Les rituels d’un monde effréné

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Le célèbre auteur de récits de voyage Pico Iyer prend l’avion aux cinq jours. Ici, il explore tout ce qui lui permet de garder les pieds sur terre en cette époque de trajets aériens courants.

Seulement six heures avant d’arpenter le centre commercial à moquette qu’est l’aéroport Changi de Singapour, devant un bassin de koïs et l’enseigne d’un cinéma gratuit, j’étais à l’aéroport du Kansai à Osaka, au Japon. Des Osakiens âgés y levaient la main par gratitude pour les burgers qu’ils venaient de dévorer et de jeunes serveurs se ruaient à la sortie de leur café pour saluer les clients filant à leur porte d’embarquement. Je n’ai pu m’empêcher de penser à la matinée d’été ensoleillée que j’ai passée dans la zone des arrivées de l’aéroport international de Los Angeles, il y a des années, à observer un jeune homme fébrile, roses jaunes à la main, attendant qu’un amour perdu de vue depuis longtemps sorte par la porte de la douane. Plus récemment, ayant atterri à Calgary pour aller profiter du silence forestier de Banff, j’ai vu des groupes de touristes chinois au teint frais prenant des selfies devant une statue d’ours vagabonds.

De tels rituels harmonisent les notes éparses de nos vies. Ils nous rassurent : en survolant les océans, nous ne nous sommes pas égarés et nous n’avons pas perdu ce qui nous est le plus cher. Ce qui me surprend encore, quand je descends de l’avion après avoir assisté à une inhumation céleste au Tibet ou que j’envoie la main à des amis en partance pour un des chemins de Compostelle, c’est que les rituels sont de plus en plus présents en cette ère d’accélérations et de déplacements.

Une illustration d'un appareil photo numérique vert et blanc

En 1957, année de ma naissance, peu de gens avaient jamais traversé un continent en un après-midi ou quitté Toronto au milieu de l’été pour se poser, quelques heures plus tard, dans l’hiver fuégien. Or, cette année, j’aurai à la fin octobre pris 58 vols et atterri à 60 aéroports, ces espaces climatisés du xxie siècle qui, d’une certaine façon, semblent toujours aussi riches en rites ancestraux qu’un village ou un désert.

Nous avons toujours compté sur les rituels pour rendre nos vies cohérentes, pour protéger nos existences et même leur donner un sens, pour nous emplir d’humilité et d’exaltation avec le rappel que nos jours ne sont pas aussi aléatoires qu’il y paraît. Les rituels mettent de l’ordre dans le chaos, ils nous rassemblent en communautés. Et, à l’ère du grand voyageur, ils sont peut-être avant tout prisés comme façon d’encadrer nos vies en déplacement.

Bien sûr, nous avons tous nos propres rites et habitudes spéciales qui nous mettent à l’aise, qui nous recentrent. Comme je prends l’avion aux cinq jours, bon nombre des miens visent à faire en sorte que la personne qui en descend ressemble à celle qui est montée à bord.

Bien avant mon départ à l’aéroport local, je sauvegarde les fichiers de mon portable. Je vérifie les médicaments qui se trouvent dans un coin de mon bagage à main. Je mets mon passeport (preuve de mon identité) dans la poche droite de mon veston et je scrute mes étagères pour m’assurer de ne rien oublier.

Puis je jette un œil à l’amulette que ma femme, qui est japonaise, a glissée dans mon portefeuille, et je compose un numéro appris par cœur afin que la gentille Guatémaltèque passe me prendre à 4 h à la maison de ma mère sur la colline et me conduise en taxi au terminal pour mon prochain rite de passage.

Illustration d'un carnet de passeports ouvert comportant des timbres de New York, Venise, Dakota du Sud, Inde, Londres, Saint-Louis, Istanbul, Égypte, Prague, Paris et Pékin

Je suis depuis longtemps chez moi dans les aéroports, puisqu’à neuf ans je prenais seul, six fois par année, l’avion qui survolait le pôle Nord entre mon école anglaise et la maison californienne de mes parents. Je sais qu’il me faut viser un siège au soleil entre deux portes d’embarquement (en prévision du rituel du décalage horaire) et, si j’ai de la chance, trouver la salle de repos d’un salon. Dans l’avion, je m’installe au hublot, côté droit de l’appareil.

Si je visite mes oncles en Inde, je transiterai par l’aéroport de Singapour, pour profiter de la volière à papillons et de la piscine sur le toit et me faire masser et picorer les pieds par des poissons pendant mon escale. Sitôt arrivé à Mumbai, je sortirai mettre à jour mon plan personnel de la ville, avec ma propre sélection de rituels : ici, le café où je boirai plusieurs fois par jour du thé anglais bien fort, là, la chapelle où je pourrai aller me recueillir.

Mais si j’observe des rituels qui peuvent rendre familier un lieu étranger, les rites que j’observe chez les gens de la place visent le contraire : ils visent à rendre transcendant l’endroit où ils vivent. Non loin du rutilant nouveau centre commercial de Mumbai, mes petits-cousins se prosternent pour baiser les pieds de leur grand-mère, et j’entends quelqu’un chanter pour que les dieux bénissent sa maison.

À un saut de puce en taxi de l’aéroport ultramoderne de Bangkok, des moines défilent de maison en maison au point du jour, recueillant des vivres auprès des fidèles comme l’aurait fait Bouddha. Au Japon hyperbranché, je regarde ma femme se lever avant l’aube pour faire du thé qu’elle laisse sur son autel domestique pour son défunt père avant de sortir en blouson de cuir vendre des robes européennes haute couture dans un grand magasin.

Une illustration d'une théière orange avec une fleur verte dessus avec une tasse de thé verte remplie de thé fumant

Un des trésors du monde moderne, c’est qu’on peut voir autour de nous les rites de tellement de cultures. Le défi, parfois, c’est qu’autant de traditions prônant des credo différents se croisent à chaque coin de rue (ou dans la rangée 44). Une personne grignote le repas spécial que sa religion exige et boit de l’eau, et son voisin d’accoudoir demande plus de champagne. Un homme s’agenouille par terre dans un coin tranquille de l’aérogare 3. Je me récite solennellement mes résolutions du Nouvel An et mon voisin perse me rappelle que pour lui, le Nouvel An n’a lieu qu’au premier jour du printemps, dans 10 semaines.

Il a ses rituels, j’ai les miens.

Voilà pourquoi on accueille les arrivants à l’éclatante aérogare de Vancouver par des mâts totémiques et des chants d’oiseaux, puissante initiation au sens local du sacré. C’est peut-être même aussi pourquoi le tout nouvel hôtel TWA de JFK propose à ses clients téléphones à cadran, canettes de Tab, exemplaires de Life et kiosque de cireur de chaussures : si on ne peut être ancré dans l’intemporel, on peut au moins l’être dans une époque qu’on reconnaît et qu’on a en commun. C’est parfois doublement important pour ceux d’entre nous qui nous voient en itinérants transculturels, car on peut être exposé à bien des traditions sans se réclamer d’aucune.

L’hiver prochain, quand je reviendrai à Osaka au départ de Vancouver, je sais que je vérifierai le contenu de ma poche dès l’atterrissage. Je me posterai près de la dernière porte de l’aérotrain pour être dans les premiers au comptoir de l’immigration, et je serai accueilli par les voix aiguës des annonces aux passagers, tel un chœur de Haendel, quand enfin je mettrai le pied dehors.

Une illustration d'un sanctuaire décoré de fleurs et d'une corde

Puis j’insérerai dans une distributrice le billet de 10 000 yens que j’ai toujours sur moi pour prendre un ticket de bus. Franchi le seuil de notre petit appart, je crierai « Tadaima! » (« Je suis rentré ! ») comme mes voisins chaque fois qu’ils mettent le pied chez eux.

Peu après avoir posé mes bagages, j’irai en 20 minutes de marche au plus proche sanctuaire. Je me rincerai la main gauche, puis la droite, puis la bouche. Je tirerai la corde pour sonner la cloche et taperai deux fois des mains avant de jeter une pièce de monnaie dans une boîte de bois pour solliciter les dieux locaux. Je n’ai pas grandi dans la tradition shintoïste et je ne me considère pas comme pieux. Mais je suis heureux d’être à la maison et d’en remercier les esprits qui, m’assurent mes voisins, peuplent ces forêts gorgées de criquets.

Les rituels sont aussi importants quand je rentre chez moi que quand je repars. Ils me disent que, même à une époque de changements et de vitesse, certaines choses continuent de faire partie d’un ordre établi et rassurant. En vérité, ils me rappellent que je ne serai jamais seul.

 

Pico Iyer est l’auteur de 15 livres, dont trois parus cette année : Autumn Light, A Beginner’s Guide to Japan (sur le Japon, où il vit depuis 1987) et This Could Be Home (sur Singapour).