À la recherche des racines de la K-pop dans la rue Hongdae
En entrant dans une danse à la fois.
Les cheveux de Park Kyungwoong sont d’un violet qui ne sied qu’aux stars les plus tendance de la pop. Le jeune artiste, en jean noir moulant et veste démesurée stylée, est prêt à danser pour les dizaines de personnes venues l’encourager. Sa piste, quelques mètres à peine de trottoir, rétrécit à mesure que s’élargit le cercle d’amateurs ; en plus d’être la vedette du spectacle, il en est le technicien, et il pousse un gros haut-parleur en place. La liste de lecture du danseur est bourrée de chansons des plus grands noms de la pop sud-coréenne, connue à travers le monde sous le nom de K-pop grâce à des boy bands tels BTS et des girl groups comme Blackpink.
Le polyvalent interprète doit lancer la lecture et vite se mettre en position pour exécuter sa chorégraphie sur la piste de K-pop choisie, puis revenir dare-dare à son téléphone branché par câble audio avant le début de la prochaine chanson. Le public applaudit quand il réussit un coup de pied en hauteur, et les jeunes filles rougissent quand il leur fait un clin d’œil, même si toutes ont les yeux rivés à leur téléphone. Elles ne sont pas impolies, elles cherchent la prise de vue parfaite. Dans le quartier Hongdae, cœur de la culture de rue de Séoul où toutes sortes d’artistes rivalisent pour la gloire, une bonne vidéo sur YouTube est la meilleure source de crédit. Alors que l’attention internationale pour la K-pop monte en flèche, une version plus artisanale de cette industrie fait fureur dans ces rues, donnant un coup de pouce mondial aux perspectives d’avenir de Park Kyungwoong (de même qu’aux comptes de médias sociaux de ses fans).
C’est jeudi soir dans Hongdae, et la circulation piétonne s’intensifie dans les rues bondées fourmillant de distractions : étuis colorés pour téléphones à l’effigie de Charlie Brown, cônes de 30 cm de glace molle au thé vert, stand après stand de marchandises K-pop piratées, entre portes-clés à hologrammes de logos de groupes et toutous à l’image de stars populaires. Impossible d’ignorer l’amour sud-coréen pour les vedettes de la K-pop, dont les visages ornent les pubs qui tapissent les rues : Blackpink a visité telle boutique de lunettes de soleil, G-Dragon s’est fait tirer le tarot par telle cartomancienne, Bae Suzy préfère le poulet frit de tel bar. Mais on ne fait pas que dépenser ses wons durement gagnés. La rue Hongdae offre sur 500 m du divertissement gratuit jour et nuit : c’est l’endroit où voir les jeunes talents dont les visages pourraient bientôt être célèbres.
Peu importe qu’on sache que le boy band coréen BTS remplit les stades à travers le monde, qu’on ait regardé les vidéos record de l’imparable girl group Blackpink ou qu’on ait vu à la télé ou sur les flux des médias sociaux l’un ou l’autre de leurs rivaux de la K-pop, la Corée du Sud a réussi à bâtir l’une des industries musicales les plus influentes de l’heure. D’une valeur estimée à cinq milliards, le marché musical du pays est le sixième en importance au monde, derrière ceux de la France, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, du Japon et des États-Unis. Malgré une riche histoire musicale datant du IIIe siècle dans la péninsule coréenne, la scène pop moderne de Corée du Sud continue de mûrir, les spectacles de rue dans Hongdae, institution vieille de quelques décennies, soulignant ses liens avec son origine artisanale.
Le coup d’envoi de la K-pop a été donné au début des années 1990 par le trio Seo Taiji and Boys, qui mêlait le new jack swing, populaire à l’époque, avec les débits percutants du rap et de la pop accrocheuse. La popularité du groupe auprès des ados a incité les grandes maisons de disques à commercialiser le style avec des boy bands et girl groups ultra-proprets. À la fin de la décennie, des pionniers comme H.O.T., groupe léger à la New Kids on the Block, et le quartet féminin Fin.K.L, aux accents R&B-pop sirupeux, étaient devenus des trésors nationaux.
Alors que le genre décollait, Hongdae est aussi devenu un haut lieu de la musique indé et underground. Situé du côté ouest de Séoul, le quartier tire son nom d’une école du coin, l’université de Hongik. Artistes et musiciens en herbe s’y sont installés dans les années 1990 pour profiter des loyers modiques, du nombre croissant de salles de spectacle et d’une tonne de studios. Hongdae s’est depuis embourgeoisé, mais le quartier bat toujours au rythme de la musique. L’ascension de la K-pop depuis 10 ans (stimulée par la fameuse danse chevaline du mégasuccès de 2012 Gangnam Style, de Psy) a amené danseurs et aspirants à la célébrité pop à cohabiter avec les auteurs- compositeurs-interprètes, groupes hip-hop et rockeurs ayant envahi le quartier dans les années 1990.
En 2016, le gouvernement local est intervenu pour structurer le secteur avec un calendrier en ligne où les musiciens peuvent réserver des plages horaires. Les fans peuvent aussi consulter cet agenda pour suivre leurs préférés, même si la plupart se tiennent à jour sur les médias sociaux. Avec quelques 14 000 abonnés sur Instagram, Park Kyungwoong n’est pas une grande vedette, mais son spectacle attire des admirateurs dévoués (certains brandissant des pancartes maison comme celle vantant son « visage de génie ») et des curieux gagnés par les airs entraînants. Avant même de remarquer son visage découpé et les mouvements précis du danseur, ils auront entendu sa musique s’harmoniser avec les rythmes lourds jouant dans les boutiques du quartier. Un quart d’heure avant la fin de son bloc, l’artiste conclut et se tourne vers la longue file de fans patients, s’inclinant, les remerciant d’être là et posant pour des selfies éclairés aux néons des restos des environs. Il danse sur le trottoir ce soir, mais toute la planète pourra bientôt apprécier ses mouvements, pourvu que le public mette photos et vidéos en ligne, bien sûr : une relation mutuellement bénéfique, pour le prix d’un selfie.
Durant ces échanges, son petit sac à dos est ouvert aux billets et pièces de monnaie, mais ce que le danseur veut avant tout, c’est de faire voir l’affiche derrière lui, qui liste ses pseudos sur les médias sociaux. Dans Hongdae, chaque artiste possède une affiche qui liste ses comptes Instagram et YouTube, et souvent ses chaînes vidéos sur le réseau sud-coréen AfreecaTV. Augmenter son nombre d’abonnés entraîne contenu monétisé et visibilité accrue, et presque chaque spectateur enregistre du contenu sur un support ou un autre (du téléphone à l’appareil photo reflex numérique) pour ses propres chaînes. Tous ici ont le même objectif : faire une vidéo virale qui leur amènera des tonnes de vues et propulsera la carrière de l’artiste.
Aujourd’hui se relaient par blocs de deux heures jusqu’à quatre artistes de rue, qui se produisent à quelques mètres les uns des autres sur la rue Hongdae. En plus des reprises chorégraphiées de Park Kyungwoong, il y a un pianiste à la voix rauque qui fait des reprises à la sauce folk et une bruyante troupe de danse féminine avec animatrice de foule hurlante. Le lendemain, les mêmes petites scènes rondes accueillent un concours, diffusé en direct, de qui peut avaler deux popsicles le plus vite (recette divertissante pour un gel du cerveau), ainsi qu’un duo de guitaristes qui amène les spectateurs à agiter leurs cellulaires comme des briquets au son de reprises soft rock.
Tous ici ont le même objectif : faire une vidéo virale qui leur amènera des tonnes de vues et propulsera la carrière de l’artiste.
Tous les soirs, les artistes de rue espèrent capter l’attention du public et enregistrer la vidéo qui pourrait leur valoir un contrat d’enregistrement. La clé est de bien combiner spectacle sans interruption, bons choix musicaux, échange de plaisanteries avec le public et foules qui enterrent les haut-parleurs des autres artistes. Le boys band A.C.E est la preuve que la rue peut déboucher sur la gloire : avant de faire leurs débuts sous l’égide de l’agence de spectacles K-pop Beat Interactive et de Sony Music, ses membres Jun, Donghun, Wow, Byeongkwan et Chan ont commencé leur carrière comme groupe de rue connu dans tout Séoul pour ses reprises chorégraphiées de pièces à succès. La vidéo la plus populaire du quintette sur YouTube a été enregistrée sur la rue Hongdae en 2016, quand il a joué les singles I Need U et Dope de BTS sur une chaîne stéréo à plusieurs éléments, avec d’habiles mouvements de danse et en tenues d’été aux couleurs contrastées. La vidéo vue plus de 4,7 millions de fois illustre la nature artisanale de la scène de rue. Comme Park Kyungwoong, les gars doivent lancer la lecture avant de prendre position et déplacer les câbles en pleine performance pour ne pas trébucher, désagréments devenus apprentissages pour leur future carrière. « Je ne pensais pas que ce serait si utile, dit le chanteur Donghun. Une fois lancés, on a réalisé qu’on savait déjà ce que les gens aimaient et comment susciter les bonnes réactions. »
Quelques soirs après Park Kyungwoong, LadyB prend la rue d’assaut. Devant des photographes massés comme si le trottoir était un tapis rouge hollywoodien, ce groupe de cinq danseuses débarque en tenues d’un blanc immaculé. LadyB danse sur des tubes de girl groups de K-pop, roulant au sol sur les airs sensuels et soufflant des baisers lors des joyeuses chansons d’amour. Le quintette n’a pas de représentation officielle, mais après le spectacle, les filles savent parfaitement poser pour les photographes comme si c’étaient des paparazzis. Elles parlent aux fans qui veulent prendre un cliché ou leur donner des cadeaux, par exemple des vêtements griffés, qu’elles acceptent avec moult remerciements et un salut avant de passer au prochain admirateur.
Le temps doux fait de cette Mecque de la culture de rue un endroit idéal pour veiller dehors, et ce ne semble pas être un problème que les derniers artistes dépassent la limite fixée à 22 h. Ceux que Hongdae a rendus célèbres affirment que chanter et danser si près du public permet des liens plus profonds. « C’est un tout autre langage », selon Kim Byeongkwan, un des principaux danseurs d’A.C.E. Le langage de cet écosystème fait d’interdépendance et de pop englobe ce que les artistes présentent au public, mais aussi ce que celui-ci leur redonne. D’ailleurs, quand on a voulu construire une scène plus grande il y a quelques années, les artistes se sont plaints : ça les éloignait du public. Regarder les artistes de rue de Hongdae révèle rapidement une communauté musicale complexe et unie, aussi divertissante que touchante. Alors que l’influence mondiale de la K-pop grandit, c’est le moment d’aller prendre un selfie. Ne soyez pas gêné, car les publications, les likes et les partages font beaucoup de millage : ils font le tour du monde.