Le savoir–faire samouraï à Kanazawa

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À Kanazawa, l’artisanat nous rappelle que le samouraï des temps modernes doit maîtriser l’art de ne faire qu’une chose à la fois.

L’article « Fameux fait main » a été publié à l’origine dans le numéro de décembre 2016 d’Air Canada enRoute.

« Tout débute par le thé », lance Toshio Ohi en ouvrant les cloisons coulissantes de son salon de thé. À l’instant où le céramiste de 11e génération m’invite à m’asseoir à une table basse, une femme sort d’un coin de sa maison de samouraï bicentenaire et dépose un plateau rempli de matcha et de confiseries aux noix, le thé glaçant de vert l’intérieur des bols noirs. « Kanazawa s’est bâtie autour d’arts raffinés par les samouraïs », déclare Ohi à propos de la capitale de la préfecture d’Ishikawa, ville basse de 450 000 habitants qui sépare de vertes montagnes d’un large ruban de plages de sable sur la mer du Japon. « Et la culture des samouraïs est indissociable de la cérémonie du thé, car le thé fait appel à tous nos sens. » Je prends un des bols créés par le maître et le fais pivoter d’un quart de tour, suivant la coutume, avant de le porter à mes lèvres. Tenir ce bol, c’est comme lire du bout des doigts la surface texturée d’un haïku composé en l’honneur des collines embrumées de la région. J’essaie de fixer mon attention sur l’arôme de roseaux du thé et le lacis de minuscules bulles à sa surface. J’ai peine à ne pas regarder les poutres de bois du plafond qui courent jusqu’au salon de thé contigu, couvert de tatamis et doté d’un foyer central. J’ai aussi de la difficulté à ne pas balayer du regard le jardin où un pin rouge de 500 ans se dresse tel un ninja. Enfin, j’arrive à me concentrer et à boire ma troisième et dernière gorgée. Ohi hoche la tête. « Il s’agit de faire les choses à fond, avec intention. »

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19 juillet 2021
Test des aquarelles pour la peinture à la main de la soie
Mise au point de couleurs avant de peindre un kimono en soie.
Toshio Ohi debout dans son studio au Japon
Le céramiste Toshio Ohi réfléchit sur le sens profond de son art et sur les étapes de fabrication de ses bols à thé et autres objets.

C’est pour cela que je suis venue à Kanazawa : pour ralentir, simplifier les choses et pratiquer l’art perdu de n’en faire qu’une à la fois. Forte de son passé, la ville sait être dans l’instant, célébrer les expériences tactiles à une époque où tactilité signifie balayer et taper des écrans de verre lisse. Le clan Maeda (qui a régné sur le domaine de Kaga, où se situe Kanazawa, pendant l’époque d’Edo, de 1603 à 1867) a investi sa fortune dans l’artisanat. Pour faire croire qu’ils n’avaient aucun intérêt à défier le shogunat par les armes, les samouraïs d’ici étaient incités à apprécier les bonnes choses de la vie, comme la cérémonie du thé. « Mais pour réussir une cérémonie du thé, il fallait des tasses, des bols, des assiettes », résume Ohi en me menant à sa boutique. Vêtu de bleu du foulard aux chaussures, il me fait visiter l’espace minimaliste, signé Kengo Kuma, où il vend céramiques, lunettes et cravates de sa création, aux côtés d’œuvres de son père. Certains samouraïs ont développé un savoir–faire en céramique, d’autres sont passés maîtres du laque, de la dorure à la feuille, de la confiserie, de la peinture sur soie, de la papeterie. Kanazawa a développé quelque 200 métiers, dont 36 sont encore pratiqués aujourd’hui.

Toshio Ohi formant des bols en argile dans son studio japonais
Sandales geta rouges assis sur un rocher
Toshio Ohi, dont le travail est exposé aux États–Unis et partout au Japon, tourne autour du pot dans son studio.
Ces geta (sandales traditionnelles) sont faites pour flâner.

Pour avoir un aperçu de la vie des samouraïs, je consacre une matinée à l’exploration du quartier Nagamachi. Ma guide, Chizuko Yahara, me fait traverser un des 50 canaux creusés par les soldats des Maeda pour acheminer des marchandises depuis la mer. La plupart ont été remblayés ; il ne reste que les ruelles pavées et les murs de terre qui cernaient les jardins. Je passe la main sur ces murs sable, essayant d’imaginer l’époque où la richesse se mesurait en kokus, la quantité de riz produite sur un domaine. « Un koku de riz, environ 150 kg, nourrissait un samouraï pendant un an. Les Maeda produisaient de quoi nourrir un million de soldats », m’explique Mme Yahara. Pas étonnant qu’ils voulaient donner l’impression de s’adonner aux arts plutôt qu’aux arts martiaux. Une brise qui fait bruire les vieux arbres amène une vague odeur de mer et de neige. De la tête, Mme Yahara indique deux hommes occupés à étayer des branches avec des cordes pour qu’elles ne rompent pas sous la neige abondante qui tombe jusque tard en mars. Arrivés à la maison Nomura, où logeaient des samouraïs de la haute société (même les soldats étaient classés selon leur fortune), nous passons à une étroite véranda donnant sur le jardin clos. Un étang de koïs entouré de pierres moussues est au cœur de ce spectacle vivant, où le silence tient le rôle principal et où chaque arbre, arbuste et fougère exécute une chorégraphie au rythme des saisons.

Art détaillé et boiseries à l'intérieur de la maison Nomura au Japon
Œuvres d’art et boiseries élaborées rappellent que la maison Nomura appartenait autrefois à un samouraï haut placé.
Un étang de carpes koï dans le jardin de la propriété Nomura au Japon
Rien n’est laissé au hasard dans les jardins parfaitement entretenus de la maison Nomura : même les koïs semblent synchronisés.

Je dis sayonara à Mme Yahara et monte au Kenroku–en. Ce jardin de 11 ha attenant au château de Kanazawa est un étalage de pins rendus encore plus beaux que ce que dame Nature avait en tête par une équipe de cinq maîtres horticulteurs et deux douzaines de jardiniers bénévoles. En blouse bleue, ceux–ci jouent du sécateur, façonnant des bonsaïs géants. Un jet d’eau s’élance vers les nuages. « C’est la plus vieille fontaine alimentée par gravité au pays », déclare la guide du parc, ajoutant que le son comptait autant dans l’aménagement que le visuel. « Spotify n’existait pas il y a 300 ans », rappelle–t–elle avec un clin d’œil alors que nous passons devant des ruisseaux qui murmurent et une cascade qui gazouille. Je m’arrête à un lac bordé de pins parés pour l’hiver grâce aux structures pyramidales en corde comme celle que j’ai vu construire dans Nagamachi. Quand on prend son temps, même une intervention purement fonctionnelle comme protéger des branches a l’air de sortir d’un magazine de design.

Le charme invitant du porche de la maison Nomura
Exercez–vous à ne faire qu’une chose à la fois sous le porche de la maison Nomura, où le jardin japonais est destiné à la contemplation.

Je ne suis pas venue à Kanazawa m’entraîner au sumo, mais on le croirait à voir tout ce que je mange au souper. Après les champignons forestiers, le crabe vapeur, le sashimi de sériole, la racine de lotus, l’amaebi doux et crémeux (le tout arrosé d’un saké artisanal floral mais vif), je finis par perdre le compte du nombre de services. Le chef Hironori Touboku, dont le resto porte le nom de famille, sourit lorsque je le prie de mettre moins de riz dans ses sushis. Ce n’est pas que je n’aime pas les glucides ; je suis juste repue. Le repas s’étire sur plus de trois heures, preuve que je sais encore faire une chose à la fois.

L’homme qui mesure les nuages, une œuvre de Jan Fabre, perchée sur l’un des bâtiments du Musée d’art contemporain du XXIe siècle
Swimming Pool, une installation de Leandro Erlich au Musée d’art contemporain du XXIe siècle
L’homme qui mesure les nuages, une œuvre de Jan Fabre, perchée sur l’un des bâtiments du Musée d’art contemporain du XXIe siècle.
Côtoyez l’art de près et faites une immersion totale dans Swimming Pool, une installation de Leandro Erlich au Musée d’art contemporain du XXIe siècle.

Le lendemain matin, je décide de sauter le déjeuner et retrouve Mme Yahara. Nous allons dans Kazuemachi, autre quartier historique. « Kanazawa n’a pas été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, alors on voit encore beaucoup d’architecture ancienne », précise–t–elle au fil de ruelles si étroites qu’en tendant les bras je touche presque les façades en bois des deux côtés. Nous quittons ces ruelles sombres pour la rive de l’Asanogawa, l’un des deux fleuves qui traversent la ville avant de se jeter dans l’océan (l’autre étant le Saigawa). Joggeurs et cyclistes filent sous les cerisiers et les demeures à deux étages aux airs de maisons de poupée, dont les façades vitrées laissent voir des résidents assis sur des futons. Si ces gens avaient été là il y a 250 ans, ils auraient vu des samouraïs pêcher l’ayu, un poisson aux allures de mini saumon. « Quand les ninjas du shogun venaient espionner les Maeda, ils ne voyaient que des pêcheurs », explique Mme Yahara tandis que nous passons devant un moulin à matcha, aux planchers poudrés de vert. Mais en lançant leurs lignes, en équilibre sur les pierres glissantes dans l’eau, les soldats répétaient le geste de brandir une épée. L’aquaforme originale, j’imagine.

Une grande œuvre d'art jaune et grise conçue par SANAA au Musée d’art contemporain du XXIe siècle
Artisanat grandeur nature au Musée d’art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa, conçu par la firme japonaise SANAA.
Yuji Meboso se tient devant sa boutique traditionnelle de leurre de pêche
Les accessoires à plumes de Yuji Meboso, dont l’atelier de mouches appartient à sa famille depuis 19 générations, vous donneront des ailes.

La pêche ne débute qu’en juin, alors à défaut de lancer un leurre je vais en confectionner un. À la Meboso Hachirobei Shoten, un des derniers fabricants de leurres traditionnels de la préfecture d’Ishikawa, Yuji Meboso, propriétaire de 19e génération, m’apprend qu’il faut trois ans pour maîtriser l’art des hameçons dorés à la feuille. C’est qu’ils sont minuscules, plus petits que l’ongle de mon auriculaire. « Mais nos ateliers de fabrication d’accessoires perpétuent la tradition en donnant aux gens une idée de l’ancienne technique », dit–il en montrant un arc–en–ciel de boucles d’oreilles et de broches dans la boutique à l’avant. Il me tend un plateau avec une agrafe et indique un mur chargé de boîtes qui, comme de petits nids, regorgent de plumes de paon, de martin–pêcheur et de cygne, entre autres oiseaux. C’est une épreuve de patience de coller le bout des plumes à l’agrafe, et je n’ose pas imaginer l’effort demandé pour fixer plumes et soie à un vrai hameçon. À la fin, Meboso me complimente pour mon ouvrage. « Vous pourriez être designer ici ! » lance–t–il en regardant ma broche aux couleurs d’automne et aux éclats d’orange, de vert et de turquoise.

Vue sur le front de mer de l'ancien quartier de Kazuemachi au Japon
Dans le quartier Kazuemachi, histoire et salons de thé se côtoient.
Quatre boucles d'oreilles colorées inspirées du leurre de poisson réalisées dans un atelier au Japon
Une main tenant un cornet de crème glacée recouvert de feuille d'or
Faites mouche en fabriquant des boucles d’oreilles ou une broche à plume à l’atelier Meboso Hachirobei Shoten.
Une crème glacée qui vaut son pesant d’or.

Si ma broche est un rappel des coutumes d’autrefois, je prends le temps d’observer que, malgré la minutie de tout travail à la main, les gens d’ici ont l’art de se simplifier la vie. Quand on arpente les rues pavées d’Higashi Chayagai, le quartier des salons de thé où les geiko–san (nom respectueux des geishas à Kanazawa) reçoivent encore derrière des fenêtres à claire–voie, on n’a pas forcément à savoir lire les hiragana, katakana et kanji. Une sugidama (boule d’aiguilles de cèdre) verte suspendue à l’entrée d’un bar indique qu’on y sert du saké de l’année ; si la boule a bruni, attendez–vous à du saké vieilli. Quand un rideau masque la porte d’un resto, l’endroit est ouvert. Les épis de maïs suspendus à l’extérieur de certains magasins piquent ma curiosité. « Acheter un épi, c’est se payer 47 000 visites au temple », précise Mme Yahara. Pour me montrer une autre façon de contourner l’approche immersive, elle m’emmène au temple Encho–ji. Si vous faites tourner la bibliothèque circulaire sur elle–même (je dois peser de tout mon poids sur une de ses poignées pour y arriver), vous pouvez dire que vous avez lu tous les textes bouddhiques d’un coup. « Nous avons des moyens de simplifier la vie », avoue Mme Yahara en indiquant du fu dans une boutique. Cette spécialité locale, cube de 3 cm de légumes, viande ou poisson séchés sous une fine pellicule, se dissout dans l’eau chaude et donne une soupe instantanée. « Pour les fois où l’on ne veut pas cuisiner. »

Une promenade enneigée à Nagamachi pendant l'hiver au Japon
Dans Nagamachi, le quartier historique de Kanazawa, les jardins sont ceints par des murs de pierre et de boue, encore solides aujourd’hui, qu’on protège en partie par des nattes de paille en hiver.

C’est un curieux contrepoids au souci du détail qui prévaut presque partout, et il est clair que pour devenir un samouraï moderne, je dois m’entraîner encore à ce genre d’efficacité. Je pensais m’inscrire à un cours de dorure à la feuille, le plus connu des métiers de Kanazawa. Le pavillon d’or de Kyoto, bien nommé, est entièrement recouvert de feuilles d’or. La soupe miso est servie dans des bols dorés à la feuille, et la brillante parure orne baguettes, étuis à iPhone, chocolat et une infinité d’autres articles. Je m’arrête à la boutique Gold Leaf Sakuda et me joins à une visite guidée. Dans une salle, un homme manœuvre un laminoir qui martèle une pièce d’or de la taille d’un huard. « Il faut trois jours pour obtenir une feuille de la taille d’un tatami de 0,1 mm d’épaisseur », explique le guide. Je n’ai pas le temps d’attendre cette transformation et je suis plutôt un rayon de lumière réfléchi par des cloisons dorées au sommet d’un escalier. On dirait illusoirement des panneaux en or massif. Pour mieux saisir à quel point une feuille d’or est aérienne, je me rends à une boutique non loin. Toute la journée et hier aussi, j’en ai vu : des gens qui mangent de la crème glacée malgré la pluie. Mais pas n’importe quelle glace. Je passe ma commande ; le serveur s’empare d’une éclatante feuille d’or reposant dans une boîte et, avec des pincettes, en habille délicatement un tourbillon à la vanille. Il faut peut–être trois jours pour créer cette garniture, mais il ne faut que trois secondes pour savourer pleinement cet art.