et de carrière à outils de pierre pour les chasseurs inuvialuits depuis au moins 9000 ans. Mais l’activité humaine se concentre le long du littoral, notamment sur la flèche Nunaluk, où le fleuve se jette enfin dans la mer. Joe, dont la famille vit dans la région depuis des générations, nous conduit à la plage de galets de la flèche, par-delà les vestiges d’une vieille cabane, en nous racontant que son grand-père s’arrêtait ici dans ses voyages de chasse.

Nous recherchons des ossements de baleine quand Evans remarque quelque chose au sol. Il appelle Joe. « C’est un couteau à neige ! » s’exclame celui-ci en levant la faucille sculptée dans un fanon. « Ça servait à tailler des blocs de neige pour les igloos. » L’artefact est laissé sur place. Joe reviendra pour enregistrer sa position GPS et prendre des photos avant de l’emballer pour le faire analyser par l’équipe de Parcs Canada. Je songe que ce couteau à neige est une métaphore pour la Firth, creusant son tracé à travers les âges. S’il n’en tient qu’à cette expédition, la rivière, à l’instar du couteau, sera sauvegardée.