Une aventure tokyoïte en famille sous le signe du ramen
Une mère aventurière et son fils amateur de mangas découvrent pourquoi Tokyo est parfaite pour les enfants.
On a inventé un jeu peu après notre arrivée à Tokyo, qu’on appelle Kawaii Quest. Mission : soyez le premier à voir un adorable animal de BD, que ce soit un chat, un ours, un hibou ou un trucmuche à oreilles. Criez « Kawaii * » et donnez un coup de poing sur le bras des autres joueurs (style Punch Buggy sans droit de réplique). Ne suggérez pas d’y jouer si vous devez trouver votre chemin dans le métro ou déchiffrer des menus de sobas : vous aurez mal au bras.
À l’entrée du musée Ghibli, ludique parc à thème de l’ouest de la ville, j’aperçois un immense Totoro au comptoir de la billetterie. On s’attendait à voir des créatures fantastiques dans ce séjour au pays des Pokémon (c’est en grande partie pourquoi on est venus au Japon, moi et mon fils de neuf ans, Hank), mais ce mystique esprit de la forêt créé par le studio Ghibli est le summum. Le réalisateur Hayao Miyazaki, dont les contes surnaturels mettent l’environnementalisme au niveau des petits et grands, est un héros des anime japonais, ainsi que de bien des parents étrangers qu’obsèdent des classiques cultes tels que Mon voisin Totoro et l’oscarisé Voyage de Chihiro. Montés à l’étage dans un ascenseur steampunk, on a un aperçu de son processus créatif dans une recréation de son atelier, où des paysages japonais à l’aquarelle sont punaisés au-dessus du cendrier de son bureau. Au rez-de-chaussée, des scènes 3D prennent vie sur pression d’un bouton pour révéler les secrets de la magie du cinéma.
Cette ville de plus de 13 millions d’âmes est parfaite pour les enfants, sécuritaire et fascinante, en partie grâce à l’omotenashi, l’hospitalité à la japonaise qui, au-delà d’un accueil chaleureux, va au-devant des besoins d’autrui. Comme d’autres minicitoyens du monde nourris de ramens et de mangas (une des catégories de livres en plus forte croissance en Amérique du Nord), Hank a plus envie de voir le monde que Disney World. D’autres forces culturelles donnent à cette ville un intérêt intergénérationnel, notamment l’obsession nationale pour les animaux (bien des résidents ne pouvant en avoir pour cause d’apparts minuscules et de baux contraignants, les bêtes sont adorées) et un lien fort avec la nature, même en milieu urbain. Totoro n’est qu’un exemple. Les personnages de BD abondent dans l’affichage public, depuis les instructions des électroménagers de notre chambre jusqu’aux panneaux indicateurs signalant la présence d’animaux, ce qui fait qu’on ne sait pas si l’info vise les adultes ou les enfants. (Permis : nourrir un chat tout mimi dans le jardin, à la joie d’un voisin souriant, avec un petit porte-poussière. Interdit : nourrir plein de chats tout mimis au parc, au grand dam des passants.)
En une semaine de stations de métro à Tokyo, nulle n’a manqué de nous intriguer ou de nous émerveiller. « On est dans le futur », déclare Hank quand nous descendons à la gare de Shibuya, avec son immense et célèbre intersection entourée d’écrans DEL géants et de passerelles. À la sortie Hachiko se dresse la statue du chien Hachi, qui chaque jour attendait là son maître ; aujourd’hui les gens patientent pour se prendre en photo avec lui. Nous sommes emportés de biais de l’autre côté de la rue avec d’autres molécules d’humanité et déposés plus près des formidables boutiques de Harajuku, foyer de longue date d’une mode de la rue très colorée et d’ados en tenue de cosplay. Nous passons de Kiddy Land, boutique de jouets de six étages bourrée d’origamis transcendants et de répliques miniatures de restos de nouilles, à Tokyu Hands, avec sa section papeterie démente et ses rangées de gashapons, distributrices dont le nom vient du son du monnayeur qui tourne et éjecte une boule de plastique contenant un prix, style chat en forme de sushi, peut-être ? Par jour de pluie, il n’y a pas meilleur divertissement.
Si les enfants dirigeaient l’univers, il y aurait plus d’endroits à la Kawaii Monster Cafe. Sa déco aux néons arc-en-ciel évoque l’intérieur d’un cerveau de licorne, ou peut-être un latte-licorne. Ce populaire repaire psychédélique est l’œuvre de l’artiste Sebastian Masuda, architecte du style kawaii de Harajuku dont le projet de capsules temporelles fait actuellement le tour du monde avant de revenir à Tokyo pour les Jeux olympiques de 2020. Sous un plafond recouvert de miroirs aux biberons géants suspendus, Hank s’attaque à sa fondue aux bonbons, trempant avec un air de conquérant des oursons gélifiés dans le chocolat. L’utilité du carrousel au centre de la salle se révèle à midi, quand des serveuses à perruque rose vêtues de crinolines et chaussées de plateformes entament un numéro de chansons dansées sur une bande-son qui n’a que des aigus. « C’était… » dis-je à Hank en prenant une bouffée d’air frais à la sortie. Je suis sans mots. « Génial ! » dit-il pour conclure ma phrase.
À mon premier voyage au Japon, quand Hank n’était qu’une lueur dans l’œil de son père, c’est la campagne qui m’a marquée. Le folklore japonais regorge d’êtres surnaturels appelés yo¯kais qui viennent de diverses campagnes du pays, tel le kappa aux airs de grenouille qu’on voit près des rivières, et qui vivent aux confins du civilisé et du sauvage, du sinistre et du mignon. Pour comprendre leurs origines, nous allons passer deux ou trois jours en montagne, à une heure et demie de train au nord-ouest de la ville.
Chic complexe repensant les ryokans, ou auberges traditionnelles japonaises, le Hoshinoya Karuizawa est un conte de fées. L’endroit, avec deux sources thermales et une salle à manger (où le déjeuner à la japonaise de riz, de poisson et de légumes a changé la façon dont Hank et moi voyons le repas du matin), s’encastre dans un coteau aménagé à l’orée d’un refuge d’oiseaux où poussent arbres sempervirents et mélèzes. Depuis notre villa sur la rivière, on voit des lanternes à bougie flotter sur l’eau alors qu’on savoure un chabuchabu au porc, sorte de fondue chinoise dont le nom rappelle le son des baguettes dans le bouillon.
Bientôt on sort dans l’air alpin frais en peignoir moelleux et en getas (sabots japonais). Dans la brume grise, on trottine par pavés et ponts jusqu’à la tranquillité humide de l’onsen. Les volcans qui ont façonné les îles du Japon ont aussi modelé son rituel du bain : on se lave, on se glisse dans l’eau minérale thermale et on se lance dans notre première séance de méditation mère-fils. Celle-ci est source de fous rires et aussi de moments de sérénité où il n’y a que nous, la lumière sur l’eau et le silence de l’air qu’on respire. Il y a même au bout des bains un sombre passage qui s’enfonce dans le noir, où tel un personnage féerique on surmonte ses peurs. (Heu, quasiment.)
Au Picchio Wildlife Research Center, nos guides Makoto et Yoshi attendent en brodequins impeccables de nous présenter le musasabi, ou écureuil volant géant du Japon. Ils expliquent que ses « ailes » sont des extensions du cartilage de ses pattes. Bref, c’est un superhéros miniature avec une cape. « Le comble du mimi », chuchote Hank. Nos guides nous mènent ensuite dans les bois avec une joie mal dissimulée, comme s’ils gardaient un secret. Surprise : des caméras infrarouges dans les nichoirs nous permettent d’observer les musasabi dormir, se réveiller, regarder dehors, se toiletter et… « se rendormir », dit Makoto. Enfin, les voilà qui grimpent aux troncs d’arbre et planent dans le ciel crépusculaire tels des cerfs-volants à poils.
De retour à Tokyo, je remarque que Hank prend soin de bien aligner ses chaussures à la porte de notre chambre au Peninsula, ce que j’ai peut-être fait deux fois dans ma vie. On ne joue plus à Kawaii Quest à ce stade, habitués à une vie de mignon perpétuel, et mon bras récupère bien. Mais il nous reste un arrêt de félinophile, dans le vieux quartier résidentiel de Setagaya. Il y vit près de un million d’habitants, mais on ne le dirait pas en ce paisible dimanche après-midi ; dans une rue chauffée par le soleil, le vendeur de takoyakis prend son temps à nous servir les chaudes boulettes de poulpe onctueux de son moule.
Au temple Go¯tokuji, nous dépassons érables, pagodes et pierres tombales pour voir des maneki-neko, ou chats qui saluent. Un prospectus nous en apprend l’origine : à l’époque d’Edo, il y a environ 400 ans, un moine bouddhiste vivait dans la misère avec son chat. Par un jour d’orage, le chat fit signe à un seigneur féodal qui passait par-là de s’abriter dans le temple, où ledit seigneur vit la lumière et assura la prospérité du site. Derrière les grilles, les statuettes pullulent, pas plus grosses qu’un ongle ou hautes de 30 cm. Une mer de blanc, de rose et de rouge. C’est une expérience étrangement saisissante d’en voir des centaines d’un coup : le mignon comme source d’espérance irrépressible. Alors que nous partons, toute une armée kawaii de chats semble nous dire au revoir… et c’est là que Hank se souvient du jeu. « Cent fois kawaii ! » crie-t-il. Ami lecteur, j’ai encaissé comme une mère.