Le chef Jeff Kang sur la fermentation et la manie mondiale du levain
Choucroute, sauce soya, levain : la fermentation a toujours fait partie de l’alimentation humaine. En 2020, le procédé, devenu culte, a pris d’assaut les médias sociaux.
Ce n’est pas pour rien que le mot-clic #levain apparaît près de 100 000 fois sur Instagram (l’équivalent anglais, #sourdough, frôle les 4 millions) : une pénurie mondiale de levure sèche dans les premiers mois de la pandémie de covid-19 a amené les boulangers à domicile à se tourner vers d’autres options, notamment le pain au levain, une pâte de farine et d’eau obtenue par fermentation naturelle de bactéries lactiques et de levures sauvages. Mais il y a plus que le levain : le recours aux bactéries en cuisine et pour explorer de nouvelles saveurs est devenue hyper tendance, à force de voir des gens s’essayer à la fermentation maison. Pour en apprendre davantage sur cette technique (et pour avoir son excellente recette de kimchi), nous avons joint Jeff Kang, un chef de Toronto qui a contribué à mettre les mets fermentés au menu des restos gastronomiques du pays.
enRoute Vous êtes né à Séoul d’une mère nord-coréenne et d’un père sud-coréen. Quelle est la culture alimentaire de votre famille ?
Jeff Kang La cuisine a toujours joué un grand rôle dans ma famille. Ma grand-mère était une grande cuisinière. Elle a grandi en Corée du Nord, avec un accès très limité à la viande et au poisson, donc les légumes étaient vraiment importants, et quand elle mettait la main sur des protéines animales, elle utilisait tout, sans rien jeter. Ça m’a énormément influencé. Elle faisait beaucoup de marinades et préparait elle-même son miso, sa sauce soya et son vinaigre. Ç’a été mon premier contact avec la fermentation. Ma mère était végétalienne et a appris de sa mère comment tout faire à partir de zéro. Si elle allait cueillir des champignons, elle mettait les crosses de fougère et les pissenlits qu’elle rapportait en conserve, pour qu’on ait des légumes et de la verdure en hiver. Elle faisait tout elle-même, le kimchi, les sauces, les nouilles. Mon père, qui était d’origine sud-coréenne, possédait une entreprise qui fabriquait des machines pour la transformation des aliments (crème glacée, chips, feuilles de nori à la coréenne), et si nous avons déménagé au Canada, c’est pour son travail. Mais peu importe où nous vivions, nous ne mangions que ce qui était d’origine locale, dont une grande partie était fermentée ; je n’ai pas grandi avec des aliments d’épicerie.
ER En juillet, vous avez fermé définitivement votre resto Canis de Queen Street West à cause de la pandémie. Quels plats novateurs bien accueillis avaient fait du Canis un resto chouchou de Toronto ?
JK Je ne dis pas que j’ai lancé la vague de la fermentation au Canada, mais plutôt que j’ai lancé la conversation sur la fermentation. Dès le début, la fermentation était au cœur de l’offre du Canis, tout comme elle est à la base de ma cuisine maison. Puisqu’on avait un petit resto n’offrant que des menus de dégustation, on voulait créer des saveurs inattendues, et en même temps on ne pouvait se permettre de gaspiller quoi que ce soit. La mise en conserves était une façon naturelle de mettre en valeur ma personnalité de chef et d’éviter les pertes. Viscères de poisson, parures de viande et blancs d’œufs étaient transformés en garums [une sauce à base de poisson fermenté utilisée comme condiment dans la Rome antique, dans laquelle entrent aujourd’hui divers ingrédients]. Si on faisait un garum de canard ou de gibier, on l’utilisait pour donner du goût à nos sauces. Par exemple, la sauce à laquer de notre canard de Pékin était à base de garum de canard. Elle faisait vraiment ressortir le salé, le sucré et l’intensité de la saveur carnée. On faisait notre propre ricotta, et le petit-lait restant était caramélisé pour faire une sauce ou juste pour pouvoir le conserver plus longtemps. La tartelette au parfait de foie de canard, qui figurait toujours au menu, était glacée avec une gelée de baies fermentées. Je pense qu’elle a changé la perception des gens vis-à-vis de la fermentation ; ils s’attendaient à quelque chose de sucré, mais la fermentation faisait plutôt ressortir le côté salé.
ER Comment ça marche ?
JK C’est dû au travail des micro-organismes de type levures, moisissures et bactéries spécialisés dans la transformation de substances. Pendant la fermentation, ces organismes décomposent les sucres et les amidons en alcool ou en acides. La choucroute, le kimchi, les cornichons et le levain sont produits par la fermentation lactique, la plus courante. Prenons la conservation en saumure, par exemple : dans un environnement propice, le lactobacille (une bactérie naturellement présente sur les fruits et légumes) transforme le sucre en acide lactique, et c’est ce qui donne aux aliments fermentés leur goût acidulé. Pour que ça marche, la température ambiante doit être constante, le taux d’humidité doit être contrôlé et les pots et ustensiles doivent être parfaitement propres, sinon de mauvaises bactéries peuvent se développer. Mais ce n’est pas si compliqué : la plupart des mets produits par lactofermentation sont faciles à faire à la maison, car on n’a besoin que de sel, de fruits ou de légumes et d’eau.
ER La fermentation a connu un essor mondial il y a cinq ou six ans. Qu’est-ce qui a déclenché ça, selon vous ?
JK Il y a des preuves qu’on faisait du vin au Moyen-Orient et en Asie vers environ 4500 ans avant Jésus-Christ. Dans certaines régions d’Europe, d’Inde et du Moyen-Orient, où l’agriculture animale a ensuite prévalu, on faisait du lait de culture et des fromages, alors que les aliments fermentés originaires d’Asie étaient à base de riz, de céréales et de légumes. En Afrique, les céréales, comme le blé et le millet, sont couramment fermentées. La fermentation a donc toujours existé, mais les connaissances et la technique n’ont pas toujours été aussi répandues, et ce n’était pas quelque chose dont on parlait, ce n’était pas vendeur. Il y a quelques années, des chefs de renom ont commencé à repousser les limites, à essayer différentes méthodes et à jouer avec divers ingrédients, et à diffuser leurs découvertes. Le chef René Redzepi, du Noma de Copenhague, est un chef de file dans le monde culinaire et dans la révolution de la fermentation. En créant un labo culinaire et en publiant un manifeste sur la fermentation, le Noma n’a pas juste éduqué le monde entier, il a également prouvé qu’il y avait autre chose que les cuisines française et italienne. Dès lors, les gastronomes n’ont pas seulement été ouverts à l’idée de la fermentation, ils l’ont activement recherchée. Ç’a aidé beaucoup de restos qui pratiquaient déjà la fermentation, mais qui n’en parlaient pas. À présent, on peut se tourner vers YouTube pour apprendre comment préparer le mets fermenté le plus compliqué. Je pense que la quantité d’informations disponibles explique aussi pourquoi les gens s’adonnent à la fermentation comme passe-temps, ce que la covid a mis en évidence. Les gens commencent à recréer ce qu’ils ont vu leurs parents et leurs grands-parents faire, d’où la popularité du levain.
ER Si un bon kimchi vous ramène au Séoul de votre enfance, quels sont les autres souvenirs que vous associez aux aliments fermentés ?
JK Chaque fois que je sens l’odeur forte d’aliments fermentés, ça me ramène à un quartier d’Osaka où les gens faisaient mariner des aubergines et des concombres dans la rue avec leurs voisins. Enfant, je suis allé au Japon lors d’un des voyages d’affaires de mon père, et je me souviens que j’avais détesté cette odeur, un peu comme la première fois qu’on mange du bleu. Mais mon goût s’est développé, et maintenant j’adore ça. Paris est un autre endroit où je suis transporté lorsque l’odeur de charcuterie se répand dans l’air. Chaque fois que ma femme et moi y allons, nous achetons des charcuteries dans une épicerie fine, choisissons une bonne bouteille de vin chez un caviste local et pique-niquons dans un des parcs idylliques de la ville.
« Si je ne devais manger qu’un truc pour le reste de ma vie, ce serait du kimchi. »
La recette de kimchi de Jeff Kang
Cette recette donne 10 l (environ 20 pots Mason ordinaires) de kimchi.
Ingrédients
- 6 gros choux de Napa
- 2 l de radis (daïkon, rose ou français) en julienne
Pour la pâte de kimchi
- 125 ml d’oignon haché
- 1 grosse pomme
- 45 ml de crevettes fermentées salées
- 60 ml de nuoc-mam
- 125 ml d’ail râpé
- 45 ml de gingembre râpé
- 250 ml de gochugaru (flocons de piment coréen)
- 30 ml de sucre fin
- 4 oignons verts émincés en bouts de 2 cm
- 125 ml d’amidon de riz (préparé avec 60 ml de farine de riz et 250 ml d’eau)
Préparation
- Laver les choux et les couper en bouchées.
- Faire tremper le chou toute une nuit dans une saumure à 10 % de sel. Rincer au matin.
- Préparer l’amidon de riz en faisant cuire la farine de riz dans l’eau quelques minutes, jusqu’à ce que la couleur change et que la texture soit celle de l’amidon. En réserver 125 ml.
- Mélanger tous les ingrédients de la pâte, y compris l’amidon de riz.
- Incorporer les radis et le chou saumuré dans la pâte.
- Laisser reposer ce mélange dans un récipient couvert pendant trois jours à température ambiante (entre 19 °C et 23 °C).
- Fermer hermétiquement le couvercle et conserver au frigo jusqu’à une semaine.
Le questionnaire
- Voisine de rêve en avion Ma femme. Même si j’aimerais bien pouvoir faire encore un voyage avec mon père.
- Souvenir préféré Des œufs de morue fermentés que je rapporte de Corée chaque fois que j’y vais. C’est salé et savoureux, j’aime ça avec du riz nature.
- Style de voyage Magasiner, manger, boire.
- Dernier voyage L.A. avec ma clique de chefs coréens de Toronto.
- Prochain voyage Le Portugal, pour les poissons et fruits de mer et le vin. J’ai hâte de visiter les marchés locaux.