Pour savoir ce qu’est le genièvre, allons de bar en bar à Rotterdam
Notre reporter s’est perché sur bien des tabourets pour apprendre à boire du genièvre tel un Néerlandais.
Je ne sais plus dans quel bar près de l’élégante gare centrale de Rotterdam je suis entré à mon arrivée, mais le genièvre que j’y ai bu était sans doute un Bols, exemple de ce que plus tard j’apprendrais être un jonge jenever, ou jeune genièvre : un alcool blanc avec une pointe de doux pétrole au nez. Je pensais qu’il serait âpre, à l’instar d’une rakia serbe ou de certains brennivíns islandais maison, mais il y avait plutôt un petit peu de malt et une trace de sucré, un goût à peine végétal. Et même si l’apparence et l’odeur étaient celles du gin, ça tenait un peu d’un whisky, d’un bon, de ceux qu’on garde un moment en bouche avant de les déguster.
Laphroaig m’a initié aux plaisirs des purs malts, et je suis venu au gin par la voie du Gibson (gin, vermouth sec, oignon grelot mariné). Au fil des ans, mon goût pour ces deux eaux-de-vie n’a fait que croître, et là je trouvais une boisson qui semblait réunir leurs meilleurs attributs. Je remarquai que les résidents calaient leur genièvre, tel un expresso des Pays-Bas. Moi, je sirotais et savourais le mien. Avant même de terminer mon verre et de rentrer à l’hôtel, j’avais décidé que mon séjour allait désormais me servir à en savoir le plus possible sur cet ancêtre néerlandais du gin que bien peu de mixologues connaissent en Amérique du Nord.
Le genièvre a été inventé comme potion médicinale dans la Hollande du dix-septième siècle, dans l’idée de tirer avantage des propriétés diurétiques des baies de genièvre, mais il est vite devenu populaire pour son effet enivrant. Les Britanniques en ont immédiatement entendu parler et se sont mis à en importer sous le nom de schiedam, du nom de la ville située tout près de Rotterdam où on le distillait à l’origine. (Puis ils ont ajouté de la coriandre, pour présenter le résultat comme une nouvelle boisson, le gin, et le vendre plus cher.) Aujourd’hui, la législation européenne limite l’appellation de genièvre aux Pays-Bas, à la Belgique et à quelques régions de France et d’Allemagne (hors d’Europe, chacun peut en fabriquer, et pas mal de distilleries au Québec le font).
J’ai fait mon premier arrêt à Barrelproof, que Google me disait être l’un des magasins d’alcools les plus cool en ville. Google avait raison. Pas loin du Markthal et de la gare de Rotterdam-Blaak, au centre-ville, le petit commerce lumineux débordait de gins et genièvres locaux produits en petits lots. La première question que j’ai posée à la dame au comptoir portait sur la bouteille la plus intrigante, en verre fumé et ornée d’une kyrielle de zigzags blancs. Vu son nom pas trop néerlandais (Bobby’s), je me suis dit que ce devait être une importation. « En fait, c’est un produit de Sebastiaan, m’a répondu la vendeuse. C’est sa compagnie. »
Malgré son anonymat dans bien des parties du monde, j’ai appris que le genièvre compte à Rotterdam, où tout le monde a un lien avec lui. Plus tard, je me suis entretenu avec le fondateur de la marque Bobby’s Dry Gin, Sebastiaan van Bokkel, qui m’a raconté que son gin (et son genièvre, développé par après) dérivait d’une recette de son grand-père indonésien, Jacobus (Bobby) Alfons. M. Alfons concoctait son genièvre du cru dans des bouteilles recyclées avec des ingrédients indonésiens courants, tels que cannelle, clous de girofle, coriandre, citronnelle et cubèbe, recette que son petit-fils suit encore. Celui-ci m’a appris la façon néerlandaise normale de boire l’élixir (« On remplit le verre à ras bord, on aspire le trop-plein, puis on sirote le reste ») et m’a initié au kopstoot (rasade de genièvre suivie d’une bière en rince-gueule), dont le nom signifie « coup de boule ».
J’ai compris que si je voulais connaître toute l’histoire, je devais me rendre à Schiedam, berceau du genièvre. Oui, c’est une autre ville, mais c’est à seulement quelques stations de métro, et il y a un musée officiel du genièvre dont on m’a dit que ce serait le meilleur endroit où poursuivre mes recherches. Mais je me suis égaré dans les rues, désertes en ce dimanche, de ce bourg encore très dix-septième siècle, et me suis retrouvé à la Jeneverie ’t Spul.
Mes yeux ont mis un peu de temps à s’habituer à la relative noirceur. Ce n’est qu’après m’être assis et avoir demandé au barman un verre d’un truc que je ne trouverais pas dans un bar du centre-ville de Rotterdam que j’ai vraiment vu les étagères. Sur toute la longueur du bar, du sol au plafond, elles contenaient un demi-millier de bouteilles de divers genièvres.
Le barman (et proprio), Robert van Klaarwater, s’est avéré être l’historien du genièvre que je cherchais. Je lui ai dit ce que j’avais déjà bu, ce qui n’était que des jonge jenever, alors il m’en a servi un oude (vieux), plus moelleux. Alors que je le savourais, il m’a expliqué que « vieux » ne veut pas dire que le genièvre est vieilli, mais plutôt qu’on l’a distillé à l’ancienne. Dans la tradition néerlandaise, les jonge jenever, qui peuvent être vieillis, sont distillés à partir d’un maximum de 15 % de moutwijn, ou « vin de malt » (le reste étant de l’alcool rectifié), alors que 15 % est le minimum pour les oude jenever. (Dans les deux cas, le degré d’alcool doit être de 35 %.) M. van Klaarwater m’a ensuite servi un korenwijn, qu’on distille à partir d’un maximum de 70 % de moutwijn (un peu comme pour les genièvres au dix-septième siècle) et qu’on élève souvent en fûts, d’où l’ambré du whisky et un large profil de saveurs. Enfin, j’ai essayé un moutwijn jenever, qu’on distille à 100 % à partir de « vin de malt », généralement plus fort (environ 40 % d’alcool) et plus savoureux.
Je suis resté longtemps sur mon tabouret. Il y a un minimusée du genièvre au fond du bar, composé d’artefacts que M. van Klaarwater a amassés au fil des ans, par exemple du matériel promotionnel de marques du dix-neuvième et du vingtième siècle et divers outils de distillateur (j’en étais à mon septième genièvre environ quand j’y suis passé, alors ma mémoire vacille). J’ai fini par aller au musée officiel du genièvre, à quelques rues de là. Il loge dans une ancienne distillerie qui a l’air d’être restée intacte depuis le dix-septième siècle. On y trouve des trucs chouettes, dont des mignonnettes de genièvre à la boutique-cadeaux, mais tout ce que j’avais besoin de savoir sur le genièvre, je l’ai appris au bar de M. van Klaarwater.
Un moment donné, j’ai voulu savoir ce que celui-ci avait à dire du grand potentiel que je voyais pour le genièvre dans l’univers du cocktail. Il a été franc : « On met beaucoup de travail et d’énergie à fabriquer un alcool. Et le distillateur, s’il est bon, ne veut pas que son labeur soit noyé dans un cocktail. »
Sauf que j’aime les cocktails. Alors, quelques semaines après mon retour des Pays-Bas, j’ai commandé un manhattan au genièvre au bar Canon de Seattle, à l’éclairage tamisé. C’est là que j’ai réalisé que ce n’était pas qu’un délire de voyage : le genièvre est vraiment fantastique, et pas juste en kopstoot. Je ne sais ni le type ni la marque du genièvre que le barman de Seattle a utilisé dans mon manhattan. Il n’en avait jamais fait et s’est lancé à fond dans la préparation, prenant çà et là diverses bouteilles sur les étagères à éclairage ponctuel pour adapter mon drink aux propriétés du genièvre. Je sais qu’il a ajouté un trait d’amer à la noix, un moment donné.
Ma boisson prête, il l’a déposée devant moi et a attendu, me regardant prendre une gorgée, puis une deuxième. J’ai dû émettre un petit son, parce que mon voisin m’a demandé ce que je buvais. Je le lui ai dit et lui ai offert une gorgée. Il a lui aussi émis un petit son et en a commandé un. Le barman rayonnait. Je suis resté encore un peu (le Canon est un bar agréable), mais à mon départ on ne savait pas encore si ce cocktail au genièvre porterait mon nom ou celui du barman.
Cet article publié à l’origine en février 2022 a été mis à jour en avril 2023.
Sur Place
Rotterdam
Où loger
Dormez dans une chambre Wikkelboat, durable et flottante amarrée à un port du centre-ville, avec terrasse et jacuzzi extérieur. C’est assez privé pour préserver l’intimité, mais un coup d’œil par le hublot ou une séance sur le pont vous met au cœur de l’animation urbaine. Si vous êtes d’humeur sociable, vous pouvez même inviter à boire les gens qui traversent la passerelle voisine et vous saluent de la main.
Où boire
Il y a du choix. En plus de la Jeneverie ’t Spul, essayez le 1714, à Schiedam, pour l’ambiance branchée et le menu qui va du sashimi au steak de faux-filet, The Rumah, minuscule établissement du centre-ville qui veut offrir « un nouvel éclairage sur les vieilles traditions de Rotterdam », et le Botanero, un resto-bar à thème latino-américain avec une vaste sélection de genièvres, qu’on ajoutera, sur demande, à votre cocktail de plage préféré.
Quoi faire
Admirez l’architecture. Rotterdam a été rasée par les Allemands le 10 mai 1940 ; plutôt que de réparer et de revitaliser, les édiles ont décidé de combler les canaux avec les ruines et de tout rebâtir à neuf. Il en est résulté l’un des plus remarquables exemples d’architecture du vingtième et du vingt et unième siècle au monde. Parmi les joyaux, la gare centrale élancée de 2014, les kubuswoningen, ou maisons cubiques, construites en 1980, qui ont l’air de petits buissons en béton bien entretenus, et le Markthal moderne, marché central orné d’une murale intérieure de 1,1 ha qui représente des fruits et légumes de couleurs sursaturées, et dont les parois voûtées abritent condos et appartements.
Où manger
François Geurds Restaurant, doté d’un laboratoire de saveurs, est blotti sous un viaduc du quartier Hofbogen et propose une salle à manger privée dans un jardin suspendu au plafond. Menu du jour créatif, carte des vins exhaustive où l’on trouve plus de 170 champagnes : le chef néerlandais François Geurds vous servira un repas mémorable. Demandez qu’on vous montre la boîte à sel, qui contient 12 types de sel tout à fait différents pouvant optimiser votre expérience.