Une escapade inoubliable sur la Route 1 californienne
Panorama des détours, des arrêts et des gens qui rendent si agréable l’époustouflant trajet entre L.A. et San Francisco.
Comté de Santa Barbara
Km 185
Après quelques kilomètres sur une sinueuse route jalonnée de chênes dans les montagnes de Santa Ynez, je me range sur l’accotement. Une averse de 30 secondes mouille le bitume et maintient à basse altitude un voile de fumée qui embaume l’air. Suivant à pied la piste olfactive, je tourne au prochain virage et arrive à la Cold Spring Tavern, où la bière coule à flots. Le barbecue ne dérougit pas tandis qu’un chanteur country chauffe la place.
Cette ancienne gare routière en bois de 1886 est décorée de vieilles lampes, de panneaux colorés et d’un carnaval d’animaux empaillés : je compte neuf cerfs, un ours, un coyote et une truite accrochée depuis si longtemps au-dessus de la fenêtre qu’elle a l’air pétrifiée. Ce premier arrêt de mon périple de quatre jours de Los Angeles à San Francisco prouve qu’il y a des avantages à choisir le chemin le plus long. La plupart des gens font le trajet de 625 km en six heures, traversant les terres intérieures de l’État via l’Interstate 5 ; moi, je suis la Highway 1 pour aller à la rencontre des habitants de la Côte centrale, zone souvent contournée. Bordée de plages et ponctuée de montagnes, elle est striée de détours et de petites routes qui attirent les rêveurs comme les électrons libres friands de découvertes.
En ce samedi, l’endroit accueille cyclistes et motocyclistes tout équipés, jeunes familles, femmes sorties dîner. Je m’assieds dans un coin, près d’articles de journaux découpés rendant hommage à de défunts chiens de taverne (ainsi qu’à un cougar), et je mords dans mon sandwich Tri-Tip : du bœuf braisé impreigné de tannins de chêne fumé et aspergé d’un jus piquant.
Bell Street, Los Alamos
Km 320
Salomon Pico, qui a inspiré la légende de Zorro, noble justicier de la Californie espagnole, s’est déjà caché dans les collines près de ce village western à deux routes. Cette époque est depuis longtemps révolue, mais les noms hispaniques des villages, comtés et montagnes de même que des descendants qui y vivent n’ont pas changé. Beaucoup de travail a été accompli il y a plus de 200 ans par les missionnaires espagnols, qui ont notamment été les premiers à planter des vignes en Californie. Plus de 8500 hectares du comté de Santa Barbara sont aujourd’hui consacrés à la viticulture.
Une infime fraction de ce raisin finit dans la salle de dégustation Casa Dumetz de Sonja Magdevski, sur Bell Street, alias State Route 135. En 1998, alors qu’elle était en Macédoine grâce à une bourse Fulbright, l’ex-journaliste a visité un vignoble où avait travaillé son père. « J’ai fini ma thèse à mon retour, mais j’avais eu la piqûre du vin », dit-elle en me versant de son grenache blanc. Le fort bouquet fruité évoque la nectarine et l’amande crue, avec des notes salines et une finale ronde. Cela s’explique par une terre arable locale riche en calcaire et par la plus longue saison viticole de tout le vignoble californien. Mme Magdevski produit maintenant les vins de la Hilliard Bruce Winery, ainsi que ses propres cuvées Casa Dumetz, Feminist Party et Clementine Carter (nom de son personnage western préféré) avec du raisin provenant de partout dans le comté.
Mme Magdevski verse son Feminist Party, assemblage de grenache, de syrah et de mourvèdre, et Conrad Gonzales, chef du comptoir à tacos au Babi’s Beer Emporium voisin, apporte une tranche d’avocat frite au tempura garnie de yuzukosho, servie sur une tortilla de maïs mauve nappée d’un mole noir. Ce taco onctueux et épicé donne des ailes au vin corsé.
Oceano Dunes State Vehicular Recreation Area
Km 435
« Problème d’élan », me dit Zack Zeman en dessablant mes roues arrière, enlisées. Nous sommes sur une pente de 30° sur 6000 hectares de dunes au bord du Pacifique, à peu près à mi-chemin entre San Francisco et L.A. Ce lieu révèle les contradictions de la Californie : seul endroit du genre entre Las Vegas et l’Oregon, ces dunes sont une anomalie géologique servant à la fois de refuge à des oiseaux protégés et de terrain de jeu pour 1,4 million d’amateurs de VTT par an.
« Nous vivons dans une culture du moteur », affirme Zack Zeman, qui veille aux opérations de Sun Buggy Fun Rentals dans la ville voisine de Pismo Beach. Se décrivant comme un nerd plutôt qu’accro des moteurs, il a toujours été attiré par les dunes. « Ma première sortie romantique, c’était ici, sur le sable », me confie-t-il. Après une carrière immobilière dans la région de la baie de San Francisco, il est revenu dans son patelin pour guider des novices. Il s’interrompt souvent pour me montrer les oiseaux riverains qui fréquentent aussi le parc, comme ce groupe de chevaliers errants venus faire une pause des vagues.
Mon buggy consiste en un siège soudé à une structure d’acier compacte, avec deux grosses roues à l’arrière pour l’adhérence et deux petites à l’avant pour manœuvrer. En mode descente, il semble filer bien plus vite que sa vitesse maximale de 60 km/h. Zack Zeman m’avertit que j’en aurai pour des jours à retrouver du sable sur moi. J’en sens déjà dans mon sourire.
Ventana Big Sur
Km 775
À 1000 m d’altitude, j’aperçois encore des jets de baleines grises en migration, au large. Jamie Siebold, naturaliste au Alila Ventana Big Sur, se tient près des débris d’un éboulement causé par de fortes pluies au début de 2017. Un séquoia déraciné pointe vers le haut de la pente. « Les sols le long de la côte formaient jadis le fond marin, dit-elle. Ils ont été poussés en hauteur par des couches de roche et ont abouti là. Les intempéries peuvent les faire glisser. »
Ex-technicienne vétérinaire du Kansas, Mme Siebold a vendu ses biens il y a quelques années pour parcourir la Pacific Crest Trail avant de déménager en Californie. « La rando, c’est ma vie. J’avais besoin de plein air chaque jour. » Elle guide désormais les clients du Ventana dans les montagnes, les bois et le long de la côte de Big Sur (en plus de gérer le programme de prêt-à-camper de luxe de l’hôtel).
Alors que nous passons de la forêt de séquoias au chaparral des montagnes, elle attire notre attention sur des plantes et des arbres indigènes, comme la délicate castillèje, l’aromatique sauge rouge des montagnes, le laurier et une fougère qui stocke son pollen sous ses feuilles. Des condors tournoient dans le ciel à l’affût de charogne. Nous croisons un montagnard barbu en combinaison brune dont le look rendrait jaloux n’importe quel hipster. Il cherche des champignons pour commercer avec des résidents et restaurateurs du coin. « Je préfère l’hydne hérisson aux chanterelles, nous dit-il. Ces dernières sont délicieuses, mais l’hydne est bon pour le cerveau. »
Réserve naturelle d’État de Point Lobos
Km 820
Après avoir vu une loutre hocher la tête et s’affairer dans le varech près de l’anse China, il me faut mettre les voiles. Rendu à San Francisco, j’aurai parcouru 1150 km, près du double des 625 km requis d’ordinaire, mais l’inspiration que j’y aurai puisée valait le détour. Et quand je vide mes poches plus tard ce soir-là, j’y trouve quelques souvenirs inattendus de la Côte centrale : un bouchon de liège, une feuille de laurier et un petit tas de sable.