Les surfers de Tofino font des vagues avant Tokyo 2020
La capitale canadienne du surf est reconnue pour ses eaux froides à l’année et sa scène du surf inclusive, riche d’une forte présence féminine. Du lot, deux espoirs se préparent pour les Jeux de Tokyo.
Mathea Olin est facile à voir quand elle émerge à la crête d’une vague dans son lycra rouge, chargeant et ciselant la lame. « Paf ! Ça, c’était du beau surf », s’égosille le commentateur, sa voix retentissant dans toute la baie Cox. Il attend les résultats. « On dirait qu’on va avoir notre premier score excellent du jour : un 8.00, annonce-t-il à la foule sur la plage. Mathea est hot. »
La baie Cox, brisant de plage près de Tofino (Colombie-Britannique), fourmille de surfeurs à l’année, mais encore plus ce week-end, qui évoque une scène de Défi bleu : suffirait de troquer bikinis et palmiers contre cotons ouatés, tuques, pins et cèdres géants. L’endroit est pris d’assaut par la Queen of the Peak, compétition annuelle de surf féminin avec épreuves pour longboards et shortboards, ainsi que Masters (pour surfeuses de 40 ans et plus) et Princess of the Peak (pour 16 ans et moins). Des planches multicolores égaient la plage, où se tiennent des femmes de tout âge en combinaison isotherme, parmi les chiens qui courent éperdument. Des grappes de groms (diminutif de grommets, jargon de surf pour « jeunes ») foulent le sable pieds nus, bouteilles de Tofino Kombucha en main.
Cette plage est celle de Mathea, 16 ans, qui habite à deux pas des vagues, à l’extrémité nord de la baie. Après des débuts en bodyboard à trois ans, miss Olin faisait du shortboard à 10 ans, et domine à présent la Queen of the Peak. (Malgré son âge, elle participe aux épreuves de shortboard et de longboard plutôt qu’à la Princess of the Peak.) Parmi les meilleures au pays, la jeune surfeuse a remporté les toutes premières médailles canadiennes du sport aux Jeux panaméricains de surf en 2017, avant de décrocher le bronze en longboard l’été dernier aux Jeux panaméricains, au Pérou. Avec une équipe (classée au 10e rang mondial) de cinq coéquipiers, dont son concitoyen Peter Devries, une légende locale, elle se prépare pour la prochaine épreuve de qualification pour Tokyo 2020, premiers Jeux olympiques à inclure le surf.
De la tour des juges de la Queen of the Peak, Devries a une vue imprenable sur la jeune Olin. « Elle a plein de potentiel, alors je ne cesse de la pousser, confie celui qui, à 36 ans, a le plus d’expérience dans l’équipe de Surf Canada. C’est ma mission, de pousser tous ces jeunes. » Devries est un surfeur tofinois de deuxième génération : il a grandi sur la plage de North Chesterman, où il admirait son père dominer les vagues, devant la maison familiale. À 7 ans il l’accompagnait en shortboard ; à 13 ans il surfait à longueur d’année, enfilant deux combinaisons pour rester au chaud (à présent, la plupart des surfeurs tofinois portent lors des mois d’hiver des combinaisons 5 mm à capuchon, avec bottillons et gants). En 2009, sur la plage de son enfance, il remportait l’O’Neill Coldwater Classic, première compétition internationale de surf jamais tenue au Canada. Selon les résidents, c’est là que Tofino est devenue une véritable ville de surf. « C’est sans contredit une communauté de surfeurs parmi mes préférées au monde, déclare Mlle Olin. Peu importe ton niveau, on te respecte et tout le monde est ici pour s’éclater. »
Ainsi, Tofino est une destination surf assez nouvelle. Cette ville de la côte ouest de l’île de Vancouver, sur la partie sud du détroit de Clayoquot, est baignée par des eaux glaciales, souvent agitées, où le mercure oscille entre 7 et 15 °C. Quand la culture du surf prenait son essor en Californie du Sud, dans les années 1950, Tofino n’était qu’un lointain village de pêcheurs, accessible seulement par bateau. Le premier chemin forestier reliant cette paradisiaque péninsule au reste de l’île et fournissant aux hippies et aux insoumis un accès direct aux vagues date de 1959 (et son asphaltage, de 1972).
« Je me rappelle la première fois où j’ai entraîné mes frères à la fenêtre : “Oh mon Dieu, regardez, y a quelqu’un qui surfe !” » raconte Catherine Bruhwiler, qu’à Tofino on considère généralement comme faisant partie, avec ses frères, de la première famille de surf. Les Bruhwiler se sont initiés au sport en autodidactes dans les années 1980, revêtus de combinaisons mal ajustées, sur des planches de broche à foin. « À mes débuts, le surf n’existait même pas au Canada, affirme Catherine. Il y avait bien quelques étrangers et d’autres flos dans le coin qui s’y adonnaient, mais nul ne songeait à en faire une carrière, encore moins à se rendre aux JO. »
Si la Californie évoque les Beach Boys et qu’Hawaii est célèbre pour ses grosses vagues, Tofino rime avec inclusion, et les surfeuses y sont légion. « Ici, le ratio hommes-femmes qui surfent est de 50-50, ce qui est rare, dit Devries. Ça participe à l’ambiance relax qui a cours dans l’eau. » Il y a 10 ans, Krissy Montgomery, proprio de l’école Surf Sister réservée aux filles, a cofondé la Queen of the Peak pour répondre à la discrimination qui régnait alors dans les compétitions, où trop souvent les surfeuses ne concouraient qu’en fin de journée, pour de bien plus petits prix que leurs confrères. « Les femmes se souciaient peu des compétions de surf, car ces dernières se souciaient bien peu de nous », résume-t-elle. La première année, elle a supplié ses amies pour qu’elles s’inscrivent : 40 participantes, de peine et de misère. Cette année, pour les 10 ans de l’événement, trois des quatre divisions affichaient complet en 15 minutes.
La Queen of the Peak est une des compétitions préférées de Mathea Olin. Elle y participe depuis qu’elle a 10 ans, et a remporté sa première Princess of the Peak à 11 ans. « C’était la petite princesse qui ramait au loin, relate Mme Montgomery. On la regardait plonger dans ce qui était sans conteste une vague plus haute qu’elle, et elle ne faisait pas que suivre la crête, mais en fait elle ciselait et effectuait de beaux virages. C’est fou de l’avoir vue rafler la catégorie Princess puis passer aux adultes et se rendre directement en finale. »
C’est aussi vers l’âge de 10 ans que miss Olin a vu Devries à l’œuvre la première fois, étudiant surtout son bottom turn. Si Devries a dû puiser l’inspiration dans les vidéos et les magazines, c’est lui qui inspire la génération de Mathea. « J’ai grandi en épiant littéralement les moindres gestes de Pete, déclare celle-ci. Pouvoir en apprendre autant à son contact, c’est ce que je préfère de nos voyages ensemble pour des compétitions. »
Quand ils voyagent en équipe (par exemple au Japon pour les Jeux mondiaux du surf ISA en septembre dernier, où Devries a battu deux des plus grands surfeurs du monde), ces deux-là passent leurs journées ensemble, du matin au soir. Lève-tôt, ils se couchent souvent avant 21 h, qu’ils soient en compétition ou qu’ils s’entraînent chez eux, en partie parce qu’ils préfèrent surfer au lever du soleil. Et ils trouvent moyen d’entrer dans l’eau chaque fois qu’ils le peuvent. « Quand on attrape une très bonne vague ou que la houle est vraiment géante, c’est un feeling dont ne se lasse pas. C’est quelque chose que tout surfeur recherche », déclare Mlle Olin. Son confrère acquiesce. « Ça fait vraiment longtemps que je fais ça, mais j’en raffole, et j’ai besoin de me lancer à l’eau à peu près chaque jour. »
Les Jeux olympiques représentent un nouveau défi pour le duo. « Quand une compétition arrive, je suis tout feu tout flamme, avoue Devries. J’ai encore beaucoup à donner au surf. » En mai, les prochaines qualifications en vue de Tokyo 2020 détermineront si quelqu’un représentera le Canada en shortboard (et si oui, qui). Les avis dans la communauté du surf sont partagés en ce qui concerne l’inclusion du sport aux JO : Devries fait remarquer que le complexe processus de sélection fera s’affronter les meilleurs surfeurs mondiaux et des amateurs. Mais à Tofino, tout le monde les soutient, lui et sa jeune collègue. « Toute équipe a besoin d’un vétéran, et Peter, en plus, est une superstar. Tant de gens l’admirent et s’en inspirent », déclare Shannon Brown, entraîneur de l’équipe nationale, qui vit à Tofino. « Et dans le cas de Mathea, grâce à l’immense communauté de surfeuses d’ici, tout le monde est ravi de voir une fille en mettre plein la vue. »
une manche de longboard à la Queen of the Peak.
À la baie Cox, la dernière sirène retentit pour le début des finales de shortboard. « C’est méga ! » beugle l’annonceur dans les haut-parleurs. Mathea s’est rendue en finale, comme sa petite sœur de 14 ans, Sanoa. Les quatre finalistes ont 20 minutes pour attraper un maximum de 10 vagues, leurs deux meilleures constituant leur score final. Un petit groupe de spectateurs scande : « Go, go, les Olin ! » D’autres brandissent des pancartes. Sur l’une, on peut lire : « Mathea pour la QOP 2019 », dessin de couronne en prime.
L’annonceur donne le pointage au fur et à mesure, pour que les surfeuses sachent où elles en sont et combien de temps il leur reste. Avec un peu plus de 13 min à faire, Mathea affiche un score de 6.43, avec un très large cut back sur une droite, qui lui assure le plus haut pointage pour le reste de la manche. Quand, radieuse, elle regagne la plage, la foule se précipite pour la féliciter. Soulevée de terre, on la parade juchée sur des épaules, jusqu’à la cérémonie de remise des prix, où elle reçoit sa couronne de fleurs. En juillet, les supporteurs de Tofino, et de tout le pays, acclameront peut-être une championne olympique.
Mise à jour de 2021: en avril, Surf Canada a annoncé que, blessé, le capitaine d’Équipe Canada, Peter Devries, se retirait des Jeux mondiaux de surf ISA disputés au Salvador du 29 mai au 6 juin 2021, qualification finale en vue des Jeux olympiques de Tokyo prévus pour cet été. Autre résident de Tofino, son remplaçant, Kalum Temple, tentera, au même titre que Mathea Olin et le reste de l’équipe nationale canadienne, d’obtenir l’une des 12 dernières places aux premiers Jeux olympiques à présenter des épreuves de surf.