Lima, là où la tradition textile fait l’étoffe d’avant-garde
En redonnant vie à des techniques de création ancestrales et des motifs traditionnels, des designers de Lima mettent la mode péruvienne à votre portée. (Cuir d’ananas compris.)
L’article « L’étoffe du Pérou » a été publié à l’origine dans le numéro d’octobre 2016 d’Air Canada enRoute.
Traverser le hall principal du Monumental Callao, c’est un peu se balader du passé vers l’avenir. La galerie marchande du tournant du XXe siècle, située dans le quartier Callao de Lima, a récemment rouvert après avoir été restaurée à sa gloire d’antan, jusqu’à ses murs en marbre rose saumon et sa haute voûte en vitrail. En me rendant à la terrasse sur le toit, je jette un œil aux rares vitrines encore vacantes et me demande quel serait le loyer à Manhattan pour un lieu aussi parfaitement patiné. Mais les artistes et créateurs du quartier qui sont déjà installés ici n’ont pas de tels soucis, puisque le propriétaire en a invité plusieurs à ses frais. En retour, ils contribuent à faire de ce port de mer achalandé, naguère considéré comme dangereux par les Liméniens, un carrefour animé d’art et de design. Depuis le toit, je jouis d’une vue à vol d’oiseau sur les marchands de tamals, puis sur un homme-cygne plongeant dans le Pacifique avant de quêter un pourboire aux passants. Callao me semble être un microcosme de Lima : misant sur cet esprit d’entreprise, la capitale péruvienne se tisse un nouvel avenir comme plaque tournante du design de mode, dont l’activité pourrait bientôt égaler celle de la bouillonnante scène culinaire de la ville, mondialement reconnue.
En filant sur le Circuito de Playas de Lima, un tronçon d’autoroute qui longe le Pacifique, je vois se succéder des rues aux immeubles rose vif, jaunes et bleus tout droit sortis d’un chef-d’œuvre de Mondrian. Je constate combien les Waris, prédécesseurs des Incas, avaient des siècles d’avance avec leurs tapisseries étonnamment abstraites, qui ont influencé des courants artistiques tel le Bauhaus. Au Pérou, depuis longtemps incontournable pour les Armani, Ulla Johnson et autres grandes marques mondiales, on trouve des matériaux de la plus haute qualité, dont la laine de bébé alpaga et le coton pima, et un art digne de la haute couture, au prix du prêt-à-porter. Mais ce n’est que récemment qu’un groupe de designers talentueux établis à Lima, dont plusieurs sont venus ou revenus de l’étranger pour lancer leurs propres gammes, a apporté une touche contemporaine à cette précieuse ressource. De concert avec des tisserands, tricoteurs, brodeurs et autres artisans du pays, ils créent des vêtements modernes en usant de techniques ancestrales. En me rendant dans le quartier chic de Miraflores, j’aperçois un centre commercial érigé sur une falaise avec vue sur l’océan. « Après le Machu Picchu, Larcomar est un des sites les plus visités au Pérou », me dit mon guide. Dans ma quête de nouveaux créateurs de mode liméniens, il m’a pourtant fallu chercher plus loin que le premier centre commercial venu. La plupart travaillent à petite échelle ; certains ont des magasins ou des boutiques en ligne. Visiter leurs ateliers, c’est profiter d’une fenêtre ouverte sur le séculaire artisanat péruvien. Une expérience qui n’a rien du prêt-à-porter.
Dans Miraflores, l’atelier d’Alessandra Petersen niche dans une rue résidentielle. Vive, cheveux foncés, la designer m’accueille dans son espace chaulé, où robes en velours moutarde et indigo côtoient colliers crochetés en soie et écharpes en grosse laine d’alpaga. « Tous les Andins tricotent. C’est un mode de vie », explique Mme Petersen, qui a obtenu sa maîtrise en direction artistique de la Central Saint Martins de Londres et a travaillé au Danemark et en Norvège avant de rentrer au Pérou. Influencée par les créations avant-gardistes scandinaves et la collection de tricots précolombiens de son père, elle a lancé une marque qui porte son nom. (Peu après, le designer new-yorkais Prabal Gurung lui a demandé de l’aider à développer sa gamme de tricots.)
Elle me fait traverser la cour chargée de plantes et me mène à son minuscule studio à l’arrière, où une tricoteuse termine une manche à motifs géométriques. Après avoir dessiné un vêtement, Mme Petersen choisit le fil selon le volume désiré. « La main de chaque tricoteuse apporte une tension différente », souligne-t-elle, en me passant sur les épaules un manteau coloré mariant Fraggle Rock et Coco Chanel. On dirait un bouclé déconstruit. Elle froisse le tissu et m’invite à l’imiter : « Il faut savoir reconnaître l’authenticité au toucher. » Le bébé alpaga doux comme un nuage m’enveloppe complètement. Vendu !
À deux rues de la Playa Makaha, une plage où les surfeurs débutants se mouillent les orteils, je frappe à la porte de Mozhdeh Matin. La créatrice de mode, pantalon en tricot rouge et espadrilles, s’affaire à préparer sa collection d’été 2017. Son salon minimaliste est orné de robes vintage à motifs colorés et de velours brodés du Pérou, de Turquie et d’Iran (d’où ses parents sont originaires). On dirait un vestiaire d’archives. « Où que vous alliez au Pérou, vous trouverez une communauté d’artisans », m’explique-t-elle, avant d’énumérer une série de techniques par région : ikat, tissage à bras, crochet, tricot à la main. Elle me montre un sachet de semences de la jungle péruvienne. Malgré son profond respect pour la tradition et l’artisanat indigène, sa gamme, Mozh Mozh, est résolument tournée vers l’avenir. « Je m’intéresse aux créations actuelles des artisans. J’observe ce qu’ils font et je m’en inspire pour mon choix de textile », précise-t-elle, retirant de la tringle un manteau sans manches rayé rouge et bleu. « Ce motif a été conçu par un septuagénaire. C’était un napperon, j’en ai fait un gilet. »
Ma visite prend fin à midi. Je traverse le luxuriant Parque Kennedy. Des hommes d’affaires sont assis pour dîner. (Le soir venu, des danseurs de tango envahiront le petit amphithéâtre sur place.) À l’extrémité du parc se trouve la nouvelle boutique Unø. Comme Mozh Mozh, Unø se taille déjà une place à l’avant-garde. Le rideau métallique vient à peine de monter que la copropriétaire Kina Andersen Stahl se penche pour sortir. Vêtue d’un manteau léger en soie jaune et de mocassins à franges, elle arbore une abondante chevelure blond clair. « Les gens se demandent s’ils peuvent entrer », dit-elle, le sourire exaspéré, en montrant les planchers de béton poli. « Ils pensent que le lieu est encore en construction. » De fait, l’espace a l’air plutôt brut. Derrière le comptoir, les mots Wild at heart sont griffonnés en rose néon sur un imprimé de plantes tropicales. Ayant ouvert Unø en mai avec sa sœur Lele, qui a étudié le design de mode à la Parsons School of Design, Kina croit que l’idée d’une boutique-concept est encore nouvelle pour Lima.
J’énumère mentalement tous les articles que je veux me procurer (coussins noir et blanc ornés de glands mandarine, sérigraphies encadrées par Copy Cat, chapeau de feutre sang-de-bœuf et tricots d’alpaga de la marque locale Ayni), puis nous traversons la rue. Le quartier général de Siblings Army, une gamme d’accessoires que les sœurs (originaires des îles Canaries) ont lancée il y a quelques années, est rempli de sacs en cuir et de vestes en denim avec blasons en tissus vintage provenant des quatre coins du Pérou, notamment l’aguayo, l’étoffe tissée par les Andins pour fixer leurs bébés ou de menus objets à leur dos. Les artisans tissent de véritables histoires et leur donnent une touche personnelle par l’ajout de symboles. Décrochant des articles suspendus à une branche d’arbre servant de tringle, Kina me décode quelques-uns des motifs : les rayures peuvent représenter une rivière ou la pluie, une rangée de fleurs de pommes de terre rouges symbolise la récolte. « Les artisans créent selon leur sensibilité », résume-t-elle. Le studio ensoleillé de Siblings Army est aussi un laboratoire pour les formes, les matériaux et les motifs. Mon regard est attiré par une visière en cuir marron ouvragé et un sac avec une sangle en corde épaisse faite par un sellier qui se sert de vieilles rênes de cheval. Le prototype d’une sandale ouverte de Cusco est fabriqué à partir de pneus usés. « C’est difficile de fabriquer des articles de qualité, note Kina. C’est pourquoi nous soutenons les vrais artisans et les designers locaux. »
Valery Bolliger en fait partie. Cheveux platine courts, vêtue d’une robe noire vaporeuse nouée aux hanches (qu’elle a conçue), elle m’invite dans son appartement-atelier à Miraflores. Le mur est tapissé d’échantillons de tissu, d’aquarelles et de photos. Mme Bolliger me verse un café de grains cultivés sur la ferme familiale, Finca Rosenheim, à 350 km à l’est de Lima, près d’une réserve de la biosphère. « La saveur de cette région est assez acide », m’avertit-elle. La mouture acidulée rappelle plutôt le goût d’un délicieux espresso avec zeste de citron, à la romaine. Avant son retour à Lima, l’an dernier, Mme Bolliger a vécu au Qatar et collaboré avec la Qatar Foundation, cofondée par la styliste Mozah Bint Nasser Al Missned, ce qui lui a permis de visiter de grands ateliers de mode et des usines de textiles d’Italie, de France et d’Inde. « J’ai toujours su qu’au Pérou nous avions un savoir-faire équivalent, assure-t-elle. Mais il fallait déterminer les débouchés d’ici et la manière non seulement de préserver notre art, mais de le faire évoluer. »
Sa gamme, Garua (« brume de mer », en espagnol), rappelle le brouillard sur Lima, de juin à novembre. Pendant mon séjour, le ciel est demeuré d’un blanc laiteux, tranchant avec les couleurs de la ville. Couleurs qui s’agencent à ses pièces romantiques, quoique minimalistes : chemise tissée en coton pima, aux bords effilochés à la main et délicats comme des cils, robe de soie bordeaux avec ourlet doré. Mme Bolliger s’anime lorsqu’on parle de sa dernière recherche sur les textiles alternatifs et de sa découverte du cuir d’ananas, dérivé des feuilles fibreuses de ce fruit. « Sa texture est incroyable », lance-t-elle, me montrant une ébauche à partir de laquelle elle testera la qualité du nouveau matériau. Vu la vitesse à laquelle les créateurs d’ici font progresser leur industrie, la laine de bébé alpaga a déjà presque des airs de vieux jeu.
5 autres créateurs à découvrir
- Jessica Butrich — Les chaussures et accessoires pop-art de Jessica Butrich, de l’agrafe-tête de tigre en bronze aux talons sculptés de main experte, sont entièrement fabriqués au Pérou.
- Escudo — Les robes moulantes crochetées d’Escudo sont un peu les Versace ou les Balenciaga du Pérou. Des vêtements fluides et des manteaux douillets en bébé alpaga complètent la gamme. (Pas étonnant que Holt Renfrew vienne d’en commander.)
- Lorena Pestana — Inspirée par les mythologies précolombiennes et l’Amazonie péruvienne, la joaillière Lorena Pestana crée des clous à tête de panthère en argent, des bagues en or en forme d’aigle et d’autres trésors. Sa boutique phare surplombe d’ailleurs les vestiges de la Huaca Pucllana.
- Ayni — Outre ses tricots en alpaga pour elle et lui, Ayni (« Aujourd’hui pour toi, demain pour moi », en quechua) lance cet automne une ligne de tissus pour la maison en bébé alpaga.
- Project Pietà — Avec une gamme de t-shirts en coton pima fabriqués par les détenus de Lurigancho, Project Pietà est une marque avant-gardiste lancée par un spécialiste du textile français et vendue par Unø, entre autres boutiques.