Visitez des distilleries de whisky à Islay, en Écosse

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Cet article sur le Whisky écossais – la boisson du pays – intitulé « D’orge et déjà » a été publié à l’origine dans le numéro d’avril 2017 d’Air Canada enRoute.

« Y a–t–il un brave ? » Mickey Heads, gérant de la distillerie Ardbeg, vient de plonger ce qu’on pourrait décrire comme une chope pendue à une corde dans les entrailles humides d’un washback de 230 hl (Un baril géant servant à la fabrication du whisky écossais) et de la ressortir à moitié pleine. C’est ainsi qu’on jauge à la fois le caractère du wash, résultat de la première fermentation de l’orge qui, après distillation, deviendra du whisky, et celui des Canadiens senteux qui viennent fouiner dans votre distillerie. Je ne me qualifierais pas de brave, mais je suis assurément curieux. Le liquide est mousseux, opaque et tiède de sa propre fermentation, les arômes de levure sont capiteux. Le goût rappelle celui d’une bière rustique, au léger sucré de céréale, et laisse à peine deviner les puissantes saveurs tourbées du produit final.

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01 avril 2017
Barils de whisky à l'entrepôt Ardbeg à Islay, Écosse
Le whisky vieillit lentement dans l’entrepôt d’Ardbeg.
Les dunes de la plage de la baie Machir
Les dunes de la plage de la baie Machir donnent sur l’Atlantique Nord.
Un alambic en cuivre dans la distillerie Ardbeg
Un alambic en cuivre dans la distillerie Ardbeg.

Malgré sa faible densité de population (environ 5 hab./km2), la petite île écossaise d’Islay (prononcez « aïla »), dans les Hébrides, compte 11 distilleries produisant certains des scotchs les plus prisés au monde. Les trois plus illustres, Ardbeg, Laphroaig et Lagavulin, sont à distance de marche titubante l’une de l’autre sur la côte sud. Vu leur concentration, je pensais les trouver en concurrence féroce, mais en pleine renaissance du whisky on a plutôt un sentiment de destinée commune.

Je fais la connaissance de la barmaid Emma McFarlane à l’Ardview Inn, le moins frelaté des deux pubs du village méridional de Port Ellen (800 habitants). Son mari est brasseur à Laphroaig. Sa belle–mère travaille à Kilchoman et sa belle–sœur est relationniste pour Bruichladdich. Le whisky favori de Mme McFarlane ? Elle hésite à peine, se retournant un instant pour jeter un œil au mur de bouteilles luisantes derrière elle : « Le Bowmore Darkest est mon préféré de l’heure. » Et elle a choisi de se marier à Ardbeg.

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La cour de la distillerie Ardbeg est recouverte de fûts de whisky
Gordon Covell à Islay Woollen Mill
Dans la cour, des fûts seront remplis de whisky.
À Islay Woollen Mill, près de Bridgend, Gordon Covell fabrique tweeds, foulards et couvertures sur ses métiers à tisser victoriens.
Vue aérienne de la distillerie Ardbeg au bord de l'eau
La distillerie Ardbeg, fondée en 1851, à 3,5 km à l’est de Port Ellen.
Ian Laurie fait une pause à l'Ardview Inn
Langoustines, tourteau et huîtres du loch Gruinart
Ian Laurie, proprio du seul kiosque à journaux de Port Ellen, prend une pause à l’Ardview Inn.
Langoustines, tourteau et huîtres du loch Gruinart : la cuisine locale sort de sa coquille à l’Islay Hotel.

Après quelques flatteries, elle me fait découvrir une sélection d’alcools locaux : quelques eaux–de–vie modernes et florales produites dans les terres et au nord, ainsi que les whiskys merveilleusement fumés du sud (voir dessus). Le temps qui suspend son vol est un cliché éculé (au même titre que les futurs amoureux qui se croisent du regard dans une pièce bondée), mais néanmoins indéniable. Je me rappelle la première fois où j’ai goûté un whisky d’Islay, et cette impression que le reste du monde s’estompait, le temps de me concentrer sur ce que je ressentais en bouche : fumée, beurre et caramel brûlé, mais aussi plein d’impressions hors du domaine du goût… iode, goudron, cuir gras, cordages de chalutage ?

Descendant la rue principale de Port Ellen, je songe que même par temps gris Islay n’a pas l’air morne. C’est comme si elle était la source de son propre et étrange éclat, les nuages réfléchissant la douce lueur de l’île. Je hume des traces de fumée de tourbe de la malterie de Port Ellen, où l’orge de la majorité des whiskys de l’île germe et est légèrement grillée, mêlées à la brise saline de la baie Leodamais. En quelque sorte, je marche dans la palette de goûts des whiskys d’Islay.

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Craig Archibald ramasse des huîtres de la mer
Craig Archibald a la production d’huîtres d’Islay bien en main.
Deux alambics en cuivre d’Ardbeg
Ces deux alambics en cuivre d’Ardbeg produisent annuellement 12 500 hl de whisky.
Cheminées de maltage jumelles à Ardbeg
Les cheminées jumelles de la malterie désaffectée s’élèvent au–dessus de la distillerie.

Dans la salle à manger de l’Islay Hotel, établissement charmant et simplement aménagé rebâti en 2011 à l’image de l’auberge qui se trouvait là jadis, il est évident qu’Islay a été mal servie par la réputation internationale de l’Écosse pour des plats tels que haggis et pizza frite. Le repas offre un survol des abondantes richesses de la région : une assiette de fruits de mer débordant de pétoncles, de langoustines, d’huîtres du loch Gruinart au nord, de moules et de pinces de crabe charnues, suivie d’une poitrine de pigeon saignante, à peine poêlée, et d’une joue de bœuf braisée presque ridiculement copieuse avec céleri–rave décliné de deux façons : grillé au charbon de bois et en purée. Un pré, ciel et marée d’Écosse à son meilleur. Le bar de l’hôtel propose une des plus vastes sélections de whiskys de l’île, dont de nombreuses bouteilles qui ne sont plus produites depuis longtemps. Un verre d’Ardbeg Dark Cove est le digestif parfait : tout chocolat, fumée et poivre noir, une note de mincemeat en fin de bouche.

Une assiette de petit-déjeuner écossais traditionnel
Un portrait de Gibby MacCalman
Faites le plein d’un copieux déjeuner écossais avant une randonnée dans les landes.
Gibby MacCalman vient du village d’Ardbeg, autrefois sis près de la distillerie.

« Oh, c’est génial, c’est fantastique, je vais en rapporter chez moi pour en mettre dans mon porridge. » Lize–Gwen Moran, qui a pour tâche d’empêcher un marais ou une brebis de m’avaler, prend une gorgée à la bouteille d’eau que nous avons remplie au loch Uigeadail, ses yeux pétillants et espiègles s’écarquillant encore davantage. Même si le loch est la seule source en eau du whisky Ardbeg, la distillerie est tenue de la purifier (« On ne sait jamais quand un mouton va y tomber », blague Mme Moran), alors on a mis un comprimé Aquatabs par précaution. Elle me tend la bouteille et je prends une gorgée. Ça goûte l’eau pure et fraîche, un peu l’herbe, peut–être.

En droit écossais, le droit de passage, même sur des terrains privés, est codifié à titre de « droit d’accès à la nature », et notre balade de 3 km au départ de la côte nous a fait traverser des champs agricoles, croiser de mignons agneaux Blackface cabriolant sous le regard vigilant de leur mère et sillonner landes et bruyères égayées d’explosions de jonquilles et d’ajoncs jaune d’or. Je m’arrête pour me requinquer avec un sandwich au fromage et une gorgée de Perpetuum, une cuvée anniversaire d’Ardbeg qui sert de carburant improvisé pour la route, avant de descendre dans l’enchevêtrement de bois écossais médiévaux, où noisetiers et bouleaux s’accrochent au profil du terrain pour se protéger des vents salins de l’Atlantique qui malmènent l’île.

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Une brebis paissant avec sa progéniture à Islay, en Écosse
La région est propice aux bêêêles rencontres.
Mickey Heads tenant un verre de whisky au bord de l'eau
La salle à manger de l’Islay Hotel
L’esprit des lieux : Mickey Heads teste le produit final.
La salle à manger de l’Islay Hotel.

De retour à la distillerie le soir suivant, je repense à la notion de temps, mais d’une autre façon. « Ça, c’est vraiment spécial », précise Mickey en me servant un liquide couleur de miel brûlé. Il le verse d’une des 400 bouteilles d’un assemblage issu de deux barriques de chêne américain imprégnées de xérès oloroso, respectivement encavées en 1974 et en 1975 : un whisky plus âgé que moi. Mickey et moi déambulons à la brunante, parmi des rangées et des rangées de barriques, entre les bâtiments chaulés à hautes fenêtres qui abritent la distillerie. L’atmosphère qui s’en dégage est sacrée, mais accueillante. « C’est drôle, constate Mickey. J’ai 58 ans. Certains des whiskys que j’élabore aujourd’hui, je n’aurai jamais la chance d’y goûter à maturité. » C’est dit sans mélancolie.

Alors que je le sirote, il me vient à l’esprit que goûter un whisky est d’habitude un geste très personnel, très intime. Mais ici, dans Islay, c’est comme si le pouls du reste du monde ralentissait pour s’accorder au rythme local, qui laisse à chacun le temps d’apprécier les choses, pas pour fuir la réalité, mais plutôt pour exprimer la vie. Le temps écoulé, le temps qui passe, le temps qui ralentit. « Un dernier pour la route ? » offre Mickey, et qui suis–je pour refuser ? Je m’enfonce dans la nuit, verre à la main. Le whisky est puissant, et puissamment ìleach, mais raffiné par l’âge. Il est doux, élégant, caressant. Cette fois, le temps suit son cours, car ici le rythme de la vie est parfait.

Paysage d’Islay près de Kildalton
Paysage d’Islay près de Kildalton.

Les secrets du whisky d’Islay

  1. Formées au fil des millénaires, les tourbières d’Islay se composent d’herbe, de sphaigne, d’algues, de terre, de coquillages et plus. Le lent fumage du malt (orge germée) au feu de tourbe lui donne maintes saveurs essentielles.

  2. Les distilleries puisent leur eau dans les lochs et rivières à proximité, qui coulent sur un paysage de tourbe et de bruyère.

  3. Un alambic en cuivre traditionnel élimine les impuretés et affine le distillat. La plupart des whiskys sont distillés deux fois.

  4. Le chêne américain au premier remplissage et les fûts à bourbon au deuxième confèrent des notes épicées et florales ; des fûts ayant contenu du xérès ou parfois du vin ajoutent du bouquet.

  5. Les entrepôts de nombreuses distilleries sont au bord de mer, ce qui donne au whisky une vigueur marine.