Audrey Bernard fait voyager par le nez

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L’odorat est un sens qui fait voyager et le nez nous permet de revivre des moments marquants, où qu'on soit.

Des notes de mélasse et de gingembre vont provoquer chez certains un sentiment de joie : elles rappellent les biscuits de Noël de grand–maman et transportent directement dans sa cuisine, où chaque année, des dizaines de petits bonhommes étaient disposés sur le comptoir. Pour d’autres, une bouffée de crème solaire Coppertone est apaisante ; elle ranime le souvenir des étés passés sur la plage d’Old Orchard. L’entrepreneure et experte olfactive Audrey Bernard élabore des odeurs liées à des destinations aux quatre coins du monde et explore le tourisme par voie olfactive. Sa start–up, Stimulation Déjà Vu, combine sciences cognitives et créativité pour générer des émotions qui font voyager dans le temps. Alors que plusieurs rêvent de leur prochaine escapade, nous avons contacté la Montréalaise pour discuter de son pif pour les affaires, de ses plus beaux souvenirs olfactifs qu’elle recrée et connaître ses astuces pour s’offrir du réconfort en suivant son nez.
 

enRoute Pourquoi les odeurs déclenchent–elles des souvenirs puissants, souvent chargés émotionnellement ?

Audrey Bernard L’odorat est un sens en lien direct avec notre cerveau. Il active sur–le–champ notre système limbique, la partie du cerveau responsable des émotions et de la mémoire. En déclenchant d’abord une émotion, l’odeur vient ensuite éveiller un souvenir. Ce type de souvenir permet véritablement de voyager, de se replonger dans un lieu autrefois visité, ou parfois de se projeter vers un endroit inconnu. Les odeurs laissent des traces permanentes dans notre mémoire, car la mémoire olfactive a la plus grande capacité de rétention du souvenir.

ER D’où vient cette passion pour l’odorat ?

AB J’ai toujours eu un odorat très sensible. Enfant, j’avais déjà un comportement différent face au parfum. J’étais une grande fan de fragrances et collectionnais flacons et petits pots, sans jamais me parfumer. J’étais simplement en admiration avec leurs odeurs et le sentiment qu’elles me procuraient. Je sentais pour vivre une émotion et me téléporter. Tout ce que je savais à ce moment c’était à quel point j’étais bien à travers certaines odeurs. J’avais compris que l’odorat est un sens qui fait voyager. Chaque année, nous passions les vacances de Noël à Miami et à ce jour, cette odeur d’humidité, d’air chaud, de plantes tropicales qui me frappait à la sortie de l’avion, me rappelle les vacances.

14 avril 2020
Une entreprise nommée Tropics à Miami, en Floride
   Photo : Cody Board (Unsplash)

ER C’est comme si j’y étais… Mais qu’est–ce qui vous a menée à faire le saut du marketing à la science plus tard ?

AB C’est quand j’ai eu mon entreprise en marketing olfactif, agence qui utilisait la technologie pour réaliser des expériences olfactives, que j’ai saisi l’ampleur et le potentiel de l’odorat et décidé de creuser davantage son côté scientifique. Je souhaitais aller au–delà de l’utilisation d’une odeur de cuir pour aider à la vente de chaussures. J’ai mis la clef dans la porte, je me suis entourée d’experts et nous avons entamé des projets de recherche en santé dans des centres pour personnes âgées. Nous développions des odeurs pour faire revivre des souvenirs réconfortants précis, une marche en montagne ou la campagne après la pluie par exemple, et c’est là que nous avons constaté l’impact puissant du souvenir sur le bien–être des patients et une baisse immédiate du niveau d’anxiété. C’est par hasard qu’on m’a parlé d’innovation dans l’industrie du tourisme et qu’un jour on m’a demandé : « comment créer de l’expérience autour d’une destination et marquer la mémoire d’un visiteur ? » Comme un coup de foudre, l’univers de Déjà Vu a défilé devant mes yeux. Nous allions utiliser le nez pour raconter des destinations et faire vivre des émotions.

ER Ça me semble plutôt complexe ! Quel est donc l’objectif ultime de Déjà Vu ? Générer des émotions ? Remémorer un moment du passé ? Offrir une nouvelle façon de voyager ?

AB À la base, Déjà Vu est un générateur d’émotions mémorables. Une fois déclenchées par l’odorat, ces émotions positives réveillent un moment du passé et offrent une nouvelle façon de voir le monde. En développant des fragrances pour l’industrie du tourisme, l’odeur internationale de Marseille par exemple, nous arrivons à projeter un étranger sur les lieux, lui donner envie de les découvrir et à replonger un Marseillais dans ses souvenirs de l’endroit. En parfumerie traditionnelle, une fragrance est développée à partir d’une famille olfactive de base (fruitée, fleurie, épicée), Déjà Vu part d’un souvenir pour construire une formule.

Bouteilles de parfums qui viennent dans des boîtes en bois de Stimulation Déjà Vu
   Photo : LaPresse/Marco Campanozzi

« On ne teste pas du patchouli, ou de la bergamote, mais un souvenir comme la lumière chaude d’une journée d’été, dans laquelle on retrouve des arômes inspirés par la mer, la diversité culturelle, la cuisine typique et le commerce maritime. »

ER Et comment y arrivez–vous ?

AB Une visite immersive suit toujours la rencontre préliminaire avec le client, peu importe la nature et la destination du mandat. Par exemple, pour l’Office de Tourisme de Marseille, on devait développer la vision du « nouveau Marseille ». J’ai passé deux jours à parcourir la ville avec un guide, j’ai senti, j’ai vécu, je suis allée voir et comprendre l’humain, rencontrer des commerçants, étudier leur accent (qui m’inspire beaucoup d’ailleurs), voir les calanques, les points d’entrées de la ville et goûter la bouillabaisse et la soupe de poisson locales. De retour à Montréal, c’est là que commencent les premiers assemblages d’odeurs qu’on teste sur des participants. Notre base de données comprend des souvenirs de base auxquels sont liés des référents olfactifs. On ne teste pas du patchouli, ou de la bergamote, mais un souvenir comme la lumière chaude d’une journée d’été, dans laquelle on retrouve des arômes inspirés par la mer, la diversité culturelle, la cuisine typique et le commerce maritime.

ER Les perceptions olfactives sont très personnelles, une odeur provoque bien souvent des réactions différentes. Comment s’assurer que les émotions générées soient positives, plutôt que négatives ?

AB On mesure l’impact émotionnel de ce souvenir à l’aide de la biométrie. Les odeurs sont hautement perceptuelles et c’est pourquoi nous avons besoin de nous baser sur des données scientifiques. Nous avons développé un algorithme qui permet de mesurer les réactions physiques à l’aide d’indicateurs comme le rythme cardiaque, la sudation et l’expression faciale. On regarde pour la joie, le bien–être et à l’opposé la tristesse et le dégoût. La création se fait rarement d’un seul coup, mais la biométrie permet de dire que 85 % d’un échantillon testé se situe dans une émotion de bien–être, tandis que 65 % des sujets associent l’odeur aux vacances.

Regardant par une fenêtre sur le port de Marseille, France
   Photo : Erin Doering (Unsplash)

ER Quel est votre souvenir olfactif de voyage le plus vif à ce jour ?

AB Je n’ai pas le choix que de reparler de Marseille. J’ai vécu un moment inoubliable alors que je grimpais l’escalier roulant, à la sortie de la station de métro Vieux–Port, qui donne directement sur le port de la ville. Le contraste de lumière au bout de ce long passage sombre était exceptionnel. C’est à ce moment que je suis tombée amoureuse de Marseille, de sa lumière, sa chaleur, son air salin, ses effluves subtils de poisson et l’odeur de son soleil brûlant, ça m’a marquée. J’ai passé une heure simplement à admirer la vue. C’était merveilleux, et j’en parle avec autant d’émotions que si j’y étais.

ER Vous avez développé un coffret des cinq odeurs typiques de Montréal pour faire briller la ville à l’étranger. Que sent Montréal ?

AB Nous voulions raconter Montréal par ses institutions emblématiques et par d’autres lieux moins connus qui seraient intéressants à découvrir par le nez. Dans ce coffret créé en partenariat avec Tourisme Montréal, on retrouve Ville aux 100 clochers, Winter Lights, Food truck festival, Mont–Royal sous la pluie et Festival Mania. Winter Lights est ma préférée. On voulait faire ressortir le froid de l’hiver québécois, mais aussi son aspect réconfortant. Développée à la base pour le public français, on voulait une odeur qui criait que Montréal est une ville qui ne dort pas en hiver, qu’elle est dynamique et chaleureuse. Il y a des notes vertes, de légers arômes sapinés, c’est frais, mais sans qu’on soit en campagne québécoise, on reste en ville, entourés d’humains.

Regarder les feux d'artifice à Montréal depuis le pont Jacques-Cartier
   Photo : Steve Courmanopoulos (Unsplash)

ER Déjà Vu a aussi développé un vaporisateur antibactérien pour contribuer à vaincre la pandémie de COVID–19. Qu’est–ce que ce produit a d’unique ?

AB Nous souhaitions venir en aide aux employés de première ligne, mais ne voulions pas créer un antibactérien comme les autres. Il fallait générer l’émotion qui ferait voyager les gens par cet acte d’hygiène primordial. Vu la situation de confinement, la formule a été développée à l’interne. Nous devions nous baser exclusivement sur nos souvenirs personnels et les données que nous avions, pas question de tester sur des participants. Nous avons brainstormé pour identifier les souvenirs qui nous réconfortaient, nous voulions créer un produit dont les référents olfactifs auraient des propriétés anti–anxiogènes, d’où les notes vertes et fraîches. En deux semaines, nous avons conçu un antibactérien aux odeurs du Québec. C’est un trois en un fait d’alcool à 85 % qu’on utilise pour désinfecter les mains, les surfaces et l’air ambiant et qui procure une sensation de fraîcheur relaxante. Malgré sa teneur en alcool, l’odeur est enivrante.

ER À ce sujet, quel serait votre conseil pour atténuer le stress et s’offrir du réconfort en cette période ? Y a–t–il moyen de profiter du lien direct entre l’odorat et les émotions ?

AB Prenez conscience que l’odorat est un sens très émotionnel et qu’il est possible d’avoir un moment de détente ou d’apaisement en utilisant simplement son nez. Profitez de cette période de répit pour expérimenter avec les odeurs et découvrir ce qui vous fait du bien, que ce soit au niveau des aliments, des épices, des huiles essentielles ou des objets de votre maison et remarquez à quel point l’odorat altère vos perceptions d’un moment ou d’un lieu. Créez–vous une ambiance maison avec un diffuseur, une chandelle ou en ouvrant la fenêtre. Réfléchissez aux odeurs qui vous replongent dans un souvenir positif et revivez–le en famille lors d’un atelier olfactif maison, en cuisant les biscuits de votre grand–mère ou en mouillant la terre du jardin. Pour moi, ce sont les souvenirs associés à la nature qui sont apaisants. Lorsque je replonge dans ces souvenirs grâce à mon nez, ça me permet de me recentrer.

Le Questionnaire

  • Voisin de siège de rêve Ma fille Laurence, afin que je puisse découvrir ces destinations en lui partageant ma passion et bâtir des moments mémorables avec elle.

  • Premier souvenir de voyage La première fois que j’ai senti la mer, à Miami, alors que j’avais 7 ou 8 ans. C’est marquant la première fois qu’on sent la mer.

  • Dernier voyage Paris et Marseille, pour le travail.

  • Le voyage a le pouvoir de... nous faire évoluer.