Le 9e : Un joyau Art déco vieux de 93 ans rouvre ses portes
Le bouton de l’ascenseur pour le 9e étage du Centre Eaton de Montréal rayonne pour annoncer la renaissance du Le 9e (« le neuvième »).
Près de 25 ans après sa fermeture, Le 9e, un lieu conçu par le célèbre architecte français Jacques Carlu et inspiré par le paquebot transatlantique SS Île de France, a rouvert ses portes dans toute sa splendeur des années 1930.
Au rez-de-chaussée, une carte professionnelle sous forme de café des torréfacteurs de café Melk indiquera bientôt la voie à suivre. À la sortie de l’ascenseur, un long corridor en terrazzo mène jusqu’au bar à cocktails Le French Line, tenu par Andrew Whibley (Cloakroom Bar), et au restaurant Île de France, dirigé par Derek Dammann (Maison Publique, McKiernan) et Liam Hopkins (Bistro La Franquette).
Le long du hall, l’âge d’or du grand magasin est abondamment mis de l’avant. Ornés de marbre de Belgique et des Pyrénées, des présentoirs ronds et carrés autrefois utilisés pour exposer les dernières tendances laissent entrevoir l’esprit de Lady Flora Eaton, la matriarche et la visionnaire derrière l’ouverture du restaurant Le 9e, le 26 janvier 1931. C’est Lady Eaton qui a approché Jacques Carlu, l’architecte derrière le Trocadéro et le Palais de Chaillot, à Paris, afin de réaliser son rêve de créer un espace de style paquebot où la clientèle pourrait s’arrêter manger un pâté au poulet ou un rôti de bœuf avant de reprendre son magasinage thérapeutique.
D’anciennes recettes, des photos Polaroid de plats et des bouteilles de liqueur en verre découvertes par des membres des équipes du propriétaire Ivanhoé Cambridge et d’EVOQ Architecture, la principale firme d’architecture qui a participé à la restauration de 20 ans du site patrimonial, ornent les murs derrière les présentoirs. Ces artéfacts Art déco sont exposés en vitrines par le Musée McCord Stewart. Parmi eux, de vieilles cabines téléphoniques nous rappellent l’époque d’avant les téléphones intelligents.
Ces trouvailles ont aussi valu leur pesant d’or pour l’équipe du restaurant, appuyée par l’investisseur et philanthrope Jeffrey Baikowitz et le directeur des opérations Marco Gucciardi. L’équipe s’est servie de bons de commande perdus depuis longtemps et de menus trouvés dans des entrepôts et sur eBay pour élaborer son programme culinaire. « Nous étudions le format original du menu d’Eaton, ainsi que des menus de paquebots transatlantiques, puis nous approchons les plats de manière plus contemporaine en faisant des clins d’œil à Montréal et en mettant l’accent sur l’accessibilité », explique M. Hopkins.
Certaines reliques gastronomiques ont peu de chance de se retrouver sur le menu, comme les bananes enrobées de jambon avec du beurre d’arachides ou les repas des années 1950 pour les femmes au régime qui consistaient en « des légumes crus fades et du fromage cottage servis sur une feuille de laitue iceberg », souligne M. Dammann. Lors de la première ouverture du restaurant, le menu comportait une section hors-d’œuvre qui mettait l’accent sur les protéines et les garnitures et une section légumes et accompagnements qui permettait aux clients d’assembler leurs propres plats.
Après avoir puisé leur inspiration dans des décennies de références, les chefs ont finalement arrêté leur choix sur des classiques de la restauration. « Bien sûr, la nourriture sera bonne et l’endroit est magnifique, mais l’important, c’est ce que ressentent les gens quand ils viennent ici », confie M. Dammann. « On veut récréer l’expérience théâtrale et romantique du neuvième étage. » Des chariots de service pour les martinis et les desserts, avec des pâtisseries fournies par le chef Bertrand Bazin, de la gelée, de la crème glacée et du pouding au caramel écossais, viendront éventuellement ajouter au côté théâtral. Sur les chariots de martinis, on retrouvera « une sélection de saveurs, de teintures et de bitters pour préparer les martinis à la table », précise M. Whibley.
Comme presque toutes les places assises offrent une vue sur le paysage du centre-ville, le romantisme est facilement au rendez-vous. Quel endroit offre la plus belle vue de l’établissement ? Les tabourets du bar à cocktails Le French Line. Depuis leur emplacement idéal dans le coin du bar, on peut apercevoir le Square Phillips. Les toilettes des femmes offrent une vue comparable. Le sol en terrazzo rose et les stations de maquillage confèrent au lieu un certain charme, propice au partage de secrets entre amies.
Les sièges de la salle à manger eux-mêmes, fabriqués par le fabricant de meubles de Saint-Laurent, Pavar, sont impressionnants. Comme les seules références étaient des photos en noir et blanc granuleuses, il a fallu quatre à cinq prototypes et de nombreuses retouches pour reproduire les chaises de salle à manger d’origine blanches et ivoire, à la fois modernes et épurées, dont la lourdeur et le style rappellent les fauteuils crapauds, qui sont conçus de manière à ce qu’on ait l’impression de s’allonger dans une baignoire à dossier surélevé. « On peut facilement s’imaginer quelqu’un qui y fume un cigare confortablement », raconte Michael Di Paolo, président de Pavar.
Les salles d’événement privées Gold et Silver ont retrouvé leur gloire d’antan grâce à DL Heritage, des spécialistes en matière de conservation, de réparation et d’entretien de patrimoines architecturaux. Les plafonds de chaque salle sont ornés de 1 800 feuilles d’aluminium individuelles ; le résultat d’environ 10 heures de travail continu de quelques artisans qualifiés. « C’est un processus délicat qui demande une grande expertise », confie la présidente de DL Heritage, Laurence Gagné. « Le simple fait de respirer à proximité des feuilles peut les faire s’envoler. »
La restauration de la Grande Salle, qui servira bientôt à des concerts Candlelight et d’autres événements organisés par le confondateur de Juste pour rire, Andy Nulman (avec Madeleine Kojakian et le collectif créatif Les 7 Doigts), a posé un niveau de difficulté semblable. Situées à chaque extrémité de la salle de 10 000 pieds carrés, les murales hautes de 19 pieds réalisées par la peintre Natacha Carlu, la femme de l’architecte, ont dû être entièrement nettoyées après avoir accumulé près d’un siècle de graisse et de suie de cigarettes. Intitulées Dans un parc et Amazones, les murales qui portent toujours la signature de l’artiste représentent des femmes élégantes dans un paysage naturel idyllique et une scène de chasse. Voyez si vous pouvez trouver la gazelle qui a un clou caché à la place de l’œil.
C’est ce genre de détail qui donne envie de visiter Le 9e plusieurs fois. Voici d’autres éléments à trouver pour votre bingo : quatre urnes en albâtre blanches, 14 bas-reliefs de style moulage en stuc sculptés par Denis Gélin et un écureuil en céramique signé Charles Lemanceau, obtenu par Baikowitz pour remplacer la sculpture de paon autrefois photographiée, puis jamais revue de l’artiste. C’est l’une des rares choses qui diffèrent du précédent aspect de ce monument légendaire. On l’approuve volontiers : l’écureuil représente mieux Montréal, de toute façon.