Une balade littéraire à Porto —
On the hunt for inspiration in Porto, our writer finds a lit-loving city with a subversive sound all its own.
En ce samedi soir à Porto, la foule de vingte-naires est en émoi. Nous sommes au café-librairie Flâneur, la livraria la plus à la page en ville, dans un quartier sympa juste au nord du centre-ville, et la salle ne se peut plus ; en fait, on est tous ici pour une lecture de poésie. Le public compact se répand le long des murs chargés de livres, autour d’arrangements de fleurs et de plantes et de vélos d’époque que les employés prennent pour livrer les commandes. Cátia Monteiro et Arnaldo Vila Pouca ont ouvert boutique en 2015, inspirés par Manuel António Pina, un poète portuan qui a écrit que les livres sont « au lecteur ce que la ville, la foule et le monde sont au flâneur ». Cátia et Arnaldo montent sur scène et la salle se tait, prête à découvrir une nouvelle destination.
On dit de la poésie de Porto qu’elle est extraordinaire. Truculente, succincte, subversive, païenne : j’ai senti son appel bien avant d’arriver dans cette ville portuaire. L’été dernier, dans les lointaines îles açoréennes de mes ancêtres, j’ai entendu des poètes portugais déclamer des vers dans un style inédit pour moi : à la façon d’une douce berceuse chantée à son amoureuse qui rendrait toute la tendresse partagée avec elle, mais avec la solennité d’un grand acteur de théâtre. C’est un son aussi distinctif que le contralto d’Ella Fitzgerald, aussi puissant et envoûtant que le fado, la musique emblématique du pays. Comme dramaturge, j’ai présenté mes pièces, axées sur l’histoire et la vie au Portugal, de Los Angeles à Lisbonne, et je travaille à une nouvelle création inspirée d’une femme qui a fui l’Inquisition espagnole via Porto. On m’a dit que le mélange d’air marin et de culture ouvrière de la ville lui donne un cachet intime et familier, à l’instar de la poésie locale ou des échanges passionnés que j’entendais, jeune, à la table de mes grands-parents. J’ai besoin d’en faire moi-même l’expérience pour créer l’univers de mon personnage.
Cátia et Arnaldo présentent le programme de la soirée, maniant avec précaution le motif de la fête de ce soir : la première publication maison, une traduction en portugais de l’œuvre du poète chicagoain Carl Sandburg. Un jeune spécialiste nous met en contexte avec ferveur, le traducteur ajoute humblement son point de vue, et je me demande pourquoi avoir choisi un poète publié il y a 100 ans à 6000 km d’ici. Puis retentit la voix de l’artiste Cristiana Afonso lisant une traduction de l’ode de Sandburg à sa cité : « Montrez-moi une autre ville qui chante la tête haute, aussi fière d’être vivante, vulgaire, forte et roublarde. » Ah ! je vois. Porto et Chicago sont primas, cousines. Cristiana, encore : « Outilleur, Glaneur de Blé, Houleuse, robuste, tapageuse, / Ville aux Larges Épaules ». Sandburg aurait pu écrire ça de Porto. La lecture prend fin et le public explose de questions urgentes.
Poème par Alice Branco
Água Mole Em Pedra Dura
Como água em rocha, flexível e exacta,
entras na minha pele, maré a encher.
Só temos asas porque temos corpo.
L’eau douce sur la pierre dure
Comme l’eau sur la pierre, souple et précise,
tu entres en ma peau, marée montante.
Sans corps, nous n’aurions pas d’ailes.
Extrait d’Água Mole Em Pedra Dura (Water on Stone) de Rosa Alice Branco tiré de Gado do Senhor (Cattle of the Lord), 2011, traduction française de Catherine Ego.
Je me penche vers ma voisine, qui se trouve être une des plus célèbres poètes du pays, en plus d’avoir la faveur du président portugais Marcelo Rebelo de Sousa, pour commenter la voix de Cristiana, vibrante d’intimité. « Oh, oui ! fait Rosa Alice Branco. On utilise le verbe dizer. » La poésie portugaise remonte aux troubadours du XIIe siècle, d’où ce mélange d’amour et de poids historique dans la voix de Cristiana. Mais cette foule, tout autour de moi, aux questions si ferventes ? La muse du Flâneur, Pina, a incité ses compatriotes (sous la dictature de l’Estado Novo, une des plus longues de l’histoire moderne) à « soutenir que les livres sont vraiment libres ». Ici, la poésie a des airs de dialogue, et elle se lit comme s’il s’agissait d’un simle début de conversation. Après tout, c’est la poésie, mise en musique, qui a été le signal secret qui a renversé le gouvernement lors de la pacifique révolution des Œillets de 1974, quand le chanteur folk Zeca Afonso nous a exhortés à regarder autour de nous : « À chaque coin, un ami / Sur chaque visage, l’égalité. »
Le lendemain soir, debout sous la pluie devant le célèbre Café Piolho, je me sens très proche du passé tumultueux du pays. Derrière les ancres dorées ornant la façade coloniale se trouve un des rares endroits où les femmes, dont Rosa Alice Branco, pouvaient parler librement sous la dictature, quand la liberté d’expression coûtait cher. La poète Maria Teresa Horta a été arrêtée et aurait été torturée par la police politique pour avoir coécrit un recueil interdit de fiction, de lettres, de poésie et de textes érotiques. Maintenant âgée de 80 ans, Mme Horta a déclaré : « Jusqu’à la chute de la dictature, les femmes n’avaient pas droit de parole au Portugal. » Sauf au Piolho.
En méditant sur la continuité des conversations à Porto, je vois arriver José Efe, un ami poète rencontré aux Açores l’été dernier. Partant du Miradouro da Vitória, un belvédère voisin, nous descendons les collines de la ville, par-delà les murales curvilignes de l’artiste de rue Hazul, sur l’autre rive du Douro. Nous entrons au Mercado Beira Rio. C’est un délire hipster moderne de cuisinomane qui présente aussi concerts, expos d’art et soirées de poésie (eh oui). Mais c’est dimanche soir et les marchands sont en train de remballer leurs affaires, alors José et moi installons notre propre coin des poètes éphémère. Autour d’espressos portugais corsés (mais moins que les italiens), José me diz des passages de ses livres parlant de la ville. Dans sa douce basse profonde, les six ponts de Porto s’animent en images et tableaux saisissants. Il évoque les corps à corps des femmes qui vendent leurs marchandises au marché de Bolhão et les allégories sur azulejos bleu et blanc qui ornent les églises de Porto, avant de me ramener aux conspirateurs des tertúlias (rassemblements où l’on discute d’art et de politique entre amis) qui se déroulaient au Café Piolho.
Poème par José Efe
Fragmento
E nas extremidades que tudo começa
E, no eixo central, onde as mãos sem unem,
a obra acontece
Ponte: meia lua debruçada no rio.
Fragment
Et c’est aux lisières que tout commence
Et dans l’axe du centre, là où les mains se mêlent,
l’œuvre émerge
Pont : demi-lune penchée sur la rivière.
Extrait de Fragmento (Fragment) de José Efe tiré de +Porto, 2016, traduction française de Catherine Ego.
En plein soleil, Rosa Alice me conduit parmi des bosquets de hauts pins et d’eucalyptus jusqu’à sa ville natale, Aveiro, à une heure au sud. Tout ici est beira-mar (bord de mer) : estuaires, lagunes, voies navigables intérieures, dunes de plage et canaux, ponctués de bateaux aux couleurs vives dits moliceiros. Rosa Alice m’emmène à la maison de son enfance, devenue la Vic Aveiro Arts House, un édifice multifonctions de cinq étages : à la fois auberge, résidence d’artiste, galerie d’art et salle de spectacle.
Hugo Branco, fils de Rosa Alice et concepteur sonore, a restauré et transformé cet immeuble des années 1950 qui a appartenu à son grand-père, Vasco Branco. « L’idée, c’est d’en conserver le cachet », dit-il en me faisant visiter les chambres. Chacune a son thème (jazz, animation, film, alchimie), en hommage à la créativité inépuisable de son grand-père. Dans Cattle of the Lord, son dernier recueil bilingue de poèmes, Rosa Alice écrit que son père, pharmacien le jour et cinéaste, sculpteur, écrivain et peintre le soir, « doublait et caressait toujours ses talents de ses doigts fébriles et de toutes ses minutes ».
Poème par Vasco Branco
Palavras Sem Voz
minha estrada fluida e breve
meu céu infinitamente azul
meu odor a sal e a algas ressequidas
sou todo sentidos
Paroles sans voix
Mon chemin qui s’écoule, fugace
mon ciel infiniment bleu
mon odeur de sel et d’algues séchées
je suis tout sens.
Extrait de Palavras Sem Voz de Vasco Branco, 1985, traduction française de Catherine Ego.
Hugo me montre la salle de projection, où son grand-père présentait des films interdits et organisait des réunions secrètes pour les chefs de la résistance, cachés sans l’être parmi ses mentions de Cannes et ses épiques projets artistiques. Aujourd’hui, on l’a transformée en salle de jeux façon années 1970, avec cabine de projection, sièges de cinéma et minibar émaillé de trophées. Hugo utilise la salle pour favoriser les échanges internationaux, présentant des événements du mouvement démocratique des femmes du nord du Portugal et un photographe indie-folk ukrainien itinérant. À chaque annonce d’événement, Hugo écrit : « Nous vous attendons à bras ouverts, toujours. »
Au square central d’Aveiro, je vois une des installations de Vasco, des panneaux de céramique célébrant les travailleurs d’Aveiro, peixeiras, trigueiros, salineiras (poissonnières, faucheurs de blé, saunières), au vernis coloré et aux formes sensuelles. Je fais une remarque sur la transmutation de Vasco, de pharmacien à artiste, et sur le lien qui unit Porto aux travailleurs et à la terre. « Bien sûr ! répond Rosa Alice. Sans ce lien, sur quoi écrirait-on ? »
De retour à Porto, elle m’entraîne à son café préféré, le Praia da Luz (« plage de lumière »), dans le quartier riverain de Foz do Douro, à l’embouchure du Douro. L’océan sculpte de vénérables pierres sombres en berceaux d’écume, des clients lézardent sur des coussins moelleux, Rosa Alice installe notre bureau « mobile » et nous écrivons. Tandis que nous sirotons eau minérale et d’autres espressos portugais, le bruit des vagues nourrit nos mots. Rosa Alice sourit sous le doux soleil radieux et dans l’air marin vivifiant. « Il n’y a que nous et l’univers », déclare-t-elle.