À la chasse aux icebergs du Canada atlantique
Ils sont gigantesques, ont énormément voyagé et sont très, très vieux. Et le meilleur endroit pour les voir cet été est au large de Terre-Neuve-et-Labrador.
Il n’y a littéralement pas de plus grand présage du printemps que l’apparition d’icebergs au large des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador, dans l’Atlantique Nord. Telles des volées d’oiseaux migrateurs, ils s’annoncent en mai, à la fin de leur périple de deux ou trois ans depuis le Groenland, mais n’arrivent pas sans bruit. En les approchant suffisamment, vous entendrez le crépitement et le pétillement de 10 000 ans de glaciation fondant à contrecœur au soleil. « C’est le bruit de 1000 chats qui feulent », selon l’expression du capitaine Barry Rogers, chasseur professionnel d’icebergs.
M. Rogers, barbe grise, regard perçant, nombreuses rides rieuses, observe de près les icebergs depuis 22 ans qu’il est propriétaire d’Iceberg Quest Ocean Tours, à St. John’s. Mais sa fascination pour ces gigantesques fragments de glacier remonte à son enfance à Twillingate, une île au large de l’île. Ce marin de cinquième génération a été bercé par les récits d’exploits océaniques et des explorateurs de l’Arctique, tel Bob Bartlett, de Brigus (Terre-Neuve), survivant de 12 naufrages. Son père et son grand-père étaient capitaines de navire, et au coin du feu, ils devisaient de violentes tempêtes et d’icebergs colossaux.
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« La période la plus joyeuse était le printemps, raconte M. Rogers, lorsque je me rendais sur les promontoires pour guetter les icebergs. Le soir, on en voyait dériver le long de ce que les gens appellent aujourd’hui l’allée des icebergs. Puis le lendemain au lever, ils avaient disparu. Leur beauté et leur ampleur m’ont marqué à jamais. »
M. Rogers dit qu’il était destiné à gagner sa vie sur l’océan, à partager avec des visiteurs du monde entier son éternelle passion pour ces monolithes nordiques. Les icebergs attirent autant par ici que les milliers de rorquals à bosse qui reviennent chaque printemps pour se nourrir de capelan et de krill. Repérer des baleines est bien souvent une joie qui s’ajoute à celle de la chasse aux icebergs.
Inévitablement, les gens lui posent des questions sur le Titanic. À la barre du Capo de Espera, M. Rogers y répond de bonne grâce. Même la plus fréquente, « Quelle était la taille de l’iceberg qui l’a fait couler ? » le fait sourire. « Les passagers n’ont sans doute pas trop eu le temps d’y penser. Mais un iceberg n’a pas besoin d’être très gros pour causer beaucoup de tort. » De gros blocs se détachent, ce qui provoque des remous (« Quand un iceberg s’effondre, c’est 60 t de glace qui tombent d’une hauteur d’environ 30 m »), et des morceaux se détachent bien sûr aussi du fond (« Imaginez-vous un objet de la taille d’une maison qui jaillirait à 150 m d’un navire sans prévenir ; voilà qui vous donnera une idée du danger que ça peut représenter »).
M. Rogers préfère les jours de brouillard, lorsqu’il est le seul à savoir qu’il y a un iceberg droit devant jusqu’à ce que, soudainement, il arrête le bateau et qu’un énorme éclat de glace s’illumine dans le brouillard. « Les réactions dont j’ai été témoin vont du rire nerveux aux larmes. Un mystère et un émerveillement entourent ces glaces anciennes, dont aucune n’est semblable à l’autre. »
« Les icebergs sont imprévisibles, énormes et spectaculaires. Venus de loin, témoins de notre dernière ère glaciaire, ils voyagent plus au sud ici que partout ailleurs dans l’hémisphère Nord. » – Stephen Bruneau
Il y a aussi la crainte, alimentée par les changements climatiques, que cesse un jour cette incroyable migration. L’augmentation du détachement des icebergs du Groenland appauvrit les inlandsis de l’Arctique. De plus, une nouvelle étude de chercheurs australiens montre que la fonte des icebergs est plus rapide qu’on ne le croyait. Les scientifiques restent à l’affût.
Stephen Bruneau, professeur associé à la faculté d’ingénierie et de sciences appliquées de l’Université Memorial de Terre-Neuve, ne s’inquiète pas de l’extinction des icebergs dans un proche avenir. « Il y a encore beaucoup de glace au Groenland, et beaucoup de neige qui s’y dépose. » Il ajoute qu’il est difficile de mesurer l’effet des changements climatiques sur le phénomène des icebergs au large de la côte est du Canada, par rapport à tant d’autres variables changeantes, notamment les courants océaniques et la direction des vents.
Comme M. Rogers, le Pr Bruneau a hérité de la fascination de son père pour les icebergs. Ce dernier, ingénieur en génie océanique, a participé au tout premier remorquage d’icebergs au monde, mis sur pied pour sécuriser l’exploration pétrolière et gazière en redirigeant leur trajectoire. Devenu glaciologue, le Pr Bruneau se passionne encore pour les icebergs. « Le premier de l’année provoque toujours une sensation forte. Même si vous en avez vu des milliers, vous ressentez toujours un frisson d’excitation. »
Le Pr Bruneau a trouvé sa vocation d’expert en icebergs lorsque, frustré par un reportage inexact à leur sujet, il a écrit une lettre au journal local, qui a débouché sur un dépliant, puis sur un guide. Il a vécu des moments inoubliables, dont le vêlage d’un iceberg. « Le craquement ressemble au bruit d’un canon et les mouvements semblent être au ralenti. Le temps que ce soit terminé, l’iceberg peut passer d’un objet ressemblant à un château médiéval à une nappe de gravats et de débris, s’étendant dans toutes les directions. »
Pour vivre les derniers instants d’un iceberg, il faut aller à Terre-Neuve-et-Labrador, selon M. Rogers. « C’est un des derniers lieux accessibles pour les observer. » À l’instar du Pr Bruneau, il se voit en intendant de l’océan, et transmet un savoir et une appréciation d’un phénomène qui, comme tant de choses dans la nature, est une merveille. À bord de ses cinq navires, les clients sont invités à savourer une boisson à base d’eau pure d’iceberg, du gin au Screech (« tout bon bateau d’excursion à Terre-Neuve a sa bouteille de Screech à bord »), sur des glaçons tirés directement de l’océan. « Où, sinon ici, peut-on voir et goûter quelque chose de préhistorique et en parler longtemps après ? » demande M. Rogers.
Dans les formes
- Tabulaire. Côtés abrupts et sommet en plateau
- Pointu. Avec au moins une flèche ou une pyramide
- Érodé. En forme de U et pointu de chaque côté
- En dôme. Lisse et arrondi sur le dessus
- Biseauté. Vertical, abrupt d’un côté, faible pente de l’autre
- En bloc. Sommet plat avec flancs abrupts
Les icebergs en chiffres
- 5382 Surface, en pieds carrés (soit 500 m2), que doit couvrir un iceberg pour s’appeler ainsi. Il doit aussi émerger de plus de 4,8 m et faire au moins 30 m d’épaisseur
- 40 000 Nombre d’icebergs se détachant de glaciers du Groenland chaque année. Entre 400 et 800 d’entre eux parviennent au sud de Terre-Neuve-et-Labrador
- 10 000 à 15 000 Âge de la glace d’un iceberg moyen
- 10% Portion visible d’un iceberg. Les 90 % restants se cachent sous la surface et constituent un danger pour les navires (d’où l’expression « la pointe de l’iceberg »).