Un trip de bouffe à saveur de mezcal et de mole à Oaxaca
À Oaxaca, contrée du mezcal et du mole, la cuisine mexicaine traditionelle galvanise deux jeunes chefs canadiens pleins d’avenir.
L’article « Olé, mole ! » a été publié à l’origine dans le numéro de décembre 2017 d’Air Canada enRoute.
Kate Chomyshyn ouvre la main pour révéler une poignée de chapulines citronnés : des sauterelles bien frites, saupoudrées de piment en poudre. « J’en ai mangé en Ontario et ça goûtait l’aquarium », dit-elle avant de les relâcher. Ici, les sauterelles sont récoltées sur les tiges de maïs qui poussent dans les champs, séchées, frites et assaisonnées, puis empilées en immenses tas et vendues par des femmes revêtant des robes de couleurs vives. Dans l’immense marché Central de Abastos d’Oaxaca, à une heure de vol de Mexico, il y a des étals de chaussures et de sacs à dos, de fleurs, de jus, de presses à tortillas ; des étals dont la disposition sur plusieurs rues relève du rêve ou du cauchemar, selon votre penchant pour l’organisation. Couleurs et odeurs rebondissent sur les murs dans une sorte de partie de flipper sensoriel.
J’accompagne Mme Chomyshyn et son mari, Julio Guajardo, chefs trentenaires venus au Mexique avant l’ouverture à Toronto de leur resto Quetzal, dernier établissement à recevoir l’appui du chef restaurateur Grant Van Gameren (Bar Isabel). Le couple a d’abord aidé Van Gameren à planifier et à ouvrir l’El Rey, un bar à mezcals de Kensington Market, à Toronto. Au Quetzal, qu’il espère ouvrir d’ici la fin de l’année, il veut initier les Canadiens habitués aux tacos et aux burritos de restos mobiles à la diversité des cuisines régionales du Mexique, entre mole, mezcal et barbacoa. Le tandem est ici pour s’imprégner des rituels ultraprécis et des connaissances sacrées qui régissent la cuisine oaxaquénienne, et pour les importer au pays.
Le couple parcourt le marché labyrinthique comme Charlie gambadant dans la chocolaterie, si Charlie était un maître cuisinier au portefeuille rempli de pesos. Il est à la recherche d’un comal, énorme plaque d’argile orange foncé qu’on utilise dans les cuisines mexicaines traditionnelles pour la cuisson sur le feu. Ce croisement entre un four en terre cuite et une poêle en fonte est reconnu pour sa capacité à cuire la viande en vitesse et à l’enrichir des saveurs boisées des branches qui brûlent dessous. Le duo a pour grand projet de faire du Quetzal un resto où toute la cuisson est sur flamme nue, et qui sera le seul au Canada à être doté d’un comal. Quand enfin il trouve un exemplaire robuste, son coût équivaut à 7,50 $ (plus 800 $ de frais de transport à Toronto). Comme par magie, le projet est en branle.
Depuis la cour tachetée de soleil du luxueux hôtel Casa Oaxaca, nous regardons deux hommes transporter un thon de 30 kg sur une feuille de bananier comme on déplacerait un patient sur un brancard, avec autant de précautions qu’on peut charrier un poisson de 30 kg. Ils le placent devant le chef Ezequiel Hernández, qui dirige un comptoir de fruits de mer à Ensenada, en Basse-Californie. Ce dernier est ici pour servir des tacos à la foule du midi dans le cadre du festival gastronomique annuel El Saber del Sabor, qui attire en ville des cuisiniers de tout le pays. Son couteau ouvre le poisson, frôlant la colonne vertébrale telle la baguette d’un magicien, sans laisser de chair sur les arêtes pointues comme des aiguilles. Trois anafres (réchauds garnis de charbons ardents) sont recouverts de spathes de maïs en train de noircir. Mme Chomyshyn et M. Guajardo regardent de tous leurs yeux tandis qu’Hernández dispose des tranches de chair sur le maïs, le feu léchant les spathes et saisissant le thon en laissant l’intérieur cru. L’imposant chef, abondamment tatoué et dépassant facilement 1,80 m, garnit une rangée de tacos de riz sauté, de chepiche (semblable à la coriandre), de verdolaga (ou pourpier, qui rappelle le persil) et de quintonil (amarante hybride) puis y dépose des morceaux de poisson rosé. Le couple prend les assiettes qu’on lui tend et engloutit en silence ce qui constitue peut-être les tacos les plus savoureux de la planète.
Guajardo, comme Hernández, vient du Mexique : il a grandi à León, à huit heures au nord d’Oaxaca. Il a rencontré sa compagne il y a 13 ans à l’institut Le Cordon Bleu d’Ottawa et l’a depuis emmenée sept fois en voyage de recherche dans son pays natal, dont celui qui les a aidés à fonder La Catrina, leur entreprise de paletas, qu’ils exploitaient depuis leur appart de Saint-Henri, à Montréal. (La cuisine mexicaine leur tient tellement à cœur que leur chat, Tobala, tire son nom d’une variété de mezcal, et Guajardo a un agave tatoué sur le pouce.) Rien d’étonnant, donc, qu’après le dîner Guajardo aille offrir une tasse de mezcal à Hernández pour le remercier du repas et de l’inspiration.
Depuis des années, M. Guajardo et Mme Chomyshyn cherchent quelqu’un qui leur enseignerait la barbacoa traditionnelle, l’art de braiser la viande dans un foyer creusé dans le sol. C’est ainsi que nous nous retrouvons derrière La Cabaña del Valle, un resto au bord de l’autoroute à 20 minutes du centre historique d’Oaxaca. Le proprio, Poncho Carrizosa, en mocassins bateau et bermuda à motifs de palmier, accomplit ce rituel chaque week-end.
Au menu : une chèvre entière. Poncho montre au couple à assaisonner la viande de feuilles d’avocatier brûlées et à farcir l’estomac de la bête de jalapenos, d’oignons, d’ail et de menthe. Ils ajoutent de puissants chiles de árbol, pour le goût et la chance (comme des amulettes garantissant la qualité du repas), puis enveloppent l’animal dans d’épaisses feuilles de maguey (agave d’Amérique) et fourrent le tout dans une cage en fonte qu’ils descendent dans le feu. Carrizosa trace une croix dans le sol et récite une prière.
Le lendemain à l’aube, l’œil embrumé par le manque de caféine, nous retournons au foyer et retirons délicatement les paillassons et la terre qui retiennent la chaleur. L’air commence à se réchauffer. Nous déplions les feuilles d’agave, ce qui libère une odeur de viande légèrement épicée et de feu de la veille. La chèvre est si tendre que la chair se détache des os. Nous nous passons une assiette de viande salée et finissons par déjeuner de tacos de chèvre avec salsa, cristaux de sel croustillants, coriandre, jalapenos et lime. La viande a un goût plus fumé qu’elle aurait eu dans un four, et légèrement terreux à cause de la nuit qu’elle a passée sous terre, enveloppée d’aromates et de feuilles.
« On va faire la barbacoa samedi et la servir dimanche », affirme Mme Chomyshyn, mais la leur cuira dans leur four à bois, pas sous terre. Quelques marchands vendent encore de la barbacoa à leurs étals du Mercado 20 de Noviembre, au centre-ville, mais l’intérêt pour cette tradition s’est estompé à Oaxaca, et Poncho est ravi de l’enthousiasme du couple. « L’objectif du Quetzal est de partager le plus possible la culture mexicaine, explique Mme Chomyshyn. Le plus beau avec la cuisine, c’est qu’on peut apprendre sans fin. »
Nous quittons Oaxaca à l’aurore, filant dans la campagne par-delà sources thermales bleu glacé et villages colorés à flanc de montagne. Au loin, des colonnes de fumée signalent les minuscules distilleries de mezcal qui ont récemment mis Oaxaca sur la carte. Après 45 minutes, nous arrivons à la ville de Zimatlán de Álvarez (11 000 habitants), masse d’édifices stuqués bas et de rues poussiéreuses. Nous nous arrêtons devant un imposant portail noir qu’ouvre brusquement une sexagénaire menue en robe brodée écarlate et aux lunettes à monture argentée qui nous fait la bise.
Il s’agit de Juana Amaya Hernandez, chef de Mi Tierra Linda, qu’elle a ouvert il y a neuf ans parce qu’elle gagnait mal sa croûte comme avocate du gouvernement. Mi Tierra Linda se trouve dans une vaste cour exposée au vent, sous des drapeaux de l’État d’Oaxaca en papier de soie, avec un projet de fines herbes hydroponiques dans un coin. Les tables en bois du resto faisant face à la cuisine, les clients peuvent voir à l’œuvre cette experte ès moles, qui est devenue une vedette locale et enseigne son art à des chefs venus de partout apprendre dans sa cuisine. L’an dernier, en préparation pour le resto éphémère du Noma à Tulum, Rene Redzepi lui a rendu visite. « Je l’ai mis au boulot et il moulait à genoux », raconte-t-elle en riant. C’est pareil aujourd’hui : M. Guajardo fait des piles d’ingrédients (cannelle, amandes, chayotes, tomatilles) sur des plats et Mme Chomyshyn pèle des piments ancho, leur arôme de fruit séché émanant du bout de ses doigts tachés de rouge.
Le couple griffonne des notes à la hâte tandis que Mme Hernandez lui explique la technique. Les quantités n’ont pas cours ici ; il n’y a que des siècles de tradition familiale et d’intuition. « Ce qu’il y a de merveilleux quand on va dans un bon resto mexicain, c’est qu’on y garde les choses simples, affirme M. Guajardo. Seuls deux ou trois éléments sont visibles, mais la sauce peut contenir 38 ingrédients. » Les graines de sésame crépitent comme des Pop Rocks sur le comal, tandis que Mme Hernandez noircit des plantains sur l’anafre.
Cinq heures plus tard, cinq moles sont alignés comme des pots de peinture au doigt sur une des longues tables du resto. Les idées brillantes fusent entre M. Guajardo et Mme Chomyshyn : peut-être qu’ils serviront du mole le lundi, peut-être qu’ils mettront de la langue au mole coloradito à leur menu, peut-être qu’à Toronto on peut trouver des chiles de agua qui arrachent la bouche. Mme Hernandez désigne d’un geste énergique les plats d’oignons, de haricots verts, de queso et de poulet sur la table et annonce le début de la dégustation de moles de l’après-midi, pâles (mole verde et amarillo), foncé (negro) et entre les deux (almendrado et coloradito).
Le riche repas tout en sauces se clôt par une crème glacée au leche quemada y tuna : bols garnis de boules fuchsia vif et blanc laiteux (à base de figue de Barbarie, ou tuna). Comme bien des produits de la cuisine de Mme Hernandez, la leche quemada résulte d’un laborieux processus qui inclut le noircissement permanent d’une poêle sacrificielle, qui confère aux ingrédients lactés une saveur à la fois âcre et délicieuse. « Au Mexique, un dicton dit : “Ventre plein, cœur heureux”, alors bourrez-vous la panse », proclame Mme Hernandez. Ce ne sera pas un problème, je crois.
Arc-en-ciel de moles
- Almendrado —
Câpres, olives et jalapenos en escabèche équilibrent la richesse des amandes dans cette variante, souvent au poulet. - Coloradito —
Le plantain épaissit l’habituelle base d’ingrédients de cette variante sucrée-salée : fruits, noix, piments, chocolat et épices. - Amarillo —
Préparée sans fruits ni chocolat, cette variante orange vif a un fougueux côté piquant que rien de sucré ne vient apaiser. - Negro —
Tiges et graines de piments noircis (et une trentaine d’autres ingrédients) confèrent couleur et saveurs prononcées à cette version très foncée.