Randonnée dans les Cantons–de–l’Est: la vie secrète des petites bêtes

Sans laisser de trace sur les sentiers forestiers et de montagne qui sillonnent les Cantons–de–l’Est, au Québec, suivez la piste de la faune de plus en plus présente dans la région.

Dans une forêt mixte d’arbres à feuilles caduques et de conifères, j’écoute les trilles d’un troglodyte des forêts qui se trouve non loin et le croassement des grenouilles en observant la prouesse architecturale qui me bloque le chemin : un lac calme semble suspendu à la hauteur des yeux. Ce n’est pas une illusion d’un David Blaine devenu naturaliste ; l’eau est retenue par un solide barrage de castor, sa surface immobile comme étayée par des branches d’arbres coupées et de la boue. Le barrage a modifié l’écosystème forestier de cette zone en la transformant en milieu humide complexe qui attire canards, hérons et martins–pêcheurs qui autrement passeraient leur chemin. Mais les rongeurs–bâtisseurs qui l’ont construit brillent par leur absence.

10 septembre 2021
Étang Fullerton Québec
Marchez vers l’étang Fullerton par le sentier de l’Étang de 8,8 km, dans la réserve naturelle des Montagnes–Vertes.

Les Cantons–de–l’Est, qui commencent à environ 100 km au sud–est de Montréal, sont d’une biodiversité parmi les plus riches de la province. Cette région verdoyante de 13 000 km2 jalonnée de vertes montagnes vallonnées, de sentiers pédestres, de villages pittoresques et de vignobles m’a aussi vue grandir, et j’ai acheté il y a peu une maison à West Brome, à la lisière sud–ouest de la région. Après plus de 30 ans à apprécier et à explorer les étendues sauvages de chez moi, j’ai décidé de convertir mon affection en connaissances pouvant aider à les protéger à long terme. Prendre contact avec Corridor appalachien, organisme qui œuvre à protéger la partie des Appalaches qui s’étend des montagnes Vertes du Vermont aux monts Sutton montérégiens, m’a semblé un bon point de départ, et c’est ainsi que j’ai atterri dans cette zone humide boisée en compagnie de Clément Robidoux, son directeur de la conservation. Le terrain privé de 125 ha où nous sommes a récemment été acquis par Corridor appalachien et sera maintenant protégé à perpétuité d’éventuels développements ; il s’ajoute aux plus de 150 km2 de l’organisme, si l’on tient compte des 80 km2 de la réserve naturelle des Montagnes–Vertes de Conservation de la nature Canada, le plus vaste territoire protégé en terres privées à l’est de la Saskatchewan.

À lire: Voici comment le plogging sauve le monde, un entraînement à la fois

nénuphar en fleur
Un nénuphar en fleur.
Clément Robidoux, directeur de la conservation de Corridor appalachien
Clément Robidoux, directeur de la conservation de Corridor appalachien.

Brisant à peine le rythme de la conversation, M. Robidoux désigne des fientes de gélinotte huppée (un oiseau de taille moyenne au joli mohawk) en expliquant que cette espèce survit à l’hiver dans des trous qu’elle creuse dans la neige. Sur ces terres, il a aussi vu des traces de mammifères au domaine vital étendu, tels que lynx, ours, orignaux et pékans. Une grande partie de ce que son équipe et lui savent sur les bêtes qui fréquentent les territoires qu’ils travaillent à protéger tient aux indices de leur présence plutôt qu’à des observations en bonne et due forme, dit–il. Ils consignent traces, barrages, marques sur les arbres et, comme c’est le cas ici, excréments.

La biodiversité des Cantons–de–l’Est fluctue avec l’extension graduelle vers le nord, de 30 à 45 km par décennie, de l’aire vitale d’espèces de mammifères, de reptiles et d’oiseaux à cause des changements climatiques. Corridor appalachien a mis sur pied un réseau de 17 organismes régionaux de conservation de part et d’autre de la frontière pour protéger le corridor naturel de la chaîne de montagnes, du centre du Vermont à Orford, au Québec. C’est que les animaux ne partagent pas notre concept de frontières nationales (même s’il existe une bande large de 6 m dénudée d’arbres le long de celle entre le Canada et les États–Unis). Par conséquent, ce genre d’initiative de conservation sans frontières, qui relie des régions par de vastes corridors naturels inhabités, sert de police d’assurance qui garantit que les écosystèmes, et les espèces qui en font partie, s’adaptent à la crise climatique. Puisque les animaux doivent contourner les Grands Lacs dans leur déplacement vers le nord, le Québec et la Nouvelle–Angleterre pourraient devenir une sorte d’autoroute faunique, et il faut des liens entre les territoires pour qu’ils migrent en sécurité. On ne parle pas d’un avenir éventuel : des espèces communes dans le sud des États–Unis, comme l’opossum, ont commencé ces dernières années à se pointer le bout du museau chez nous. Ces changements font que, pour l’organisme, les observations citoyennes (des résidents comme des visiteurs) sont d’une grande aide.

À lire: Enfoncez‑vous dans la nature grâce à nos meilleurs articles sur la planète sauvage

le bétail paissant dans le champ
Des vaches Highland résidentes au Diable Vert.

Si Corridor appalachien évalue la biodiversité d’un terrain avant de l’acquérir, l’organisme utilise aussi les infos citoyennes soumises au moyen d’applis de cartographie du monde naturel comme iNaturalist ainsi que celles colligées par des groupes bénévoles de pisteurs pour étoffer ses données. C’est une des façons capitales dont on peut contribuer, en apprenant à repérer les signes de vie animale sur le millier de kilomètres de sentiers de randonnée de la région. Corridor appalachien gère un réseau de sentiers sur le mont Singer, dans la réserve naturelle des Montagnes–Vertes. De plus, en 2019, après près de 10 ans de lutte contre un projet de promotion immobilière au mont Foster, à Bolton–Ouest, l’organisme a fait l’acquisition de la montagne. Ses sentiers pédestres ouvriront au public l’été prochain, après avoir été savamment dessinés pour limiter les coupes d’arbres et éviter les aires écologiques sensibles, et permettront de voir jusqu’au Vermont depuis le sommet de 713 m.

Grenouille fullerton étang
Une grenouille du Nord au bord de l’étang Fullerton.
chalet à la forêt d'érable Québec
L’Ours – l’une des neuf cabanes Pod en bois local et écologique du Diable Vert – se trouve à l’orée d’une érablière.

Pour me préparer à cette excursion sur ce qui est redevenu mon terrain de jeu, j’ai suivi une formation de pistage en ligne animée par Isabelle Grégoire et Louise Gratton, de la Fiducie foncière de la vallée Ruiter, partenaire de Corridor appalachien. Sur Zoom, Mme Grégoire a expliqué l’importance d’éviter tout contact avec les animaux. Elle a comparé l’observation de la faune dans son habitat naturel à la rencontre inopinée d’un étranger en route vers le frigo ; l’expérience pourrait le faire fuir d’importantes sources de nourriture et d’eau. Pendant le cours de trois heures, nous avons appris à identifier diverses traces et à interpréter ce que les patrons de déplacement racontent.

Je sais désormais repérer des marques de dents et de griffes sur les arbres, être à l’affût des déjections et des touffes de poil laissées aux branches et identifier les quatre principaux types de pistes. Les marcheurs placent une patte ou un sabot devant l’autre, comme le cerf ou le renard (Mme Grégoire nous fait visualiser le déhanchement de mannequin de ce dernier). Les ambleurs comme la moufette laissent des pistes doubles côte à côte, alors que les bondisseurs comme l’hermine font deux marques parallèles, leurs pattes arrière atterrissant dans l’empreinte de leurs pattes avant. Quant aux agiles galopeurs, ils laissent en sautillant deux grandes empreintes à l’avant et deux petites à l’arrière, comme le lièvre.

À lire: L’endroit le plus calme du Canada

randonnée avec des chiens
Suivez la piste au Diable Vert, qui offre des sentiers ouverts aux chiens.

Ayant hâte de mettre en pratique mes nouvelles connaissances, je m’enregistre à la station de montagne Au Diable Vert, nichée dans le sud des monts Sutton, à environ 25 km de mon village natal de Frelighsburg. Depuis son ouverture il y a 22 ans, l’endroit vise à limiter l’incidence anthropique, à coexister en harmonie avec la flore et la faune. Alors que je traverse le site en direction de mon refuge pod digne d’un Hobbit (un des 32 hébergements quatre saisons d’Au Diable Vert), le panorama des montagnes Vertes du Vermont me coupe le souffle. Je connais ces collines et vallées depuis toujours, mais je n’ai jamais vu le corridor coupé à blanc entre le Canada et les États–Unis aussi nettement.

Une fois mon sac de couchage et mon réchaud sortis, je retrouve le copropriétaire Jeremy Fontana dans une des voiturettes tout–terrain qui servent à amener les visiteurs du stationnement à leur hébergement (voitures et VR ne sont pas autorisés). Sur le sentier qui descend vers la rivière Missisquoi, il me dit qu’on lui demande souvent où voir des animaux sur le domaine de 230 ha. À l’instar de M. Robidoux, il croit qu’il vaut mieux qu’ils passent inaperçus. « Comme dans n’importe quel secteur en santé, ils sont là, mais on les voit rarement. » Les pistes, toutefois, abondent : des empreintes d’au moins 20 espèces, par exemple coyote, lynx et cerf, ont été repérées sur le site et le public est encouragé à ouvrir l’œil en randonnant sur les 22 km de sentiers privés qui sont reliés aux 212 km gérés par l’organisme de rando Les Sentiers de l’Estrie.

coquilles
Clément Robidoux de Corridor appalachien montrant des restes de coquilles d’œufs de tortue.
Diable Vert
Une campeuse profite du lever du soleil au Diable Vert.

À notre arrivée sur la berge, M. Fontana indique les visiteurs qui descendent le faible courant en kayak ou sur des planches à pagaie et des tripes. Mais ce que nous sommes vraiment venus voir, c’est le lieu où, chaque printemps, il relâche de 2000 à 3000 truites brunes dans la rivière pour soutenir la population indigène (plus sélective dans son alimentation que sa célèbre cousine arc–en–ciel et, du coup, moins dommageable pour l’écosystème). Au cours de l’année qui vient, il prévoit aussi planter des asclépiades et 12 autres espèces de plantes à fleurs le long des rives pour nourrir les populations de monarques migrateurs qui ont fléchi depuis 10 ans. « L’entreprise dépend de la nature, alors nous avons la responsabilité sociale de nous assurer de la préserver et de redonner. »

image d'un lac et un tronc d'arbre flottant.
Les nénuphars d’un marais sur des terres protégées par Corridor appalachien.

Ce soir–là, alors que le ciel vire au rose derrière le mont North Jay Peak, de l’autre côté de la frontière, j’allume un feu dans le foyer devant mon refuge, j’ouvre une bière et je me branche à iNaturalist sur mon cell pour vérifier quels animaux ont été observés, afin de préparer ma journée de randonnée et de pistage du lendemain. Je regarde ces paysages de mon enfance avec l’impression de les redécouvrir d’un œil neuf, et je songe à ce qui est là mais hors de vue. Au loin, je remarque la tranchée sans arbre, une mince cicatrice sur la cime arrondie et boisée de la montagne. Je me demande combien de créatures rôdent autour en ce moment, la traversent sans savoir, guidées par leur instinct, vers des territoires de plus en plus liés et protégés. Je me demande combien encore viendront.

À lire: Voyager au présent

Paradis Perché une cabane dans les arbres
Jeremy Fontana, copropriétaire d’Au Diable Vert, à l’étage du Paradis Perché.

Pas à pas: identifiez les quatre principaux types de pistes.

illustration de marques de pas.
   Illustration de Salini Perera
  1. Marcheurs 

    (cerf, renard, orignal)

  2. Ambleurs 

    (mouffette, raton laveur, opossum)

  3. Bondisseurs 

    (hermine, pékan, loutre)

  4. Galopeurs 

    (lièvre, écureuil, tamia rayé)

Sur place

Cantons–de–l’Est, Québec

Vue de la nature et du soleil dans une tente.

Au Diable Vert

Les activités sans moteur, tel le VéloVolant d’arbre en arbre, sont reines ici, sauf quand vient le temps d’observer les étoiles. En 2018, cette station quatre–saisons a ouvert, avec National Geographic, le premier planétarium avec réalité augmentée au monde, où l’on peut voir des spectacles narrés par des astronomes, installé dans l’amphithéâtre en plein air.

Les Sentiers de l’Estrie

Grâce à 212 km de sentiers serpentant dans les Cantons–de–l’Est, cet OBNL offre aux avides randonneurs des points de vue inouïs sur les monts Sutton, Écho et Singer, entre autres. Laissez pitou à la maison (les chiens ne sont pas admis) et assurez–vous de ne laisser aucune trace lorsque vous explorez les forêts diversifiées de la région.

Pint à l'Abordage

À l’Abordage

Sirotez au soleil une ale de style britannique ou américain sur la terrasse de cette microbrasserie de Sutton après une randonnée automnale, ou dans le bar à la déco nautique après le ski. Grilled cheese et poutine au canard du lac Brome s’accordent autant avec une IPA fruitée qu’une ale brune au malt torréfié.