Ramer et trouver l’équilibre sur les ruisseaux et les vagues libres de la côte britanno–colombienne

Accompagné d’un guide médaillé olympique, notre reporter prend la planche à rame au sérieux dans la forêt pluviale Great Bear, en C.–B.

Je m’éloigne du quai en pagayant sous la bruine, des nappes de brume gris pâle pendues aux vertes montagnes qui bordent ce long volute de mer. La pluie n’est pas inattendue (car nous sommes dans la forêt pluviale de Great Bear, en Colombie–Britannique) et la propulsion ne pose aucun problème. Bien vêtus en tenue de plein air, mon coéquipier et moi sommes sur des planches à rame, et non à l’étroit dans l’humidité d’un kayak ou d’un canot. Et même si le gars qui glisse sur l’onde à mes côtés est un double médaillé olympique qui s’y connaît en compétition, la sortie de cet après–midi se déroule à allure modérée. Notre destination, à l’ancre dans une crique à 2 km d’ici, est un sauna flottant en cèdre où nous attendent poêle à bois bien alimenté et glacière de bières.

C’est mon obsession pour la planche à rame qui m’amène sur la côte britanno–colombienne. Quand ma passion de toujours pour la marche et l’exploration terrestre s’est muée en intérêt pour l’eau, ce sport m’a paru être un moyen facile de créer une proximité avec les milieux aquatiques. Et le Nimmo Bay Wilderness Resort, dont nous venons de quitter le quai, est l’endroit idéal pour raffermir ce lien. En 40 ans, ce gîte familial hors réseau s’est transformé de luxueux camp de pêche en paradis de plein air. Son propriétaire exploitant, Fraser Murray, dont les parents ont traversé en 1981 le détroit de la Reine–Charlotte en remorquant depuis la pointe nord de l’île de Vancouver une maison flottante rénovée avant de harnacher une cascade pour ouvrir leurs portes un mois plus tard, a adopté leur mantra : « Rien n’est impossible » à Nimmo. C’est pourquoi, outre la sortie peinarde d’aujourd’hui, mon itinéraire de pagayeur comprend hélilargages près de lacs alpins et trajets en bateau à moteur jusqu’à des rapides de marée. Et c’est pourquoi Fraser Murray a prié son ami Simon Whitfield (qui a gagné l’or pour le Canada en triathlon aux Jeux olympiques de 2000 après avoir remonté le peloton, et l’argent huit ans plus tard, et qui est à présent guide de planche à rame dans l’île de Vancouver) de personnaliser des virées en planche à rame pour les clients.

01 juin 2019
Deux pensionnaires de paddle sur un lac alpin isolé avec des montagnes au loin
L’hélicoptère privé de l’hôtel permet d’explorer des endroits autrement inaccessibles, comme ce lac alpin, enneigé presque toute l’année.

« La planche à rame est un défi : c’est comme danser sur l’eau », déclare Simon à l’approche du sauna, en expliquant que ce sport l’a aidé à se sevrer de la compétition sérieuse. Il l’a d’abord essayé en s’entraînant avec l’équipe nationale de triathlon à Maui en 2010, puis s’en est épris après avoir pris sa retraite en 2013. Inscrit au début sur le circuit de planche à rame de la côte Ouest, il s’est retrouvé à faire de longues heures de route pour aller à des compétitions alors qu’il aurait préféré s’évader seul sur l’océan. « Quand il y a du vent ou des vagues, la planche à rame est dynamique, dit–il. Par temps calme, c’est carrément génial et magnifique. Pour moi, c’est une façon de saisir ma relation avec ce qui m’entoure. » Sur ce, comme par hasard, un pygargue à tête blanche survole les cèdres et sapins qui murent la côte et nous apercevons un grizzly flairant le platier au bout de l’estuaire.

Peu après mon arrivée à Nimmo, c’est ma relation avec ce qui est en contrebas qui me saisit. Quand l’hydravion assurant le trajet depuis l’île de Vancouver a amerri au gîte, on m’a accueilli avec une serviette chaude et un cocktail sans alcool à la menthe et aux mûres, puis Fraser nous a rapidement fait monter dans un hélico, Simon Whitfield et moi, pour que nous puissions pagayer au couchant. À présent, mon verre même pas fini, le pilote Clayton Spizawka fonce par–delà sommets enneigés et crêtes dentelées vers un lac anonyme situé au–dessus de la limite forestière, avant d’atterrir au pied d’un à–pic éclatant dans le déclin du jour. Une fois deux planches gonflables sorties du panier à fret et gonflées, nous nous éloignons de la rive, fendant une pellicule de glace et évitant de mini–icebergs en pagayant vers l’entrée d’une cavité glaciaire. L’eau et l’air sont froids, mais c’est l’envergure de la blanche paroi de 30 m qui nous glace.

Mike Terrell, guide de villégiature, porte une veste orange vif et une tuque bleu marine
Les guides du Nimmo Bay Wilderness Resort comme Mike Terrell connaissent tous les coins et recoins de l’archipel de Broughton.
La salle de cèdre est une structure en bois qui se trouve entre les arbres, un peu comme une cabane dans les arbres
Le Cedar Room, l’un des deux studios de massage du complexe, est caché sous les arbres.

Nous reprenons l’hélico le lendemain matin, survolant de verdoyantes vallées à la Parc jurassique et rasant la surface ridée du glacier Silverthrone avant de revenir vers la côte. M. Spizawka se pose sur les galets près d’un coude de la rivière Wakeman, où Simon et moi reprenons la routine du gonflage avant de remonter le courant jusqu’où le torrent s’encaisse entre des remparts de roche lisse et moussue distants de quelques mètres. Des racines pendent du bord du canyon, bloquant le soleil et renforçant l’impression de brèche ouverte sur un monde non balisé où les rêves de pagayeur les plus fous deviennent réalité. « Il y a longtemps que je rêve de ça, déclare Fraser à notre retour à l’hélico. La planche à rame permet d’explorer des lieux cachés en toute intimité. »

Un petit avion traverse l'eau à marée basse en direction des cabines d'invités
Les chalets du Nimmo Bay Wilderness Resort à marée basse.

Il avait trois ans quand Deborah et Craig Murray ont fait du Nimmo Bay la résidence d’été de la famille. Leurs voisins les plus proches, Julie et Henry Speck Jr., de la nation kwakwaka’wakw, habitaient Hopetown, à 16 km. Les couples se sont liés d’amitié, gérant le gîte en commun. Julie aidait Deborah en cuisine et Henry, sculpteur de renommée mondiale, est devenu guide principal. À présent, Fraser et sa femme, Becky, supervisent les activités quotidiennes tandis qu’Irvin, le fils des Speck, est guide traditionnel. Avec la nouvelle génération, l’accent mis à l’origine sur la pêche est devenu un éventail d’aventures offertes du printemps à l’automne, telles qu’hélirandonnée et observation de la faune (presque toute fascinante espèce de grande taille qu’on peut désirer), plus un programme de bien–être qui comprend yoga et massages. La planche à rame, qui peut être contemplative ou euphorisante ou tout ce qu’on veut entre les deux, incarne la vision de Fraser pour l’avenir de Nimmo. Jumelez planche à l’infini et petits plaisirs pour après (disons jacuzzi au pied des chutes qui alimentent la propriété en électricité, canapés aux oursins et au poulpe grillé et festin de crabes dormeurs, de pétoncles et de crevettes tachetées de pêche locale dans la salle à manger éclairée aux chandelles), et vous avez la formule du summum de la planche à rame.

Ramer vers le quai du sauna smokey cedar
Tout finit par partir en fumée : le sauna en cèdre flottant du Nimmo Bay Wilderness Resort.

Ayant décollé de la crevasse, M. Spizawka file vers une lézarde dans la ligne de crête ; un gouffre s’ouvre sous l’hélico, et mon cœur flanche quand nous la franchissons. « Ça ne rate jamais », dit–il en souriant, avant de se poser à l’abri d’un sommet de 1900 m au lac Corsan. De fines particules de roche morainique en suspension dans l’eau lui donnent une teinte cobalt électrique. Simon tente de corriger ma posture et mon coup de pagaie, soulignant l’importance de garder le tronc bien droit, les épaules ouvertes et les genoux fléchis, mais la couleur du lac me distrait. Au lieu de me concentrer sur ma technique, je lui propose une course. Simon se prête au jeu sur quelques dizaines de mètres. Puis, me voyant commencer à vaciller, il file droit vers la rive opposée.

Il n’y a que neuf chalets à louer à Nimmo. Le mien, approvisionné en amuse–gueule, en boissons et en produits de bain aromatiques à base d’aiguilles de pin et de genièvre cueillis par une entreprise sociale autochtone de la région, a un balcon sur pilotis dans la baie Little Nimmo. Le matin, j’emprunte une promenade en bois sous les arbres jusqu’à une passerelle donnant accès à la moitié flottante de la propriété ; deux fois par jour, imperceptiblement, pavillon principal, boulangerie–pâtisserie, gym, remise des guides et résidences du personnel suivent la marée, se soulevant et s’abaissant d’un maximum de 6 m. Je me verse un café, me sers un croissant aux amandes chaud au comptoir (frais du jour, pains et pâtisseries sont souvent aux baies sauvages) et m’assois avec Simon pour planifier le jour 2.

Un ourson grizzly traverse une rivière dans la forêt pluviale de Great Bear
Un petit grizzly traverse un ruisseau dans la bien nommée forêt pluviale Great Bear.
Simon Whitfield pagaie dans les eaux bleues et glacées d'un lac glaciaire isolé
Simon Whitfield explore un lac glaciaire, dans la nature profonde et sauvage près du complexe hôtelier.

Après déjeuner, à bord du Fathom, un catamaran en alu sur mesure de 11 m, nous mettons le cap sur les récifs Lewis, où le bras de mer qui mène à Nimmo débouche sur le détroit de la Reine–Charlotte. En combinaisons de plongée, nous sautons sur des planches rigides conçues pour l’océan et surfons sur les vagues qui se forment entre des affleurements granitiques. Nous luttons contre le courant avant de faire demi–tour en direction du bateau. Lors d’une pause en eau calme, je remarque une otarie de Steller qui m’observe à 5 m de distance (puis 4 m, puis 3 m). Il est temps de prendre une autre vague.

De retour à bord du Fathom, nous faisons route au sud–est vers le parc provincial de l’archipel de Broughton, où un groupe d’îles crée un écosystème de krills, de harengs et d’autres petites bêtes dont les plus gros animaux se régalent. Une fois le bateau à l’ancre et le moteur éteint, nous nous éloignons à coups de pagaie dans un concert de grèbes et de guillemots marmettes. Au loin, un barrage d’expirations graves : un banc de baleines à bosse souffle des jets de gouttelettes.

« Nous vivons sur terre mais sommes sortis de l’eau, me dit Simon. Faire de la planche à rame, c’est communier avec ça. »

Vue aérienne de deux personnes ramer à travers un lac clair entouré de forêt
Une petite balade sur l’eau limpide d’un lac est parfaite pour changer de perspective.

À son mieux (et à cet instant, c’est sûrement le cas), la planche à rame est une question d’équilibre. Quand on vogue simplement avec fluidité, le corps et l’esprit adoptent un rythme élémentaire. Envoûté par les baleines ou sirotant des bières dans un sauna flottant, je vois la planche à rame comme menant à une bienheureuse sérénité (tant de sérénité que j’oublie mon massage à force de profiter du sauna). C’est pourquoi j’aime ce sport. Mais je suis aussi accro à l’euphorie.

Avec un clin d’œil, Simon suggère un petit détour sur le chemin du retour au gîte : les rapides Roaringhole, où le jusant de la lagune Nepah s’engouffre par un canal de 35 m de large dans le passage Kenneth, à environ 12 km à vol d’oiseau du complexe. De loin, les rapides semblent redoutables. Mais une fois le Fathom plus près et nos planches à l’eau, je peux distinguer des détails dans ces eaux vives. Nous remontons les zones de contre–courant le long de la rive, puis virons dans le déluge de bosses, de bouillons, de tourbillons et de vagues pyramidales, tombant à l’eau et grimpant de nouveau sur nos planches pour un autre tour dans le manège éternel de la nature.